1. La pensée et l’enseignement de MGR de Mazenod sur les Apôtres
  2. Les Apôtres dans la tradition de la Congrégation
  3. Conclusion

Plus de cinquante fois dans ses écrits, Mgr Eugène de Mazenod parle des Apôtres. D’où vient cet intérêt? Sans doute de son amour de l’Église dont les Apôtres sont le fondement.

À son retour à Aix, en 1802, Eugène a trouvé l’Église de son pays dans une si «déplorable situation» que d’instinct il a pensé qu’il fallait recommencer l’évangélisation comme au début du christianisme. C’est pourquoi il se demande, au début de la Règle de 1818: «Que fit notre Seigneur Jésus Christ? Il choisit un certain nombre d’apôtres et de disciples, qu’il forma à la piété, qu’il remplit de son esprit; et après les avoir dressés à son école et à la pratique de toutes les vertus, il les envoya à la conquête du monde, qu’ils eurent bientôt soumis à ses saintes lois. Que devons-nous faire à notre tour pour réussir à reconquérir à Jésus Christ tant d’âmes qui ont secoué son joug? Travailler sérieusement à devenir des saints; marcher courageusement sur les traces de tant d’apôtres qui nous ont laissé de si beaux exemples de vertus dans l’exercice d’un ministère auquel nous sommes appelés comme eux; renoncer entièrement à nous-mêmes […] et ensuite, pleins de confiance en Dieu, entrer dans la lice et combattre jusqu’à extinction pour la plus grande gloire de Dieu» [1]. Le père de Mazenod se propose donc, avec ses collaborateurs, de travailler à devenir des saints, comme les Apôtres, et ensuite, comme eux, d’évangéliser les pauvres.

L’influence de l’école française de spiritualité et des Sulpiciens apparaît également ici. Dans la biographie de M. Olier (1608-1657), M. Faillon écrit: «Considérant le séminaire comme un cénacle où l’Esprit de Dieu devait descendre de nouveau pour y former des hommes apostoliques qui renouvelassent la connaissance et l’amour de Jésus Christ, M. Olier voulut que tous ses clercs s’efforçassent d’entrer dans les sentiments et les dispositions des saints Apôtres, et qu’ils en étudiassent sans cesse les vertus. Il les fit représenter […] sur le tableau principal de la chapelle, afin que le séminaire eût recours à eux, comme à des canaux très abondants de la grâce apostolique, dont ils avaient reçu les prémices pour les siècles futurs, et qu’il les honorât d’un culte particulier, comme étant, après Jésus Christ, les fondements de l’Église […]» [2].

Saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719), autre important héritier de l’école bérullienne, considérait les éducateurs chrétiens comme les successeurs des Apôtres dans leur ministère. Il a laissé à ses fils de grands textes spirituels dans lesquels il répète: «Ceux qui instruisent la jeunesse sont les coopérateurs de Jésus Christ au salut des âmes […]; ce que Jésus Christ dit à ses saints Apôtres, il vous le dit aussi à vous-mêmes […]; vous avez succédé aux Apôtres dans leur emploi de catéchiser et d’instruire les pauvres […]; remerciez Dieu de la grâce qu’il vous a faite, dans votre emploi, de participer au ministère des saints Apôtres, et des principaux évêques et pasteurs de l’Église […]» [3].

Marcher sur les traces des Apôtres, les imiter dans leurs vertus et dans leur ministère, voilà aussi des pensées maîtresses de la spiritualité mazenodienne [4]. Voyons son enseignement à ce sujet et quelle influence ses exhortations ont exercée dans la Congrégation.

1. «MARCHER SUR LES TRACES DES APÔTRES»

«Marcher sur les traces des Apôtres», telle est l’expression qui revient le plus souvent sous la plume du Fondateur. Elle signifie presque toujours l’imitation de leur vie d’union au Christ et leur mission. On la trouve d’abord dans sa première lettre à l’abbé Henry Tempier: «Nous avons jeté les fondements d’un établissement qui fournira habituellement à nos campagnes de fervents missionnaires. Ils s’occuperont sans cesse à détruire l’empire du démon, en même temps qu’ils donneront l’exemple d’une vie vraiment ecclésiastique dans la communauté qu’ils formeront […]. Vous aurez quatre confrères: jusqu’à présent nous ne sommes pas plus nombreux; c’est que nous voulons choisir des hommes qui aient la volonté et le courage de marcher sur les traces des Apôtres»5[5].

L’exposé le plus explicite apparaît dans le texte de la Règle de 1818 déjà évoqué; le sens que le père de Mazenod donne à l’expression est ensuite développé dans le paragraphe des Autres principales observances: «Il a déjà été dit que les missionnaires doivent, autant que le comporte la faiblesse de la nature humaine, imiter en tout les exemples de notre Seigneur Jésus Christ, principal instituteur de la Société, et de ses Apôtres, nos premiers pères. À l’imitation de ces grands modèles, une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun. L’autre sera entièrement consacrée aux œuvres extérieures du zèle le plus actif, telles que les missions, la prédication et les confessions, les catéchismes, la direction de la jeunesse, la visite des malades et des prisonniers, les retraites spirituelles et autres exercices semblables. Mais, tant en mission que dans l’intérieur de la maison, leur principale application sera d’avancer dans les voies de la perfection ecclésiastique et religieuse […]»[6].

