1. La corrélation entre action et contemplation avant le XIXE siècle
  2. Action et contemplation dans la vie et les oeuvres d’Eugène de Mazenod
  3. Action et contemplation dans la congrégation de 1861 à nos jours
  4. Vers une synthèse personnelle de la question

Cet article sur une des valeurs de la spiritualité oblate d’hier et d’aujourd’hui traite d’un sujet d’une importance extrême tant pour le caractère missionnaire de la Congrégation que pour l’Oblat soucieux de vivre aussi fidèlement que possible la vocation qu’il a reçue. La question est la suivante: comment établir un équilibre entre l’action dans laquelle nous devons nous engager et la recherche de la contemplation qui fait partie intégrante de l’appel universel à la sainteté?

Peu d’Oblats ont de la difficulté à saisir le sens du mot action. Dès l’origine de la Congrégation, nous avons été des missionnaires dans tous les sens du mot. La communauté apostolique est un trait essentiel et indéniable du charisme et du caractère des Oblats.

Le mot «contemplation» a, par contre, un sens beaucoup plus incertain, non seulement pour les Oblats, mais pour pratiquement tout le monde. Tout au long de l’histoire de l’Église, la contemplation a fait l’objet d’hypothèses fort divergentes. La première partie de cet article s’efforcera donc d’identifier certaines significations afin de discerner de façon plus juste leurs rapports avec notre mission.

La corrélation entre action et contemplation avant le XIXE siècle
Le mot contemplation n’existe pas comme tel dans l’Écriture Sainte. Lorsque les théologiens cherchent dans la Bible des traces de ce qu’on entend en général par contemplation, ils nous parlent habituellement de connaissance de Dieu, en particulier de la connaissance spirituelle du croyant. La notion de contemplation se rapproche alors de la vision, de la prophétie ou de l’expérience d’une révélation particulière [1].

Cependant, nombre d’éléments se rattachant au sens que l’on donne à ce terme de nos jours se retrouvent dans des expressions bibliques: par exemple, «qui vient», «qui écoute», «qui aime», «qui regarde», «me voici» [2]. On découvre dans l’Écriture des exemples de contemplation qu’aucun mot ne désigne nommément. Quand, par exemple, au sein de toute l’activité qui entoure la naissance du Christ, Luc écrit: «Quant à Marie, elle retenait tous ces événements et les méditait dans son coeur» (2, 19), il parle peut-être de la contemplation, par Marie, du mystère de l’Incarnation. Marc se réfère probablement à la contemplation de Jésus quand, dans le contexte d’une activité intense, il note: «Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s’en alla dans un lieu désert; là, il priait» (1, 35).

Le mot grec pour contemplation est theoria dont le sens premier indique l’action de regarder avec émerveillement et délice un spectacle, tel un défilé ou une cérémonie religieuse. Par extension, il peut s’appliquer à la méditation, à la réflexion ou au raisonnement philosophique. Le terme latin contemplatio est un dérivé de templum qui, à l’origine, désignait un endroit indiqué par les augures pour l’observation des présages. Sous sa forme verbale, il indique ainsi la concentration soit des yeux, soit de l’esprit. Dans les deux langues, le mot contemplation revêt une nuance mystique quand il signifie voir Dieu avec les yeux du coeur.

Durant l’époque patristique [3], l’école d’Alexandrie semble avoir été la première à mettre action et contemplation en corrélation dans le contexte de la vie spirituelle. Toutefois, tant chez Clément que chez Origène, on trouve une certaine hiérarchie entre les notions: l’une est inférieure à l’autre et un passage pour y arriver. Origène est le premier à présenter Marthe et Marie aussi bien que Pierre et Jean comme des exemples de vie active et vie contemplative.

Saint Augustin propose trois manières différentes de comprendre la vie active et la vie contemplative. Ici-bas, nous vivons la vie active, alors que nous sommes destinés à la vie contemplative dans l’éternité. En ce sens, il y a une séparation radicale entre les deux. L’évêque d’Hippone les voit aussi comme deux aspects, deux fonctions ou deux forces dans la vie de tout chrétien. Ces forces peuvent entrer en conflit dans la mesure où, à un moment donné, certaines actions sont incompatibles avec la contemplation. Toutefois, il y a quelque chose des deux habituellement à l’oeuvre dans l’ensemble de l’existence humaine. C’est dans ce contexte qu’il parle de la supériorité objective de la contemplation sur l’action. Subjectivement, cependant, et en termes de modes de vie habituels, Augustin présente trois genres de vie chrétienne authentique: la contemplation ou l’étude paisible de la vérité, l’engagement actif dans la gestion des affaires humaines et une combinaison des deux, une certaine vie mixte.

Saint Grégoire le Grand développe les vues d’Augustin avec la nuance suivante: la vie active comporte la mise en oeuvre directe des vertus morales (justice, tempérance, force, etc.) ainsi que les oeuvres corporelles de miséricorde (nourrir les affamés, éduquer les ignorants, soigner les malades, etc.). Dans ce contexte, elle correspond à ce que plus tard les théologiens appelleront la voie purgative et la voie illuminative. La vie contemplative, d’autre part, se caractérise par l’action des vertus théologales et constitue ainsi la voie unitive décrite subséquemment par les scolastiques. Plus que ses prédécesseurs, Grégoire maintient que la vie contemplative est pour tous, sans considération de classe ni de vocation. Il considère les deux genres de vie comme des étapes normales dans la croissance spirituelle de chacun et admet ainsi la possibilité de la contemplation pour tous.

Saint Thomas approfondit la théologie de saint Grégoire et de saint Augustin [4]. D’une part, il voit dans la vie active et la vie contemplative deux états de vie, d’où la division des instituts religieux en actifs et contemplatifs. Il considère, d’autre part, l’action et la contemplation comme des aspects, des fonctions et des forces intrinsèques dans le contexte du développement d’un individu. Trois sortes de relations sont alors possibles entre l’action et la contemplation: l’action peut disposer à la contemplation; l’une peut alterner avec l’autre; l’action peut découler de la contemplation. L’action a ainsi une valeur d’ascèse par rapport à la grâce mystique de la contemplation. L’action peut aussi avoir une valeur spiritualisante propre en tant qu’expression d’amour pour Dieu et le prochain dans l’apostolat. Vue de cette façon, la dimension active de la vie met l’accent sur l’ascèse, le comportement et le côté pratique; son aspect contemplatif, lui, souligne son caractère mystique, esthétique et spéculatif. Selon Thomas d’Aquin, qui s’inspire, dans sa définition de la contemplation, du charisme de l’Ordre des Prêcheurs, le but de celle-ci serait de partager ses fruits avec d’autres par l’intermédiaire de quelque activité: contemplata aliis tradere (communiquer aux autres ce qu’on a contemplé) [5].

