Jean-Baptiste Malenge, OMI

La troisième lettre encyclique du Saint-Père François, sur la fraternité et l’amitié sociale, résonne comme une explicitation de la conception de l’Eglise « famille de Dieu ». Nous y appartenons comme des frères et des sœurs. Le Saint Pape Jean-Paul II l’a exprimé dans l’exhortation postsynodale Ecclesia in Africa donnée à Yaoundé, au Cameroun, le 14 septembre 1995, dans la suite du Synode spécial des évêques pour l’Afrique tenu à Rome en 1994. La nouvelle encyclique résonne aussi comme l’explicitation de la mission d’évangélisation à accomplir en vue de la paix, de la justice et de la réconciliation, suivant l’exhortation postsynodale Africae Munus du Saint-Père Benoît XVI donnée à Ouidah, au Bénin, le 19 novembre 2011, dans la suite du deuxième Synode spécial des évêques pour l’Afrique tenu à Rome en 2009.

La mission de la fraternité universelle peut aussi s’entendre comme celle de la « famille » fondée par Saint Eugène de Mazenod. D’après les mots du Pape, la mission sera de bâtir une « fraternité ouverte qui permet de reconnaître, de valoriser et d’aimer chaque personne indépendamment de la proximité physique, peu importe où elle est née ou habite » (Fratelli Tutti, 1).

Dans la famille de Dieu

Le Saint-Père entame son encyclique par des observations montrant des « manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres » (Fratelli Tutti, 6). En Afrique, on épinglerait des entorses à la « solidarité africaine », tendance spontanée qui fait courir ou qui fait appeler au secours du prochain. On peut rétorquer que cette solidarité est « fermée » dans bien des cas. L’évangélisation consistera ainsi à ouvrir à l’universel. Que ceux qui se reconnaissent du même sang dans la filiation à un ancêtre commun remontent jusqu’à Dieu et au sang du Christ auquel ils communient et par lequel tous sont sauvés.

Lorsque se tient le Synode des évêques en 1994 à Rome, sur le continent africain se perpètre le « génocide » du Rwanda. Le Saint-Père Jean-Paul II sera donc bien inspiré pour en appeler à élargir à l’Eglise et à l’humanité l’idée de la « famille » : « Non seulement le Synode a parlé de l’inculturation, mais il l’a appliquée en prenant, pour l’évangélisation de l’Afrique, l’idée-force de l’Église Famille de Dieu. Les Pères y ont vu une expression particulièrement appropriée de la nature de l’Église pour l’Afrique. L’image, en effet, met l’accent sur l’attention à l’autre, la solidarité, la chaleur des relations, l’accueil, le dialogue et la confiance. La nouvelle évangélisation visera donc à édifier l’Église Famille, en excluant tout ethnocentrisme et tout particularisme excessif, en prônant la réconciliation et une vraie communion entre les différentes ethnies, en favorisant la solidarité et le partage en ce qui concerne le personnel et les ressources entre Églises particulières, sans considérations indues d’ordre ethnique » (Ecclesia in Africa, 63).

Le premier « Synode africain » compara aussi l’Eglise au Bon Samaritain allant au secours de l’Afrique, cet homme blessé, abandonné au bord du chemin par des brigands.

Le Bon Samaritain

Le deuxième « Synode africain » réuni par le Pape Benoît XVI en 2009 prolongea l’image de l’homme blessé : « La mémoire de l’Afrique garde le souvenir douloureux des cicatrices laissées par les luttes fratricides entre les ethnies, par l’esclavage et par la colonisation. » (Africae Munus, 9). Le Pape reconnut la figure du Bon Samaritain dans le Seigneur Jésus lui-même et dans l’Eglise. Le deuxième Synode se consacra ainsi à la question de la paix, de la justice et de la réconciliation.

Une décennie plus tard, on peut entendre l’appel du Saint-Père François comme une proposition pour la solution radicale : la fraternité. C’est une histoire qui se répète que celle des brigands et du Bon Samaritain. Et pour le Pape, « il importe peu à l’amour que le frère blessé soit d’ici ou de là-bas » (Fratelli Tutti, 62). Pour François, la parabole du Bon Samaritain « est un texte qui nous invite à raviver notre vocation de citoyens de nos pays respectifs et du monde entier, bâtisseurs d’un nouveau lien social. C’est un appel toujours nouveau, même s’il se présente comme la loi fondamentale de notre être : que la société poursuive la promotion du bien commun et, à partir de cet objectif, reconstruise inlassablement son ordonnancement politique et social, son réseau de relations, son projet humain ». (Fratelli Tutti, 66).