Dans la lettre que le père de Mazenod écrit à l’abbé Joseph Augustin Viguier, le 6 janvier 1819, il explique ainsi ce qu’il entend par la vocation missionnaire: «Le missionnaire étant appelé proprement au ministère apostolique doit viser à la perfection. Le Seigneur le destine à renouveler parmi ses contemporains les merveilles jadis opérées par les premiers prédicateurs de l’évangile. Il doit donc marcher sur leurs traces, fermement persuadé que les miracles qu’il doit faire ne sont pas un effet de son éloquence, mais de la grâce du Tout-Puissant qui se communiquera par lui avec d’autant plus d’abondance qu’il sera plus vertueux, plus humble, plus saint pour tout dire en un mot […]» [7]. On a ici une idée déjà exprimée dans la Règle et que le Fondateur ne cessera de répéter: la grâce du Seigneur se communique, par le missionnaire, avec d’autant plus d’abondance que celui-ci est «plus vertueux, plus humble, plus saint».

Pendant sa retraite annuelle de la fin octobre 1831, le père de Mazenod relit la Règle. Le 4 novembre, il écrit au père Hyppolite Courtès, supérieur de la maison d’Aix. Il l’exhorte, lui et les pères et frères de sa communauté, à lire la Règle avec attention: «Ils seront peut-être surpris d’y découvrir ce qu’ils n’y ont pas aperçu jusqu’à présent. Quant à moi, ajoute-t-il, voici une des réflexions que j’ai consignée dans mes notes de retraite: Je me suis dit en méditant sur nos Règles que nous ne saurions jamais assez remercier la bonté divine de nous les avoir données, car Dieu seul en est incontestablement l’auteur […] Je ne m’étonne plus du saluberrimi operis[8], quand je considère que la fin de notre Institut est la même que notre Seigneur s’est proposée en venant sur la terre. Je rencontre je ne sais combien de passages qui me prouvent toujours plus la perfection de notre Institut et l’excellence des moyens qu’il nous fournit pour marcher sur les traces de Jésus Christ et de ses Apôtres. Je n’en finirais pas sur cet article» [9].

Le 25 août 1837, Mgr de Mazenod donne au père Jean-François Hermitte son obédience pour Notre-Dame du Laus. Il lui donne comme mission de «confesser et les pèlerins et ceux des habitants qui pourraient s’adresser» à lui; il l’invite à se faire «tout à tous», c’est-à-dire à être toujours disponible «comme le divin Maître que nous servons et les saints Apôtres sur les traces desquels nous marchons» [10].

À la fin de l’année 1840, le Fondateur songe à établir le noviciat à Notre-Dame de l’Osier. Il permet au père Ambroise Vincens, pressenti pour être maître des novices, d’accueillir le premier postulant, l’abbé Melchior Burfin. Il l’invite cependant à bien examiner les dispositions de cet ecclésiastique: «Ce que nous demandons à Dieu, écrit-il, c’est de nous envoyer des prêtres selon son cœur qui, saintement épris du bonheur de vivre conformément aux conseils de notre divin Maître, veuillent marcher sur les traces des Apôtres et des disciples favorisés qui surent les imiter. Celui dont vous parlez dans votre lettre au père Tempier paraît être de cette trempe […]. Je ne puis donc que bénir le Seigneur de l’inspiration qu’il lui donne de vouloir s’agréger à une société d’ouvriers évangéliques dont le nombre est insuffisant pour recueillir l’immense moisson que le père de famille la charge de moissonner» [11].

Vers 1845, Mgr de Mazenod écrit quelques Souvenirs sur les débuts de la Congrégation. Texte important, dont l’original est malheureusement disparu, dans lequel on lit ce qui suit: «[…] Mon intention, en me vouant au ministère des missions pour travailler surtout à l’instruction et à la conversion des âmes les plus abandonnées, avait été d’imiter l’exemple des Apôtres dans leur vie de dévouement et d’abnégation. Je m’étais persuadé que, pour obtenir les mêmes résultats de nos prédications, il fallait marcher sur leurs traces et pratiquer, autant qu’il serait en nous, les mêmes vertus. Je regardais donc les conseils évangéliques, auxquels ils avaient été si fidèles, comme indispensables à embrasser […]» [12].

Après l’envoi des Oblats dans les missions étrangères, les mêmes réflexions deviennent quelquefois des directives ou bien la constatation d’une réalité faite d’émerveillement et de reconnaissance. «Ne vous laissez pas énerver par la chaleur du climat, écrit-il au père Étienne Semeria, à Ceylan, le 25 janvier 1848. Il faut servir Dieu partout avec ferveur. Si je pouvais croire que vous dégénérassiez sur cette terre que vous devez arroser de vos sueurs pour ramener les uns à leurs devoirs, pour éclairer les autres qui ne connaissent pas le vrai Dieu, je vous déclarerais indignes de votre grande vocation et regretterais de vous avoir choisis de préférence à tant d’autres pour l’admirable mission de faire connaître Jésus Christ, d’étendre son royaume en marchant sur les traces des Apôtres. Mais non, jamais vous ne me donnerez ce chagrin» [13].