Saint Ignace de Loyola révolutionne complètement la théologie et la pratique de la vie active ou apostolique en même temps que ses rapports avec la vie intérieure. De plus, il utilise les termes de méditation et de contemplation d’une manière différente de celle de ses prédécesseurs. La méditation consiste à réfléchir très activement sur un point d’évangile; par contre, la contemplation met l’accent sur la participation à une scène d’évangile en essayant d’imaginer, de voir, de sentir, etc., ce qui se passait au temps de Jésus. Ainsi, bien que plus réceptive et affective que la méditation, la contemplation, pour lui, demeure hautement discursive, c’est-à-dire active [6].

Saint Jean de la Croix pénètre au coeur même de la question. À la suite de saint Grégoire de Nysse, du Pseudo-Denys, des mystiques rhéno-flamands, de l’auteur du Nuage de l’inconnaissance, etc., Jean fait ressortir que la contemplation, du point de vue de Dieu, est l’action immédiate et directe, transformante et purifiante du Père, du Fils et de l’Esprit en nous [7]. Du côté de l’être humain, elle consiste en un état d’ouverture amoureuse à l’intimité divine et d’abandon de soi à l’amour de Dieu. Ainsi, la contemplation résume toutes les formes de la prière discursive en même temps qu’elle s’en distingue radicalement. Pour le docteur mystique, la manière thomiste aussi bien qu’ignacienne d’aborder la contemplation serait de nature fondamentalement discursive. Pour Jean de la Croix, non seulement la vie contemplative doit-elle favoriser la contemplation, mais la contemplation de Dieu en est la seule raison d’être. Chaque détail de la vie contemplative tire son sens de ce vers quoi elle tend: «rester amoureusement en présence du Bien-Aimé» [8].

Action et contemplation dans la vie et les oeuvres d’Eugène de Mazenod

Lorsque Charles Joseph Eugène de Mazenod entre en scène, les notions indiquées plus haut sur la contemplation et ses rapports avec l’action étaient répandues. Dans l’Église, les deux mots recevaient, selon les traditions, des interprétations diverses qui n’étaient pas toutes immédiatement réconciliables.

Chez le Fondateur, le mot contemplation ne faisait pas précisément partie du vocabulaire de tous les jours. Il l’employait, en fait, extrêmement rarement. La question qu’on a fini par désigner comme celle de l’action et de la contemplation est, néanmoins, partout présente dans sa vie et dans ses écrits. Les principaux textes où il emploie le mot contemplation sont ceux des Constitutions et Règles de 1818, 1826 et 1853.

Comment le Fondateur vivait-il et comprenait-il alors le problème de l’action et de la contemplation? Autrement dit, comment envisageait-il la question de l’équilibre harmonieux entre vie extérieure et vie intérieure, entre les exigences du ministère et les observances d’une vie religieuse régulière, entre l’aide à apporter aux autres et la sanctification personnelle?

1. ADOLESCENT ET JEUNE ADULTE

C’est à Venise, où il vécut de 1794 à 1797 [9], au cours des longues sessions qu’il passa avec son mentor Don Bartolo Zinelli, que se posa véritablement et pour la première fois à Eugène une partie de la question de l’action et de la contemplation. Don Bartolo était membre de la Société des Pères de la Foi (Paccanaristes) [10], un groupe de prêtres désireux de se faire jésuites quand la Compagnie serait canoniquement rétablie. Sa spiritualité était donc surtout ignacienne. Le prêtre établit pour son jeune disciple un programme de vie de type monastique. Outre les cours, l’étude et la récréation, un temps déterminé était assigné à la prière, qui comprenait non seulement des formules à réciter, mais aussi des temps de méditation silencieuse et probablement une forme simplifiée de contemplation ignacienne. Cela allait de pair avec un régime ascétique strict. Eugène jeûnait tous les vendredis et trois fois par semaine pendant le carême. Tous les samedis, il dormait sur le sol de pierre avec une simple couverture. Il passait même certaines nuits allongé sur un lit de bûches. Eugène se mit à cette discipline, à cette frugalité et à cette régularité avec l’aisance d’un poisson dans l’eau. Le régime était rigoureux et exigeant, mais devant le défi le jeune homme se sentait tout naturellement dans son élément.

Vint ensuite une année de dissipation à Naples, suivie d’une vie de luxe à Palerme, de 1799 à 1802 [11]. En Sicile, un fait intéressant retient l’attention. Extérieurement, son train de vie était exactement à l’opposé de celui de Venise. Il goûtait pleinement le confort princier et le prestige éclatant dont jouissait la famille Cannizzaro. Le comte de Mazenod, comme il aimait qu’on l’appelle, dormait dans des appartements somptueux, savourait des mets raffinés, avait même une villa et des serviteurs à sa disposition. C’était la grande vie des milieux aristocratiques. À dix-huit ans, il passait de longues heures à étudier l’héraldique et la généalogie avec l’espoir de remonter aux origines de sa noblesse. Eugène goûtait beaucoup la compagnie de la princesse Marie-Amélie ainsi que les galas de la haute société sicilienne.

Pourtant, vivre au milieu de tant de richesses, de plaisirs et de prestige éveilla chez le jeune de Mazenod le sentiment d’un certain vide. Ses mémoires en fournissent un exemple concret: l’incident de la Sainte-Rosalie, fête patronale de Palerme. Le contexte de ce passage laisse entendre toutefois que les sentiments qu’il exprime n’étaient pas isolés; ils s’inséraient dans une prise de conscience qui le tenaillait: «[…] chose singulière! Quand je me trouve au milieu de cette dissipation, du bruit des instruments et de cette joie toute mondaine, mon coeur se resserre, la tristesse s’empare de moi, et je choisis un lieu écarté ou séparé de tout ce monde qui me paraît fou; je me livre à des pensées sérieuses, mélancoliques même, au point d’être tenté de pleurer […] Je n’étais pas dans mon élément. Je me trouvais comme forcément dans le monde. Il n’avait point d’attrait pour moi. Je condamnais cette dissipation dont j’étais le témoin; elle répugnait à tous les sentiments de mon âme, qui aspirait à une tout autre joie. Plus la dissipation des autres était grande, plus le contraste était violent et dominait toutes mes affections. Voilà comment je m’explique à moi-même cet étrange phénomène» [12].