L’exhortation post-synodale Africae munus porte des appels en faveur du bien commun et esquisse de principaux champs d’apostolat : L’Église comme présence du Christ, le monde de l’éducation, le monde de la santé et le monde de l’information et de la communication. Mais voilà que l’encyclique sociale de François peut utilement rappeler à l’Afrique et au monde le sens même de la bonne politique pour l’homme d’aujourd’hui, dans l’ère de la mondialisation.

Evangéliser la politique

François plaide bien pour l’accueil des migrants comme signe de l’ouverture pour des pays d’Occident. Mais les Etats africains peuvent bien tirer profit des enseignements du Pape sur la bonne politique pour « reconnaître chaque être humain comme un frère ou une soeur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde » (Fratelli Tutti, 180). Pour François, « il s’agit de progresser vers un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale » (Fratelli Tutti, 180).

Et si l’Eglise avait aussi dans son mandat missionnaire de proposer une bonne politique ! Les Etats africains postcoloniaux, réunissant de fait divers peuples, ethnies, clans ou familles, doivent résoudre le défi de la cohésion pour faire naître une conscience patriotique. L’ouverture au multipartisme semble avoir paradoxalement ouvert le champ à la division, à l’effritement d’un début d’unité que la lutte commune contre le colonisateur avait apparemment engendrée. Comment obtenir une cohésion des identités tribales légitimes ? Comment créer le sens  de « l’esprit de communion humaine » ?

Or, bien des conférences épiscopales et bien des diocèses ont maintes fois stigmatisé le « tribalisme » dans la société et dans l’Eglise. Les Eglises d’Afrique se rendent parfois bien « populaires » en investissant le champ de la « mission prophétique » comme critique contre les politiques. Mais si les Eglises pouvaient prêcher par l’exemple ! Le prophétisme de l’Eglise et de la vie consacrée est parfois démystifié par des divisions ethniques.

Le Pape s’inspire de Saint François d’Assise qui « a semé la paix partout et côtoyé les pauvres, les abandonnés, les malades, les marginalisés, les derniers » (Fratelli Tutti, 2). C’est un défi pour l’Eglise. Les fils et filles de Saint Eugène de Mazenod devraient le relever.

Un « esprit commun » dans la famille mazenodienne

Fidèles à la démarche « pastorale » de Saint Eugène de Mazenod, les missionnaires oblats de Marie Immaculée d’aujourd’hui et tous ceux et toutes celles qui sont dans la « famille mazenodienne », peuvent s’inspirer de leur « charisme fondateur » pour prêcher la fraternité universelle et pour en être des témoins. Eugène de Mazenod a fondé sa congrégation pour évangéliser les pauvres, les plus abandonnés. Il rejoint le Seigneur lui-même, mais il s’inspirait aussi des saints, dont il avait une grande dévotion. « Brûlant d’amour pour le Christ et son Eglise », Eugène de Mazenod « fut bouleversé par l’état d’abandon du peuple de Dieu ». Il réunit autour de lui quelques prêtres pleins de zèle comme lui et les entraîna d’abord à « vivre ensemble comme des frères », dans un « esprit commun », sous la même Règle. Il organisa des « missions populaires ». Il s’adressa aux pauvres dans leur langue. La dignité des pauvres, il voulut la restaurer. Aujourd’hui encore, « les peuples croupissent dans la crasse ignorance de tout ce qui regarde leur salut » (Préface des Constitutions et Règles).

De son vivant, le fondateur des Oblats envoya des missionnaires à l’étranger, et il vit ainsi la famille religieuse s’engager comme réellement missionnaire, c’est-à-dire internationale, pour étendre le Royaume de Dieu partout, selon le vœu du Seigneur lui-même. Aujourd’hui la congrégation cultive la conscience de développer « le sens de l’Eglise et du caractère international de la famille oblate » (R 137 c).

Lors du congrès international sur le charisme oblat organisé en 2015 en visioconférence (alors que la pandémie du coronavirus n’avait pas encore vulgarisé le télétravail), les deux sites d’Afrique tenus à Kinshasa (RD Congo, francophone) et à Cedara (Afrique du Sud, anglophone) avaient bien donné une image de l’internationalité de la congrégation sur le continent africain. Après l’ère missionnaire, les pauvres et les plus abandonnés d’Afrique attendent aussi de voir des « frères » réunis au-delà de la diversité multiculturelle, pluriethnique et pluriraciale. Les fils d’Eugène de Mazenod ne le sont pas pour eux-mêmes. Ils le sont pour être témoins de l’amour fraternel dans l’humanité déchirée par bien des brigands et pour faire rêver ainsi d’une nouvelle alliance dans le Royaume de Dieu. Aujourd’hui déjà.