En 1848, il félicite le père Eugène Dorey, nommé maître des novices à Nancy: «Quel plus beau ministère, écrit-il, que celui de former à la vertu et surtout aux vertus religieuses ces âmes d’élite appelées de Dieu pour marcher sur les traces des Apôtres et propager la connaissance et l’amour de Jésus Christ» [14].

En 1855, l’abbé Jean-Louis Grandin est entré au noviciat de Notre-Dame de l’Osier dans le but de rejoindre Vital, son frère cadet, parti depuis peu pour le Nord-Ouest canadien. Habitué à «l’activité du service d’une paroisse», il souffre de la vie trop paisible des novices. Mgr de Mazenod l’invite à bien profiter de ce «repos momentané». «Vous n’êtes pas entré, précise-t-il, chez des Chartreux qui font un noviciat pour s’accoutumer à une perpétuelle solitude. Vous avez été admis parmi ceux, au contraire, qui à l’imitation des Apôtres sur les traces desquels ils sont appelés à marcher ne passent quelques mois dans la retraite que pour se rendre plus propres à la vie très active du missionnaire, au ministère le plus varié et le plus fécond en résultats de bénédictions vraiment miraculeuses» [15].

C’est, semble-t-il, en écrivant au père Antoine Mouchette, modérateur des scolastiques, que le Fondateur emploie pour la dernière fois dans ses lettres l’expression marcher sur les traces des Apôtres: «Les nouvelles satisfaisantes que vous me donnez de votre communauté de Montolivet me comblent de consolation. Mes yeux et plus encore mon cœur sont sans cesse dirigés vers ces chers enfants, l’espérance de notre famille. Je suis heureux de les voir comprendre la sublimité de leur vocation et travailler avec courage à devenir de saints religieux. J’ai la confiance qu’ils honoreront leur grand ministère et qu’ils se rendront tous dignes d’être choisis les uns pour combattre les combats du Seigneur parmi les chrétiens dégénérés de l’Europe, les autres pour marcher sur les traces des Apôtres, et devenir eux-mêmes de vrais apôtres pour annoncer la bonne nouvelle aux nations infidèles des diverses parties du globe» [16].

2. LES APÔTRES «NOS PREMIERS PÈRES»

Dans la Règle de 1818 et dans les commentaires qu’il en fait à l’occasion de la retraite annuelle de la fin octobre 1831, le père de Mazenod appelle les Apôtres «nos premiers pères» [17]. Il fait peu souvent des considérations sur ce qu’il entend par Apôtres. Cependant, il emploie presque toujours ce mot dans son sens précis des Douze[18], qui ont été choisis et appelés par Jésus [19], qui l’ont suivi et ont vécu avec lui [20], qu’Il a ensuite envoyés de par le monde pour continuer sa mission et prêcher l’Évangile [21].

Les Oblats, comme les Apôtres, sont à leur tour appelés par Jésus, formés et envoyés par Lui pour annoncer la Bonne Nouvelle.

a. Choisis et appelés par Jésus

La première condition pour être apôtre au sens propre c’est le choix divin [22]. Cette conviction habite déjà Eugène peu après son entrée au séminaire. Le 6 janvier 1810, il écrit à sa mère qu’un «prêtre sensuel est à [ses] yeux un monstre difforme». Il l’invite à prier pour que le Seigneur «accorde à son Église, non point un grand nombre de prêtres, mais un petit nombre bien choisi. Douze apôtres suffirent pour convertir le monde» [23]. Pendant ses années de préparation au sacerdoce, Eugène écrit souvent à sa mère pour lui parler de sa vocation, de cet appel du Seigneur, tellement évident chez lui, qu’il ne peut s’empêcher d’y répondre sans mettre en péril son propre salut [24]. Plus tard, dans quelques lettres à des aspirants à la vie oblate, le père de Mazenod souligne l’importance de cet appel [25]. Au moment de la crise qui suivit le départ pour Marseille des pères de Mazenod et Tempier, en 1823, le novice Hyppolite Guibert songe, comme quelques autres, à quitter la Congrégation. Le Fondateur lui exprime sa douleur et lui écrit: «[…] Persuadé comme je le suis que le bon Dieu vous a accordé à nos prières, qu’il vous a appelé comme les Apôtres avec les marques les plus sûres d’une vocation vraiment divine à le suivre et à le servir dans le ministère qui se rapproche le plus de celui qu’il a prescrit à ses Apôtres, aux travaux desquels il a voulu vous associer» [26].