Eugène n’était pas schizoïde. Il n’avait pas la double personnalité du jouisseur d’une part et de l’ascète inflexible d’autre part. Comme tout jeune homme normal, le comte de Mazenod se sentait attiré par la vie, mais le créé commençait à lui ouvrir le coeur à l’Incréé. Le fini le rendait de plus en plus conscient de l’Infini [13].

En 1802, Eugène regagnait la France, où commençait un nouveau chapitre de sa vie. C’est alors que le vendredi saint 27 mars 1807, il fit une rencontre profondément personnelle et émouvante du Sauveur crucifié. Entre autres effets, cette expérience de conversion a eu une portée considérable en réconciliant sa vie extérieure avec sa vie intérieure. Cela ne veut pas dire que, à ce moment, le problème de l’action et de la contemplation ait été, en théorie ou en pratique, résolu. Non. Mais son ministère et sa prière acquirent un caractère radicalement personnel. Dès lors, les deux aspirations de sa vie convergèrent directement sur la personne de Jésus avec une affection intime. Eugène avait toujours aimé le Christ. Cet amour revêtait désormais une intensité et une amplitude toutes nouvelles.

2. SAINT-SULPICE

Les années que le jeune de Mazenod a passées, de 1808 à 1812, à Saint-Sulpice ont été décisives en ce qui concerne la question de l’action et de la contemplation. Le service des autres sous ses divers aspects et une vie intérieure intense y trouvèrent un cadre théologique. À Saint-Sulpice, le Fondateur acquit l’une des meilleures formations ecclésiastiques offertes en France à son époque. Quant à la théologie ascétique et mystique et à sa pratique, il fut sans aucun doute profondément imprégné de la spiritualité de l’école française [14].

Pour ce qui est de la corrélation entre le ministère et la prière, c’est probablement le point de vue sulpicien sur la contemplation qui lui fut exposé. Nous ne possédons pas ses notes de cours sur le sujet, mais nous pouvons raisonnablement supposer qu’on lui inculqua ce qu’on entendait par contemplation «naturelle et surnaturelle», «acquise et infuse» [15]. Selon toute vraisemblance, on lui enseigna aussi «les actes de la contemplation»: la prière, la lecture et la méditation [16].

À Saint-Sulpice, Eugène apprit en outre qu’il n’était pas seul à s’efforcer de comprendre et de dénouer la tension qui caractérisait ses tentatives frustrantes d’équilibrer l’action et la contemplation. Il se trouvait aux prises avec un problème universel. Tous avaient des difficultés semblables, chacun selon son expérience et son charisme.

Au cours de ces quatre années, le Fondateur en vint probablement à identifier le mot contemplation avec tout ce qui touche à une vie spirituelle ou intérieure dynamique. Le point de vue thomiste classique lui fit, en outre, voir dans les fruits de la contemplation, c’est-à-dire ceux qu’il a pu recueillir au cours de l’étude, de la méditation et de la prière, des dons à utiliser directement au profit des autres.

Vue sous cet éclairage, une vie apostolique véritable serait nécessairement une vie mixte: un alliage d’action et de contemplation. Grâce à la doctrine scolastique, les vérités apprises avec Don Bartolo, éprouvées à Palerme et assimilées lors de sa conversion en 1807 trouvaient un contexte théologique de mise en pratique.

Néanmoins, deux facteurs en particulier rendaient ce contexte inadéquat, en dépit de la valeur qu’il pouvait avoir. D’abord, il ne fournissait pas aux intéressés le moyen de parvenir à l’harmonie désirée. Sans doute enseignait-on qu’une activité remplie de zèle doit être compatible avec une contemplation intense, puisque de nombreux saints les avaient conciliées; mais, pour la plupart, la solution pratique semblait consister à s’appliquer tantôt à l’une, tantôt à l’autre, de façon parallèle. De plus, cette approche scolastique s’enracinait dans un problème plus profond: la théologie de l’époque s’inspirait encore d’une vue foncièrement statique du monde, avec ses dichotomies fondamentales entre le naturel et le surnaturel, le corps et l’âme, la matière et l’esprit. Ainsi, tout ce qui était extérieur, physique ou actif était perçu comme une menace pour tout ce qui est intérieur, spirituel ou contemplatif.

3. HESITATIONS ENTRE LA VIE APOSTOLIQUE ET LA VIE MONASTIQUE

Eugène de Mazenod fut ordonné prêtre le 21 décembre 1811 et retourna en Provence en octobre 1812. En mars de l’année suivante, il était engagé à fond dans ses premières initiatives apostoliques, qui comprenaient des instructions simples en provençal aux pauvres de la région et la fondation de l’Association de la jeunesse chrétienne d’Aix. Ce ministère était nouveau à deux points de vue: d’abord pour lui-même, puisqu’il venait de sortir du séminaire et ensuite pour la région, puisque, de mémoire récente, personne d’autre ne l’avait tenté.

Cependant, le jeune abbé de Mazenod avait de la peine à faire la transition entre la vie de séminariste et celle de missionnaire. L’horaire quotidien qui suit et qu’il observa méticuleusement durant les mois de janvier et février 1813 en est l’illustration: «Six heures au lit, six heures pour les exercices de piété, huit heures pour l’étude des belles-lettres et de la théologie, le reste [quatre heures] pour les repas et la récréation» [17].

Tout en se préparant à un ministère actif à plein temps, l’abbé de Mazenod menait une vie quasi monacale. Comme pour jeter de l’huile sur le feu, il partageait alors sa maison avec un moine. Le frère Maur était, en effet, un camaldule expulsé en 1811 de son monastère de Grosbois, qui avait été dissout par Napoléon, mécontent de l’attachement de moines de ce monastère à Pie VII en exil. Nous ne pouvons que deviner l’influence que ce moine transplanté dut avoir sur les aspirations d’Eugène à la vie monastique. Quoi qu’il en soit, le frère regagna son monastère à peu près au moment où le Fondateur résolvait la crise de vocation que nous allons décrire.

Au fort de son activité intense et de ses tentatives également intenses de vie quasi monacale, Eugène révèle, dans deux lettres à son ami intime, Charles de Forbin-Janson, ses penchants pour la vie communautaire cloîtrée [18].

Dans la première lettre, Eugène donne les raisons pour lesquelles il ne peut aller le rejoindre à Paris: son père et son oncle ont besoin de lui, et il est absorbé par son apostolat. Puis il ajoute: «Je ne sais pas s’il ne me fera pas changer de vocation. Je soupire quelquefois après la solitude; et les Ordres religieux qui se bornent à la sanctification des individus qui suivent leur règle sans s’occuper autrement que par la prière de celle des autres, commencent à m’offrir quelques attraits. Je ne répugnerais pas à passer ainsi le reste de mes jours […] Qui sait! Peut-être, je finirai par-là! Quand je n’aurai pas sous les yeux les besoins extrêmes de mes pauvres pécheurs, j’aurai moins de peine à ne les pas secourir. Il se peut bien d’ailleurs que je me persuade de leur être plus utile que je ne le suis en effet. En attendant, pourtant, mon temps et mes soins sont pour eux» [19].