Après l’acceptation des missions étrangères, Mgr de Mazenod s’émerveille à la pensée que ses fils, comme les Apôtres, annoncent la Bonne Nouvelle du salut à ceux qui ne l’ont jamais entendue; il leur rappelle qu’ils ont été «choisis» [27] et «appelés par Dieu» [28], que leur vocation est «apostolique» [29].

b. Formés par le Seigneur

La deuxième condition pour être apôtre c’est d’avoir «vu le Seigneur» (l Jn l, 1-3), d’avoir vécu avec lui et entendu ses instructions, etc. «Que fit notre Seigneur Jésus Christ? écrit le père de Mazenod dans le Nota Bene de la Règle de 1818. Il choisit un certain nombre d’apôtres et de disciples, qu’il forma à la piété, qu’il remplît de son esprit; et après les avoir dressés à son école et à la pratique de toutes les vertus, il les envoya à la conquête du monde […]» [30].

Dans la moitié des textes où il mentionne les Apôtres, le Fondateur considère chez eux leur vie d’intimité avec Jésus au cours de laquelle il les a instruits et leur a fait participer à ses vertus et à sa sainteté. Il comprend que lui-même et les siens, pour bien annoncer la Bonne Nouvelle du salut comme les Apôtres, doivent d’abord, comme eux, fréquenter le Seigneur, être à son écoute, par la prière et l’étude, se laisser former par lui dans l’imitation de ses vertus et par la pratique des conseils évangéliques. On peut dire d’ailleurs que ses très nombreuses invitations à la régularité [31] ne visent pas à autre chose: vivre dans l’intimité avec le Christ, dans la prière, la méditation de l’Évangile et des vertus de notre Seigneur, la mortification, etc. C’est à ce propos qu’il parle souvent de la nécessité d’employer les mêmes moyens que les Apôtres pour obtenir les mêmes résultats [32].

Au cours de son voyage à Paris, en 1817, en vue d’obtenir l’approbation gouvernementale de l’Institut, il écrit souvent au père Tempier, responsable de la formation des novices et des scolastiques. Il lui dit qu’ils doivent donner le bon exemple au grand séminaire d’Aix où ils suivent les cours: «[…] toutes leurs actions doivent être faites dans la disposition où étaient les Apôtres lorsqu’ils étaient dans le cénacle pour attendre que le Saint-Esprit vint en les embrasant de son amour leur donner le signal pour voler à la conquête du monde» [33].

C’est évidemment dans la Règle que le Fondateur expose le mieux ce qu’il entend par imitation des vertus des Apôtres. Le paragraphe le plus long du Nota Bene de la Règle de 1818 est consacré à ce thème: «Que devons-nous faire […]? Travailler sérieusement à devenir des saints; marcher courageusement sur les traces de tant d’apôtres qui nous ont laissé de si beaux exemples de vertus dans l’exercice d’un ministère auquel nous sommes appelés comme eux; renoncer entièrement à nous-mêmes […]; nous renouveler sans cesse dans l’esprit de notre vocation; vivre dans un état habituel d’abnégation et dans une volonté constante d’arriver à la perfection […]».

Au début du paragraphe sur les Autres principales observances, il explique encore comment les Oblats doivent imiter en tout les exemples de notre Seigneur Jésus Christ et «de ses Apôtres, nos premiers pères». «À l’imitation de ces grands modèles, précise-t-il, une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun».

Dans une note des années 1818-1821, avant l’introduction du vœu de pauvreté dans la Règle, il écrit: «L’on croit que les saints Apôtres firent vœu de pauvreté et qu’à leur exemple les premiers fidèles en firent autant; vendant leurs biens, [ils] en apportaient le prix aux Apôtres afin que tout fût en commun» [34].

Lorsque, avant d’accepter la direction du sanctuaire de Notre-Dame du Laus en 1819, il présente ses missionnaires à M. Arbaud, vicaire général de Digne, il ne lui cache pas que ceux-ci sont des religieux qui pratiquent les conseils évangéliques: «Il nous faut des hommes détachés, zélés pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, enclins en un mot à suivre et à pratiquer les conseils évangéliques. Sans cela il y a peu ou point de bien à espérer d’eux. Les missions sont éminemment l’œuvre apostolique; il faut, si l’on veut parvenir aux mêmes résultats que les Apôtres et les premiers disciples de l’Évangile, prendre les mêmes moyens […]» [35].

Imiter le Christ et les Apôtres c’est aussi participer à leurs souffrances. Pendant la mission de Rognac, en novembre 1819, les pères rencontrent beaucoup de difficultés. Le père de Mazenod écrit alors au père Tempier: «Dieu soit loué! mes chers et véritables apôtres; mon cœur souffre de votre position, mais il se réjouit en même temps de vous voir partager le sort de nos premiers pères, les disciples de la croix» [36].

En 1823, il souligne un aspect particulier de l’intimité des Apôtres et des Oblats avec Jésus. À Paris, où il accompagne son oncle nommé à l’évêché de Marseille, il n’a pas été édifié par la cérémonie du Jeudi Saint aux Tuileries. Il écrit au père Tempier pour lui dire qu’il aurait de beaucoup préféré être avec les siens à Aix: «[…] je me transportai en esprit, dans cette salle, véritable image du cénacle, où les disciples, préparés par les leçons habituelles qu’ils reçoivent dans la société, pénétrés de l’esprit du Sauveur qui vit en elle, se rassemblent au nom de leur Maître, et représentent les Apôtres dont Jésus Christ put dire: «vos mundi estis»(Jn 13, 10), attendant dans le silence et le recueillement que le représentant du Maître parmi eux, après avoir entendu prononcer le commandement du Seigneur, mandatum, se prosterne à leurs pieds, les lave, applique sur ces pieds, qui ont été bénis et préconisés plusieurs milliers d’années auparavant par le prophète, parce que ce sont les pieds des évangélistes du bien, des prédicateurs de paix […]» [37].

Après 1823, c’est le père Courtès, encore jeune, qui est responsable des novices et des scolastiques à Aix. Le Fondateur lui recommande de ne rien cacher aux postulants, de leur faire «savoir tout ce que nous exigeons de perfection de ceux qui veulent s’enrôler dans une milice qui ne peut combattre le démon et le vaincre que par les armes de la foi à la manière des Apôtres» [38].

Pendant son séjour à Rome, en 1825-1826, il apprend que le novice Nicolas Riccardi, trop attaché à sa mère, est rentré chez lui. Il lui écrit une longue lettre, le 17 février 1826, pour l’inviter à rejoindre la communauté oblate où «une partie des membres se préparent par la pratique des plus excellentes vertus à devenir de dignes ministres des miséricordes de Dieu sur les peuples […]». Sans détachement, ajoute-t-il, «il n’y eût vraisemblablement pas eu d’Apôtres qui pût suivre Jésus Christ, et depuis le christianisme combien de disciples et plus tard combien de religieux qui se sont sanctifiés dans la pratique des conseils évangéliques se seraient perdus pour toujours avec leur mère» [39].

Pendant la retraite d’octobre 1826, le père de Mazenod s’examine sur l’obligation qu’il a de tendre à la perfection et s’exclame: «À quelle sainteté n’oblige pas la vocation apostolique, je veux dire celle qui me dévoue à travailler sans relâche à la sanctification des âmes par les moyens qui ont été employés par les Apôtres» [40].

Au cours de la retraite d’octobre 1831, il médite sur la Règle. Après avoir parlé de la fin de l’Institut, il écrit: «Les moyens que nous employons pour parvenir à cette fin participent à l’excellence de cette fin, ils sont encore incontestablement les plus parfaits puisque ce sont précisément ceux même employés par notre divin Sauveur, ses Apôtres et ses premiers disciples, c’est-à-dire la pratique exacte des conseils évangéliques, la prédication et la prière, mélange heureux de la vie active et contemplative dont Jésus Christ et les Apôtres nous ont donné l’exemple […]» [41].

Au mois d’août 1838, l’évêque de Marseille se réjouit en recevant une lettre de Mgr P. T. D. d’Astros, archevêque de Toulouse, qui, peu favorable à la création d’équipes de prêtres diocésains chargés de prêcher des missions, propose plutôt de fournir des vocations aux congrégations établies pour cela, «qui ont mission et par conséquent grâce pour ce difficile ministère qui ne peut être dignement exercé que par des hommes spécialement consacrés à Dieu et pratiquant, à l’exemple des Apôtres, les conseils évangéliques» [42].

c. Envoyés pour annoncer la Bonne Nouvelle

Comme Jésus est l’envoyé du Père, les Douze, et les Oblats après eux, sont envoyés par Jésus pour annoncer l’Évangile aux pauvres (Jn 20, 21; 2 Co 5, 20).

Grandeur de cette mission. Après l’acceptation des missions étrangères en 1841, Mgr de Mazenod voit surtout l’excellence de la mission des Apôtres et des Oblats. Depuis le début de la Congrégation, il considérait certes les missions paroissiales comme un ministère «évangélique» et «apostolique»; il s’émerveillait même en constatant le bien qu’elles opéraient dans les âmes. En 1819, par exemple, il écrivait à l’abbé Viguier que le missionnaire est «destiné à renouveler parmi ses contemporains les merveilles jadis opérées par les premiers prédicateurs de l’évangile» [43]. En 1823, il rappelle au novice Hippolyte Guibert, qui hésite dans sa vocation, que Dieu l’a appelé «à le servir dans le ministère qui se rapproche le plus de celui qu’il a prescrit à ses apôtres» [44]. Même réflexion en écrivant au diacre Nicolas Riccardi en 1826. Comment peut-il hésiter dans sa vocation, lorsqu’il voit quelques-uns de ses confrères qui «renouvellent les merveilles opérées par la prédication des premiers disciples de l’Évangile» [45]? Pendant le carême de l’année 1844, l’évêque de Marseille publie un mandement sur les missions paroissiales dans lequel on lit: «Depuis quelques mois, cette parole sainte retentit avec les plus admirables effets dans notre diocèse; on l’a entendue dans les bourgs et dans les campagnes comme dans la ville épiscopale, et on a senti que, transmise par Jésus Christ à ses Apôtres, elle n’a rien perdu de son efficacité en traversant les siècles […]» [46].