Ce passage ressemble aux réflexions d’un homme qui, engagé dans un processus de discernement, pèse le pour et le contre des choses. L’abbé de Mazenod met sérieusement en question l’orientation actuelle de sa vocation que deux facteurs l’amène à réexaminer. Il passe d’abord par une crise de conscience: son ministère accapare le temps et l’énergie qu’il pense devoir consacrer à l’approfondissement de sa vie intérieure et il n’arrive pas à accorder les deux. Ensuite il éprouve un attrait inné, à vrai dire un besoin, pour la vie régulière au sens scolastique et religieux de l’expression. À moins d’observer une règle, non seulement selon l’esprit mais à la lettre, il ne se sent pas entièrement à l’aise. Son amour des horaires et des règlements, de la discipline et de la stricte observance, amour déjà évident à Venise chez Don Bartolo, le suivra toute sa vie.

À l’époque, l’abbé de Mazenod évalue ainsi la situation: la stricte observance d’une règle revient à mener une vie conduisant à la sainteté. Or, selon lui, c’était dans certains monastères qu’on pouvait le mieux se soumettre à une telle règle. Il lui fallait donc envisager cette possibilité.

Il est à noter qu’Eugène ne fait pas référence à la vie contemplative telle que l’entendait saint Jean de la Croix. Il parle plutôt de la régularité des ordres religieux voués uniquement à la sanctification de leurs membres au moyen de ce que Jean de la Croix appellerait des pratiques ascétiques. Canoniquement et institutionnellement, nombre de ces ordres religieux sont, encore de nos jours, considérés comme des foyers de vie contemplative.

Dans sa seconde lettre à Charles de Forbin-Janson, qui pressait le jeune prêtre d’entrer chez les Missionnaires de France, Eugène répond: «Je ne connais pas encore ce que Dieu exige de moi, mais je suis si résolu de faire sa volonté dès qu’elle me sera connue que je partirais demain pour la lune, s’il le fallait. Je n’ai rien de caché pour toi. Ainsi je te dirai sans peine que je flotte entre deux projets: celui d’aller au loin m’enterrer dans quelque communauté bien régulière d’un Ordre que j’ai toujours aimé; l’autre, d’établir dans mon diocèse précisément ce que tu as fait avec succès à Paris […] Je me sentais plus de penchant pour le premier de ces projets, parce que, à dire vrai, je suis un peu las de vivre uniquement pour les autres […] Le second, cependant, me paraissait plus utile, vu l’affreux état où les peuples sont réduits» [20].

Peu après, il s’avéra que Dieu avait choisi pour Eugène le second projet. Dès qu’il se rendit compte de la volonté de Dieu, il se donna coeur et âme à son exécution. Un an plus tard, le 23 octobre 1815, l’abbé de Mazenod donnait l’explication suivante à Charles de Forbin-Janson: «Je te demande et je me demande à moi-même comment, moi, qui jusqu’à ce moment n’avais pu me déterminer à prendre un parti sur cet objet, tout à coup je me trouve avoir mis en train cette machine, m’être engagé à sacrifier mon repos et hasarder ma fortune pour faire un établissement dont je sentais tout le prix, mais pour lequel je n’avais qu’un attrait, combattu par d’autres vues diamétralement opposées! C’est un problème pour moi et c’est la seconde fois en ma vie que je me vois prendre une résolution des plus sérieuses comme par une forte secousse étrangère. Quant j’y réfléchis, je me persuade que Dieu se plaît ainsi à mettre une fin à mes irrésolutions» [21].

Comme nous le savons, la fondation des Missionnaires de Provence avait eut lieu trois semaines auparavant, le 2 octobre 1815, date où l’abbé de Mazenod avait fait l’acquisition d’une partie de l’ancien Carmel d’Aix pour en faire la première maison de la Congrégation. C’est là que, le 25 janvier 1816, avec l’abbé Henry Tempier, il fixa officiellement sa résidence. Étant donné le penchant du Fondateur pour la vie monastique, n’est-il pas ironique que la première maison oblate ait été un ancien monastère? Sans doute, les raisons de cet achat étaient-elles d’ordre pratique; les dimensions, l’endroit, le prix, le moment, tout convenait à son projet. Ceci dut néanmoins susciter, au fond de son coeur, une joie toute particulière. Il avait enfin son monastère; il pourrait y vivre et, à partir de là, rayonner dans son champ d’action apostolique.

L’expression «secousse étrangère» mentionnée dans la lettre citée plus haut, indique une force étrangère à ses intérêts personnels ou à un parti pris quelconque. Cette secousse a jailli du fond de son être, avec un sens indéniable de vocation. Quelque chose de semblable s’était probablement produit en 1808, au moment où il avait pris la décision de s’orienter vers la prêtrise en dépit des objections tenaces de sa mère.

4. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DES MISSIONNAIRES DE PROVENCE (1818)

En octobre 1815, l’abbé de Mazenod a résolu le problème de sa vocation. Néanmoins, ce n’est que trois ans plus tard, dans la rédaction des premières Constitutions et Règles, qu’il trouvera sa réponse à la question de l’action et de la contemplation. La formulation à laquelle il arrive alors restera foncièrement la même toute sa vie et demeurera essentiellement intacte, dans la Congrégation, jusqu’au concile Vatican II. Malgré un certain dualisme sous-jacent, elle marque un pas important en avant [22].

La première édition des Constitutions et Règles nous montre un père de Mazenod à la fois mûr et spontané. Le document lui-même est un ensemble unifié de principes fondamentaux, de règles générales, de règlements explicites, d’un horaire quotidien et d’un cérémonial pour les missions. Deux points précis touchent de façon particulière à la question de l’action et de la contemplation, à savoir la fin donnée à la Congrégation de suppléer aux ordres détruits sous la Révolution française et le partage de la vie du missionnaire entre une activité intense et une observance exacte de la vie régulière.

a. Suppléer à l’absence des corps religieux

Après une courte introduction, le Fondateur entame son premier chapitre en traitant de la fin de l’Institut, procédé thomiste traditionnel qui consiste à toujours commencer par la cause finale. La fin de la Congrégation est de prêcher aux pauvres la parole divine.

Au deuxième paragraphe, plutôt que de parler de fin seconde, le Fondateur écrit ceci: «Article 1. La fin de cette réunion est aussi de suppléer autant que possible au défaut de tant de belles institutions qui ont disparu depuis la Révolution et qui ont laissé un vide affreux dont la religion s’aperçoit tous les jours davantage.

«Article 2. C’est pourquoi ils tâcheront de faire revivre en leurs personnes la piété et la ferveur des Ordres religieux détruits en France par la Révolution; qu’ils s’efforceront de succéder à leurs vertus comme à leur ministère et aux plus saintes pratiques de leur vie régulière, telles que l’exercice des conseils évangéliques, l’amour de la retraite, le mépris des honneurs du monde, l’éloignement de la dissipation, l’horreur des richesses, la pratique de la mortification, la récitation de l’office divin publiquement et en commun, l’assistance des moribonds, et le reste» [23].

Cet aspect de la fin de la Congrégation formera les articles 3 et 4 de la version latine officielle des Constitutions et Règles de 1826, où, en style ecclésiastique romain typique, il devient la «fin seconde» de la Société. La pensée du Fondateur est reprise dans les éditions de 1853 et 1928. À partir de celle de 1966, elle n’est plus mentionnée explicitement.

Dans l’esprit du père de Mazenod, que reflètent les premières Constitutions et Règles françaises, il n’y a pas deux fins de la Congrégation et encore moins une fin découlant de l’autre ou lui étant subordonnée. Il ne s’agit que d’une seule et même fin de notre vie apostolique envisagée à deux points de vue complémentaires. Il est important de le souligner, car cela met en relief l’harmonie profonde que tout missionnaire doit s’efforcer de réaliser entre l’action et la contemplation. Pour l’Oblat, le zèle dans le ministère et une vie intérieure intense constituent donc les deux aspects d’une même réalité.

Le genre d’oeuvres auquel le père de Mazenod se réfère à propos de ces Ordres a une forte résonance monastique. Il ne fait aucune distinction entre telle ou telle catégorie canonique, mais on peut lire entre les lignes. Le père Achille Rey, l’un des premiers biographes du Fondateur, explique ainsi ce qui lui a été enseigné au milieu des années 1840: «On m’a dit, lors de mon admission au noviciat que l’une des fins de notre Société était d’imiter, dans la mesure du possible, les exemples que nous ont laissés les anciennes congrégations, aujourd’hui disparues de France: la pauvreté du franciscain, l’obéissance du jésuite, le zèle du dominicain, l’amour de la retraite du chartreux, la mortification du trappiste» [24].

Le 8 octobre 1831, le Fondateur faisait circuler un bref commentaire sur des expressions et des articles choisis dans les Constitutions et Règles. Voici ce qu’il y écrivait sur l’action et la contemplation: «Mon Dieu, faites-moi la grâce de comprendre ce que signifie cet article troisième «De fine Societatis», qu’on a lu trop souvent sans réflexion […] Passez en revue tous les ordres religieux que la Révolution a détruits en France; rappelez-vous les divers ministères qu’ils exerçaient, les vertus qu’ils pratiquaient, les uns dans le secret de la maison de Dieu, dans la contemplation et la prière; les autres, au service du prochain, par toutes les oeuvres du zèle le plus soutenu, et tirez vous-même la conclusion de cet article trois» [25]. La leçon que notre Fondateur veut que nous tirions de ce texte n’est pas que certains Oblats soient contemplatifs et d’autres actifs. Il demande plutôt que chaque Oblat soit rempli de zèle apostolique, ce qui entraîne qu’il cherche à répondre totalement au besoin de contemplation qu’il porte en lui.

Un dernier détail concernant la restauration des ordres anciens: le monastère des carmélites, qui devint la première maison de la Congrégation, réalise, sciemment ou non, symboliquement le désir du Fondateur. Confisqué par les antiroyalistes au cours de leur insurrection, déclaré bien national et vendu au plus offrant, l’édifice changea de mains au moins deux fois entre la Révolution et le 2 octobre 1815, date à laquelle Eugène en acheta une partie. En le mettant à nouveau au service de Dieu, l’abbé de Mazenod rétablissait visiblement quelque chose de sacré que la Révolution avait supprimé.

b. Les deux parties de la vie de l’Oblat

Dans la deuxième partie de la Règle de 1818, qui traite des obligations particulières des missionnaires, le Fondateur insiste sur ce qui suit: «À l’imitation de ces grands modèles [Jésus et ses Apôtres], une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun.

«L’autre sera entièrement consacrée aux oeuvres extérieures du zèle le plus actif, telles que les missions, la prédication et les confessions, les catéchismes, la direction de la jeunesse, la visite des malades et des prisonniers, les retraites spirituelles et autres exercices semblables» [26].

Le procédé de remaniement des paragraphes sur les fins de la Congrégation était repris à propos des deux parties de la vie oblate. Les considérations déjà faites devenaient, dans les éditions latines de 1826 et 1853, les articles 1 et 2 du chapitre troisième de la deuxième partie: «Des autres principales observances, n 1: charité, humilité et fuite du monde». Dans l’édition de 1928, ces articles, placés sous le même titre, portent les numéros 288 et 289. Les révisions de 1966 et 1982 n’en font plus mention. Mais, comme nous le verrons plus loin, elles en conservent l’esprit dans ce qu’il a de plus positif.

Le texte que nous venons de citer est, sans aucun doute, l’expression la plus significative de la pensée du Fondateur sur le rapport entre action et contemplation; il résume en quelque sorte tous ses débats précédents sur la question. De plus, pratiquement tout ce qu’il écrit ensuite sur le sujet ou bien en découle, ou bien y renvoie. Bien qu’il n’apporte pas la solution la plus harmonieuse qui soit à la question de l’action et de la contemplation, ce texte n’en marque pas moins un seuil important aussi bien dans la vie personnelle du Fondateur que dans celle de l’Institut. Malgré ses limites, il reste, dans les annales de la Congrégation, l’une des deions les plus poignantes de ce que la Préface appelle «des hommes apostoliques».

Pour la plupart des esprits contemporains, la notion des deux parties semble dualiste et elle l’est jusqu’à un certain point. L’image qu’elle présente est fragmentée. En mission, vous vous donnez entièrement, jusqu’à épuisement. Puis, de retour sain et sauf à la maison, vous adoptez une existence quasi monacale jusqu’à ce qu’on vous envoie de nouveau en mission, et ainsi de suite, tour à tour. Il est possible que le père de Mazenod ait voulu établir pour les autres ce qui lui réussissait, ou du moins ce qu’il pensait devoir réussir. Cependant, ce sur quoi il insistait n’était pas la fusion de deux modes de vie, mais plutôt la concentration totale des efforts tantôt sur l’une tantôt sur l’autre de deux parties d’égale importance. Un Oblat qui pousserait ce parallélisme à l’extrême en viendrait à s’épuiser doublement, dans son ministère comme dans sa vie spirituelle.