Mais l’acceptation des missions étrangères occasionne un changement d’accent dans ses lettres. C’est la même vocation missionnaire qu’exercent les Oblats, à la suite des Apôtres: dans les pays de vieille chrétienté «pour réveiller les pécheurs» et auprès des infidèles «pour annoncer et faire connaître Jésus Christ» [47]; c’est cependant dans un sens plus plein et plus fort que, selon lui, les missions étrangères réalisent cette fin commune de faire connaître et aimer Jésus Christ [48]. Mgr de Mazenod parle alors avec beaucoup d’enthousiasme de la grandeur de la vocation missionnaire. Citons simplement quelques extraits de ses lettres. Au départ du père Pascal Ricard pour l’Orégon, en 1847, à la demande Mgr Magloire Blanchet, évêque de Walla Walla, le Fondateur écrit: «Je ne vous dis rien de ce qu’a de magnifique aux yeux de la foi le ministère que vous allez remplir. Il faut remonter jusqu’au berceau du christianisme pour trouver quelque chose de comparable. C’est un apôtre auquel vous êtes associé et les mêmes merveilles qui furent opérées par les premiers disciples de Jésus Christ se renouvelleront de nos jours par vous, mes chers enfants, que la Providence a choisis parmi tant d’autres pour annoncer la Bonne Nouvelle à tant d’esclaves du démon qui croupissent dans les ténèbres de l’idolâtrie et qui ne connaissent pas Dieu. C’est là le véritable apostolat qui se renouvelle de notre temps. Remercions le Seigneur d’avoir été jugés dignes d’y concourir d’une manière si active» [49].

En 1851, il explique encore plus clairement sa pensée au même père: «Les missions étrangères comparées à nos missions d’Europe ont un caractère propre d’un ordre supérieur puisque c’est un véritable apostolat pour annoncer la Bonne Nouvelle aux nations qui n’avaient pas encore été appelées à la connaissance du vrai Dieu et de son Fils Notre Seigneur Jésus Christ […] C’est la mission des Apôtres: Euntes, docete omnes gentes! Il faut que cet enseignement de la vérité arrive parmi les nations les plus reculées pour qu’elles soient régénérées dans les eaux du baptême. Vous êtes de ceux à qui Jésus Christ a adressé ces paroles en vous donnant votre mission comme aux Apôtres qui furent envoyés pour convertir nos pères. Sous ce point de vue qui est vrai, il n’y a rien au-dessus de votre ministère» [50].

Les missions les plus pénibles furent celles du Nord-Ouest Canadien. On y souffrait de la solitude, de la faim et du froid. Ce sont surtout ces missionnaires que Mgr de Mazenod sent le besoin d’encourager, même s’il fallait habituellement deux ans pour recevoir une réponse aux lettres. Le 28 mai 1857, il félicite le père Henri-Joseph Faraud, à la mission de la Nativité, près du lac Athabaska: «Quelle récompense dès ce monde en considérant les prodiges opérés par la vertu de votre ministère. Il faut remonter jusqu’à la première prédication de saint Pierre pour retrouver quelque chose de semblable. Apôtre comme lui, envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle à ces nations sauvages, le premier à leur parler de Dieu, à leur faire connaître le Sauveur Jésus, à leur montrer la voie qui conduit au salut, à les régénérer dans les saintes eaux du baptême. Il faut se prosterner devant vous tant vous êtes privilégiés parmi vos frères dans l’Église de Dieu dans le choix qu’il a fait de vous pour opérer ces miracles […] Je sais que vous offrez à Dieu toutes vos souffrances pour le salut de ces pauvres âmes si fort abandonnées que vous amenez par sa grâce à la connaissance de la vérité, à l’amour de Jésus Christ, au salut éternel. C’est ce qui me console, surtout lorsque je considère que vous avez été choisi comme les premiers Apôtres pour annoncer la Bonne Nouvelle à des nations qui sans vous n’auraient jamais connu Dieu […] C’est superbe, c’est magnifique de pouvoir s’appliquer très réellement les belles paroles du Maître: elegi vos ut eatis. Quelle vocation! Si, comme je n’en doute pas, vous savez y correspondre, quelle récompense sera la vôtre! [51]»

À Mgr Alexandre Taché, évêque de Saint-Boniface, il écrit, le 16 juillet 1860: «L’évêque de Satala [Mgr Vital Grandin] m’avait parlé des prouesses de notre père Grollier et du succès des efforts de son zèle. Il y a vraiment de quoi se réjouir en voyant la bonne nouvelle parvenir ainsi et par le ministère des nôtres jusqu’aux extrémités de la terre. C’est là le vrai apostolat, les nôtres sont envoyés comme le furent les Apôtres» [52].

Nature de la mission des Apôtres. Les Apôtres ont été envoyés pour enseigner (Mt 28, 19-20), gouverner (Mt 18, 17-18) et sanctifier les hommes (Lc 12, 19-20; Jn 20, 21-23). Pour Mgr de Mazenod, les Oblats marchent sur les traces des Apôtres parce qu’ils tendent à la perfection en suivant les conseils évangéliques, etc., mais aussi parce qu’ils continuent leur mission d’enseignement et de sanctification [53].

Il rappelle cette double mission par une grande variété d’expressions dans la plupart des textes où il est question des Apôtres. Certaines parlent de la mission en général, par exemple: «Douze Apôtres suffirent pour convertir le monde» [54]; les scolastiques doivent se préparer comme les Apôtres à «voler à la conquête du monde» [55]; «Que devons-nous faire […]? Pleins de confiance en Dieu, entrer dans la lice et combattre jusqu’à extinction pour la plus grande gloire de Dieu […]; faire rentrer dans le bercail tant de brebis égarées, […] apprendre à ces chrétiens dégénérés ce que c’est que Jésus Christ, les arracher à l’esclavage du démon et leur montrer le chemin du ciel […]» [56]; «ramener par l’éclat des vertus les peuples égarés» [57]; «gagner les âmes à Jésus Christ» [58]; «combattre le démon et le vaincre» [59]; «troupe avancée, si généreuse et qui fait des conquêtes à Jésus Christ par tant de sacrifices […]» [60]; «étendre le royaume de Jésus Christ», «combattre les combats du Seigneur» [61].

La plupart des textes relatifs aux Apôtres se rapportent à la mission d’enseignement. Une expression revient sans cesse «annoncer la Bonne Nouvelle du salut» [62], mais on en rencontre aussi plusieurs autres: «amener à la connaissance du vrai Dieu et à la pratique de la vertu» [63], «éclairer», «admirable mission de faire connaître Jésus Christ» [64], «propager la connaissance et l’amour de Jésus Christ» [65], «propagateurs de la doctrine de Jésus Christ» [66], etc. C’est évidemment dans la Règle que l’enseignement du Fondateur est plus complet à ce sujet. Dans le Nota Bene du début, après avoir dit: que devons-nous faire? il écrit: «les peuples croupissent dans la crasse ignorance de tout ce qui regarde leur salut […]. Il est donc pressant […] d’apprendre à ces chrétiens dégénérés ce que c’est que Jésus Christ […]». Il consacre ensuite un chapitre de la Règle à la prédication dans lequel il expose avec force ce qu’il entend par là: «Nous devons ne viser absolument qu’à l’instruction des peuples, ne considérer dans notre auditoire que le besoin du plus grand nombre de ceux qui le composent, ne pas nous contenter de leur rompre le pain de la parole, mais le leur mâcher, faire en sorte, en un mot, que, sortant de nos discours, ils ne soient pas tentés d’admirer sottement ce qu’ils n’ont pas compris, mais qu’ils s’en retournent édifiés, touchés, instruits, capables de répéter, dans le sein de leur famille, ce qu’ils auront appris de notre bouche». Déjà dans une des instructions du carême 1813, il avait annoncé aux fidèles qu’à l’imitation de l’apôtre Paul, il n’était pas venu pour annoncer l’Évangile de Jésus Christ avec les discours élevés d’une éloquence et d’une sagesse humaine, mais «la simple parole de Dieu, dénuée de tout ornement, mise autant que nous l’avons pu à la portée des plus simples» [67].

Les expressions qui traitent de la mission de sanctification sont moins nombreuses et moins variées, mais suffisamment claires. Pendant son séminaire, Eugène a souvent invité sa sœur et sa grand-mère à recevoir plus souvent la communion. C’est là, écrit-il, un moyen de sanctification que pratiquaient les premiers chrétiens selon l’intention de notre Seigneur «qui leur fut transmise par les Apôtres» [68]. Dans une instruction du carême 1813 il traite de la confession: «Tout chrétien sait qu’il y a un sacrement de pénitence institué par notre Seigneur Jésus Christ pour remettre les péchés commis après le baptême. Que les prêtres approuvés sont les seuls ministres de ce sacrement en vertus du pouvoir qui leur a été donné par le Sauveur […]. Que ne puis-je vous mettre sous les yeux la constante tradition et la foule de témoignages qui vous montreront l’uniformité et la perpétuité de cette doctrine, en remontant de notre temps jusqu’aux Apôtres» [69].

Après la fondation de la Congrégation, il parle assez souvent de cette mission de sanctification, par exemple: notre vocation consiste à «travailler sans relâche à la sanctification des âmes par les moyens qui ont été employés par les Apôtres» [70]; les novices et les scolastiques se préparent à devenir «de dignes ministres de la miséricorde de Dieu sur les peuples» [71], «c’est bien vous qui achetez les âmes au prix de votre sang» [72], envoyés pour «leur montrer la voie qui conduit au salut […], les régénérer dans les saintes eaux du baptême […]» [73].