Mais ne soyons pas critiques à outrance; il y a ici plus qu’un dualisme. Il y a aussi une perspicacité et un sens pratique, la voix de l’expérience et les dires d’un prophète.

Perspicacité et sens pratique. Le concept des deux parties a du sens dans le contexte immédiat de sa formulation, à savoir l’évangélisation intense d’une région circonscrite du sud de la France. Les Oblats savaient bien ce qui les attendait. Pour endurer les journées pénibles et les longues semaines passées dans ce ministère, il leur fallait un moyen tout aussi intense de refaire leurs forces non seulement spirituelles, mais aussi physiques, émotives et psychologiques. Le Fondateur avait retenu l’exemple de Jésus et des Apôtres. Au fort de son ministère, Jésus «se retirait dans les lieux déserts, et il priait» (Lc 5, 16). «Il leur dit: «Vous autres, venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu.» Car il y avait beaucoup de monde qui venait et repartait, et eux n’avaient pas même le temps de manger» (Mc 6, 31).

Voix de l’expérience et dires d’un prophète. Les gens les plus zélés ont besoin d’un emploi du temps, d’un programme, d’un rythme, — de quelque chose! — qui les empêchent de se laisser emporter par leur dynamisme, qui contiennent leur enthousiasme dans de justes limites. Les besoins sont illimités, mais il y a une limite à ce que Dieu demande de chacun de nous. Le Sauveur lui-même ne s’est pas attaqué à tous les maux en même temps. C’est dans le Christ Sauveur que l’Oblat est sauveur; son ministère est donc nécessairement limité: limité par Dieu, limité par le sens commun, limité par son besoin d’être avec ses confrères et d’être seul avec son Seigneur.

Le Fondateur n’a pas, à ma connaissance, attribué de valeur quantitative à cet idéal bipartite. Il n’a jamais donné à entendre qu’il doive se diviser dans un rapport de 50/50 ou de 70/30. Sans doute avait-il en tête des journées de vingt-quatre heures et des semaines de sept jours, mais il parlait essentiellement d’un rythme analogue à celui de l’inspiration et de l’expiration, rythme naturellement différent d’un missionnaire à l’autre ou d’un ministère à l’autre. En fait, la possibilité d’observer cette règle à la lettre diminua au fur et à mesure de la diversification des ministères dans la Congrégation: missions étrangères, enseignement dans les séminaires, paroisses, etc. Son esprit, cependant, est toujours d’actualité, mais d’une manière différente et plus assimilable.

En 1818, les Oblats ne prenaient ni vacances, ni jours de congé hebdomadaires. Si nous additionnons tous les jours que, en moyenne, un Oblat d’aujourd’hui passe hors de son ministère, y compris retraites, séminaires, réunions de district, le total s’élève probablement à près de trois mois par année. Ce que font les Oblats durant leur temps libre n’est peut-être pas exactement ce à quoi le Fondateur pensait quand il rédigea la Règle, mais se situe, nous l’espérons, dans le même esprit.

5. DE 1818 A 1861

Un récit sommaire des essais tentés pour concilier action et contemplation dans la vie du Fondateur et dans celle de la Congrégation jusqu’à sa mort prendrait facilement une centaine de pages. La première partie de la bibliographie présentée à la fin de cet article en fournit quelques exemples patents. Qu’il suffise de souligner ici l’amélioration progressive qui en résulta tant au plan personnel que communautaire malgré la persistance d’une attitude subtile qui tendait à maintenir le dualisme et à subordonner un élément à l’autre.

Un exemple frappant de la tension continuelle que les deux parties de la vie oblate faisaient peser sur le Fondateur est l’incident survenu, après 1818, entre le père de Mazenod et l’un de ses amis intimes, le père Marius Suzanne. Ils s’étaient rencontrés en 1816 et s’étaient immédiatement entendus. Le Fondateur s’intéressa à lui au point de se charger personnellement de sa formation. Il avait de grands projets pour ce jeune homme doué. Il le préparait à devenir supérieur du scolasticat où il aurait entre les mains l’avenir de la Congrégation.

Ordonné en 1821, le père Suzanne fut mis à la tête de l’un des centres missionnaires les plus importants: le Calvaire de Marseille. Prédicateur enthousiaste, il avait le don d’attirer les gens. Outre sa charge de supérieur et son intense activité missionnaire, il avait la responsabilité de bâtir une église nouvelle et de réunir les fonds nécessaires. Il lui était évidemment impossible d’être présent à tous les exercices de la communauté. Quand le Fondateur en eut vent, il fit personnellement irruption dans la communauté et convoqua un exercice de la coulpe. Là, il devint évident que le père Suzanne manquait quantité d’exercices communautaires, y compris l’office en commun. Tempérament de feu, le Fondateur explosa et, dans une scène chargée d’émotion, déposa le supérieur. Il annonça de plus que, dès lors, il remplirait lui-même les fonctions de supérieur local afin de remédier au désordre. Le père Suzanne, humilié et atterré, se retrouva avec la seule tâche de prêcher des missions. La condamnation, aussi inattendue que brutale, blessa le jeune religieux d’une façon indeible. Il reçut le coup humblement et profita de sa nouvelle liberté pour redoubler d’efforts dans sa tâche d’évangélisation. Bientôt, sa santé fléchit; il mourut à Marseille le 31 janvier 1829 avec, à ses côtés, son ami et père spirituel rempli de remords [27].

On pourrait comprendre que la conduite du père Suzanne ait irrité le Fondateur, mais rien ne saurait justifier sa fureur ni son comportement impitoyable. Peut-être croyait-il que cela servirait d’exemple. Dieu sait. Quelque soit la manière de considérer cet incident, il semble, toutefois, qu’Eugène de Mazenod fût celui qui en tira la meilleure leçon. Il apprit à ne plus jamais rien faire de semblable, il apprit aussi qu’il devait y avoir une façon plus chrétienne de concilier action et contemplation. Tout indique qu’il tint compte des deux leçons.

À la fin de sa vie, Mgr de Mazenod nous laissa son dernier testament: «Pratiquez bien parmi vous la charité… la charité… la charité… et au dehors, le zèle pour le salut des âmes» [28].

Cette dernière volonté témoigne de l’harmonie paisible à laquelle il était personnellement parvenu, du moins sur son lit de mort, entre les deux aspects de la vie d’un apôtre. La charité à la maison, le zèle pour les autres. La charité est l’essence même de la contemplation qui consiste à aimer et servir Dieu et les autres en lui. Le zèle est l’essence de l’action apostolique qui consiste à aimer et à servir les autres et Dieu en eux. L’agapè, l’amour de Dieu, l’amour de soi, l’amour des autres, est le coeur de la vie apostolique dans toutes ses dimensions.

Action et contemplation dans la congrégation de 1861 à nos jours
Après la mort de Mgr de Mazenod, le texte portant sur la suppléance des ordres disparus depuis la Révolution fut laissé pratiquement inchangé dans nos Constitutions et Règles jusqu’au concile Vatican II. Cependant, sauf du point de vue de l’histoire des origines de la Congrégation déjà largement internationale en 1861, cette référence à la Révolution française avait peu d’intérêt. À mesure que nous entrions et avancions dans le vingtième siècle, l’accent était mis davantage sur le besoin de s’adapter aux changements considérables qui se produisaient et sur l’effort à faire pour se renouveler en fonction de l’avenir. Toutefois, comme le montrent les deux exemples qui suivent, les dimensions ministérielles et spirituelles de cette fin ont été conservées.

Dimension ministérielle. «La Congrégation est tout entière missionnaire et son premier devoir est d’aller au secours des plus délaissés […] Selon sa tradition vivante, elle se tient prête, dans toute la mesure de ses possibilités, à répondre aux urgences du monde et de l’Église, à travers toutes sortes de travaux et ministères» (C et R de 1966, C 3).

Dimension spirituelle. «[…] les Oblats abandonnent tout à la suite de Jésus Christ. Pour être ses coopérateurs, ils se doivent de le connaître plus intimement, de s’identifier à lui, de le laisser vivre en eux. S’efforçant de le reproduire dans leur vie» (C et R de 1982, C 2).

L’idéal bipartite du Fondateur a été conservé lui aussi intact, pratiquement mot pour mot, dans nos Constitutions et Règles jusqu’au concile Vatican II. Dans une lettre circulaire, le père Joseph Fabre, deuxième supérieur général, soulignait les points suivants: «À quoi sommes-nous appelés, mes bien chers frères? À devenir saints, pour pouvoir travailler efficacement à la sanctification des âmes les plus abandonnées […] Nous sommes prêtres, nous sommes religieux; cette double qualité nous impose des devoirs […] Ne perdons pas de vue que c’est pour atteindre ce but que nos saintes Règles nous prescrivent de passer une partie considérable de l’année dans l’intérieur de nos maisons afin de nous y appliquer à devenir, par la pratique de toutes les vertus religieuses, de dignes instruments des grâces de Dieu» [29].

Trois points ressortent de ce texte: notre vie intérieure est au service de l’apostolat, mais on ne dit rien de la sanctification atteinte dans et par le ministère, une vérité sur laquelle on insiste beaucoup de nos jours; les expressions «prêtres» et «religieux» semblent remplacer celles d’action et de contemplation qui ne disparaissent, cependant, pas complètement; on continue d’insister sur la division de nos vies en deux parties qui fonctionnent parallèlement avec un double soupçon, à savoir que la vie contemplative est de soi supérieure à la vie active et que la contemplation est en quelque sorte menacée par l’exercice du ministère.

Ce dernier point créait un dilemme de plus en plus gênant, ainsi qu’en témoigne le rapport du père Fabre au Chapitre général de 1887: «Un des grands obstacles à l’observation de la Règle, c’est la multiplicité des oeuvres extérieures. Selon nos Constitutions, après nous être livrés à notre ministère actif pendant une partie de l’année, nous devons passer l’autre partie dans l’intérieur de nos communautés, vivant d’une vie de prière et d’étude. Sans doute, dans plusieurs de nos maisons, surtout hors de France, le ministère que nous exerçons dure toute l’année. Mais là où nous ne pouvons pas observer la Règle à la lettre, nous pénétrons-nous bien de son esprit et nous efforçons-nous de concilier nos travaux tout exceptionnels avec ce qui est l’essence même de notre vie?» [30].

Dans ce texte, l’expression «nos travaux tout exceptionnels» n’est pas claire. Le père Fabre veut-il dire que nous remplissons notre ministère d’une façon exceptionnelle ou que les activités poursuivies à longueur d’année sont une exception à la Règle? Il est clair, cependant, pour lui que l’observance de cet aspect de l’idéal fixé par le Fondateur n’était pas assez «régulière».

Les Constitutions et Règles de 1982 conservent bien l’esprit que le père Fabre et tous les autres Oblats sincères souhaitaient perpétuer. Trois réalités sont à l’origine de son expression renouvelée.

L’une des raisons pour lesquelles nous ne pouvons plus regagner nos maisons respectives pour une grande partie de l’année est qu’elles sont, comme telles, de moins en moins nombreuses. Depuis les années 1970, la majorité des communautés oblates locales sont constituées en districts plutôt qu’en maisons au sens canonique du mot.

Aujourd’hui plus que jamais, nous nous rendons compte que la prière, celle de contemplation en particulier, est non seulement une aide essentielle au ministère, mais aussi en elle-même un ministère authentique dans l’Église [31]. De plus, le ministère constitue un excellent milieu de sanctification personnelle non seulement pour les bénéficiaires de nos efforts, mais aussi pour nous-mêmes [32]. Le ministère est une source continuelle de défi, de purification et de transformation pour ceux qui sont à l’écoute de Dieu présent dans les autres [33].

Le Fondateur envisageait la division bipartite de la vie d’un Oblat. Au cours d’une année donnée, il devait concentrer ses efforts tour à tour sur la mission et sur l’observance d’une vie quasi monacale. Au cours des années 1980, l’esprit de cette dialectique de la vie apostolique a été repris sous une forme nouvelle plus souple: rythme harmonieux de ministère et de prière, de travail et de détente, de partage avec le peuple de Dieu et avec nos confrères, de participation à des réunions, rassemblements ou colloques.

Quelque chose de ce rythme se fait sentir chaque jour: «Ils vivent de manière à pouvoir chaque jour célébrer [l’Eucharistie] dignement […] Dans la prière silencieuse et prolongée de chaque jour, ils se laissent modeler par le Seigneur» (C et R de 1982, C 33).

Ce rythme est aussi périodique: «[…] ils se réserveront chaque mois et chaque année des temps forts de prière personnelle et communautaire, de réflexion et de renouvellement» (C et R de 1982, C 35).

Ce rythme quotidien ou périodique se compare au code binaire utilisé en informatique. Les relations digitales zéro/un et vice versa sont à la base d’interactions extrêmement simples à l’intérieur d’un ensemble d’une complexité incroyable. Dans la vie apostolique, le rythme de communion avec Dieu et de service des autres peut lui aussi être comparé à l’activité mutuelle des étoiles binaires. Les étoiles binaires sont deux masses d’énergie dont la rotation harmonieuse est maintenue par la force de leur gravitation mutuelle.

Le Fondateur insistait pour que chaque Oblat soit à la foisun missionnaire et un saint (Préface). Les Constitutions et Règles de 1982 expriment de deux manières cette dimension de la vie de foi: sous la forme d’un principe général et de six suggestions concrètes pour le mettre en pratique:

Principe général: «Les Oblats ne réalisent l’unité de leur vie qu’en Jésus Christ et par lui» (C 31). Ce principe présuppose une relation intime et permanente avec la personne de Jésus «qui, par eux, se donne aux autres et, par les autres, se donne à eux» (C 31) [34].

Suggestions concrètes. [1] «Se gardant dans une atmosphère de silence et de paix intérieure, [2] ils recherchent la présence du Seigneur dans le coeur des gens et [3] les événements de la vie quotidienne, [4] aussi bien que dans la Parole de Dieu, [5] la prière [solitaire et communautaire] et [6] les sacrements. Tels des pèlerins, ils font route avec Jésus dans la foi, l’espérance et l’amour» (C 31).

En ce qui concerne l’observation journalière de notre cadence binaire action/contemplation, les Constitutions et Règles de 1982 n’imposent pas de liste détaillée de règlements. Elles insistent plutôt sur l’honnêteté dans le discernement. D’une part, des «conditions concrètes favorables au recueillement, et un rythme personnel de prière» qui permette d’harmoniser les deux mouvements. D’autre part, «avec l’aide de son supérieur ou d’un conseiller spirituel, chacun apportera à cet aspect de sa vie toute l’attention nécessaire: l’efficacité de son ministère comme le développement de sa vie religieuse en dépendent» (R 22).

Vers une synthèse personnelle de la question
La question de l’action et de la contemplation est difficile; difficile au plan personnel en raison de ce qu’elle exige comme don de soi et d’honnêteté dans le discernement; difficile au plan théologique, car elle touche à des questions nombreuses et fort complexes dont la portée est grande. Elle couvre toute la vie, de la naissance à la mort.

J’aimerais faire part à mes confrères de quelques pensées qui m’ont aidé à comprendre et à vivre dans un équilibre paisible ma vie oblate de prière et de ministère. Puisse cet aperçu aider d’autres Oblats à vivre ce mystère de façon plus consciente et plus spontanée.

En vertu de l’appel universel à la sainteté, toute personne, et a fortiori tout Oblat, est appelée à la contemplation [35]. Dieu invite chacun de nous à s’abandonner amoureusement à lui, au moins au moment de la mort.

La dynamique de toute prière comporte un mouvement vers cet abandon amoureux que les mystiques appellent contemplation. En outre, dans toute vie humaine, apparaît peu à peu un goût pour la contemplation, une propension sans cesse croissante à demeurer, dans son coeur, réceptif à l’initiative divine [36]. À mesure que ce goût ou ce penchant s’intensifie, la conscience que nous avons de sa présence et la volonté de nous laisser envahir par lui grandissent.

Il nous faut, cependant, distinguer trois notions liées ensemble, à savoir: la prière contemplative, l’attirance ou la propension à la contemplation et la vie contemplative. La prière contemplative est cette manière affective et réceptive de prier vers laquelle toute prière tend spontanément. L’attirance vers la contemplation se rapporte à l’ouverture amoureuse à Dieu de tout l’être et de toutes les activités de la vie terrestre. La vie contemplative est une vocation en soi; seuls quelques-uns y sont appelés. C’est un genre de vie relativement autonome. Il embrasse et unifie harmonieusement tous les aspects de la vie et sa seule raison d’être est la contemplation de Dieu [37]. En tant que telle, la vie contemplative n’est ni meilleure, ni plus élevée, ni plus parfaite qu’aucun autre genre de vie chrétienne authentique. C’est le choix de Dieu pour quelques-uns, même si quelque chose de sa dynamique interne filtre à travers toute vie humaine.

Quand nous considérons notre vocation de Missionnaires Oblats, le mode de vie communautaire qui lui est propre est clairement apostolique plutôt que contemplatif ou érémitique. Nous sommes des religieux apostoliques et non des moines ou des ermites [38]. Dieu est cependant libre d’appeler tel ou tel Oblat de la vie apostolique à la vie contemplative ou même, dans des cas extrêmement rares, à la vie érémitique. En tant que Congrégation spirituellement vivante, il faut nous y attendre de temps à autre de la part du Seigneur. Néanmoins, un candidat en quête de vie contemplative ou érémitique ne pourrait normalement être admis dans nos rangs.

À la lumière de ce que nous venons d’affirmer, nous n’avons plus à qualifier notre vie de mixte. Du fait de notre vocation, notre style de vie est apostolique, avec tout ce que cela comporte. De plus, nos vies sont animées par une recherche de la contemplation, que nous veillions ou dormions, que nous travaillions ou priions, que nous accomplissions ou subissions quelque chose. Cet attrait pour la contemplation vient de l’action immédiate et directe, au-dedans de nous, de Dieu qui nous conduit inexorablement, dans tout notre devenir et tous nos actes, à l’union transformante avec lui.

Notre prière formelle diffère certainement de notre apostolat. Les deux sont néanmoins des ministères auxquels il nous faut consacrer de notre temps et de nous-mêmes. Cependant, quel que soit le caractère discursif de notre prière et l’intensité de notre activité apostolique, l’une et l’autre seront finalement transformées en un acte éminemment contemplatif d’abandon amoureux à Dieu dans la mort [39].

Voilà pour une théologie de l’action et de la contemplation. En ce qui concerne sa mise en pratique, qu’il me suffise de citer une remarque faite en 1924 par le père Teilhard de Chardin. Ses mots attestent une conscience universelle croissante de l’harmonie qui doit exister entre action et contemplation et dont nos Constitutions et Règles sont un témoin éloquent: «Que j’agisse ou que je prie, que j’ouvre laborieusement mon âme par le travail, ou que Dieu l’envahisse par les passivités du dehors et du dedans, j’ai conscience également de m’unir […] D’abord je suis in Christo Jesu; après seulement, j’agis, ou je souffre, ou je contemple» [40].

Francis Kelly Nemeck