Plusieurs paragraphes de la Règle exposent dans le détail les divers ministères des Oblats, relatifs à la sanctification des fidèles: missions, confessions, direction de la jeunesse, apostolat auprès des prisonniers et des moribonds, office divin, etc. Même lorsqu’il écrit aux missionnaires, le fondateur parle rarement du baptême. C’est qu’il les voulait plutôt, à l’imitation des Apôtres: «tout entiers à la prière et au ministère de la parole» (Ac 6, 4).

3. AUTRES REFERENCES AUX APÔTRES DANS LES ECRITS DU FONDATEUR

Mgr de Mazenod s’inspire des Apôtres dans quelques autres circonstances. En 1830, il est en relation avec le père J. A. Grassi, jésuite de Turin, au sujet d’un projet de fondation dans les états Sardes, c’est-à-dire en Sardaigne, au Piémont ou en Savoie. Il répond à l’avance à quelques objections: «Voudrait-on opposer, écrit-il, que nous sommes étrangers? Mais les membres d’une congrégation reconnue par l’Église, ayant un chef nommé par le Pape, sont catholiques avant tout. Leur vie est consacrée, selon l’esprit de leur vocation, au service des âmes sans acception de personne ni de nation, leur ministère est tout spirituel, ils appartiennent au pays qui les adopte, et y vivent sous l’ombre tutélaire des lois en fidèles sujets, uniquement occupés de l’objet de leur céleste mission qui tend à faire accomplir tous les devoirs, soit envers Dieu, soit envers le Prince, son représentant parmi les hommes. Les Apôtres étaient étrangers dans les pays que notre Seigneur Jésus Christ les chargea d’évangéliser» [74].

En 1837, le père Vincent Mille accompagne Mgr J. Bernet, archevêque d’Aix en tournée pastorale. Le prédécesseur de l’Archevêque avait permis à des prêtres étrangers de prêcher des missions dans le diocèse. Le père Mille annonce que ces prédicateurs sont déjà repartis, après avoir beaucoup fait parler d’eux et annoncé de grands projets. Le Fondateur note alors dans son Journal: «C’est le second tome des Missionnaires de France auxquels appartiennent quelques-uns de ces nouveaux venus. Pourquoi veut-on agir autrement que les Apôtres nos modèles n’ont fait? Il est écrit qu’ils n’allaient pas moissonner dans le champ d’autrui. Aussi Dieu n’a pas béni leurs œuvres, et nous aurons le mérite de la résignation ou du support que j’avais tant recommandé aux nôtres dans les moments pénibles qu’il fallait laisser passer» [75].

Dans le mandement du 21 décembre 1845, qui ordonne des prières pour le retour de l’Angleterre à l’unité catholique, l’évêque de Marseille observe que «des esprits droits et sincères» ont vu qu’une Église «était fausse si elle n’avait pour fondement les Prophètes, les Apôtres et Jésus Christ, pierre angulaire de l’édifice [… Ils] n’ont pas voulu confondre la houlette du pasteur spirituel avec le sceptre du roi temporel, les clefs qui ouvrent aux âmes le royaume du ciel avec le glaive qui protège les corps; les puissances de ce monde ne leur ont point paru avoir reçu du ciel la mission de paître les brebis et les agneaux du Sauveur, mais celui-là à qui Dieu a expressément dit: Paissez mes agneaux et mes brebis (Jn 2l, 16 et 17), et ceux qui, avec lui, ont été investis du ministère pastoral, c’est-à-dire le Pape, successeur de saint Pierre et centre de l’unité, et avec lui les évêques successeurs des autres Apôtres, eux tous, à qui il a été dit: Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit» [76].

Mgr de Mazenod emploie assez souvent le mot Apôtre dans le sens plus large de grands missionnaires de l’Évangile. Il le fait d’abord deux fois dans le Nota Bene de la Règle de 1818: «Ces causes étant connues il est plus aisé d’y apporter le remède. Il faut pour cela former des apôtres […]». «Que devons-nous faire […]? Marcher courageusement sur les traces de tant d’apôtres qui nous ont laissé de si beaux exemples […]» [77]. En 1819, il écrit au père Tempier et à ses confrères, en mission à Rognac: «Dieu soit loué! mes chers amis et véritables apôtres», ou encore, au début de 1826: «Recommandez aux pères qui prêchent le jubilé de se conduire en saints, en vrais apôtres» [78]. Au mois de février 1848, il écrit au père Louis-Toussaint Dassy, à Nancy, en lui donnant des nouvelles des pères et frères de Ceylan et de l’Orégon et conclut: «Que personne ne se plaigne plus de rien chez nous quand on a une troupe avancée si généreuse et qui fait des conquêtes à Jésus Christ par tant de sacrifices, mais aussi quel mérite n’acquièrent-ils pas aux yeux de Dieu et de l’Église. Chers frères, qu’ils sont admirables! Prions bien pour eux et soyons fiers d’appartenir à de tels apôtres du Seigneur» [79]. Même réflexion dans une lettre au père Charles Baret, en 1852: «Impossible de trouver une réunion [jeunes pères] de plus sages, de plus fervents enfants […] Jamais nous n’en avions tant eus dans la Congrégation. Aussi nous embrassons la terre entière par nos apôtres dont le zèle et le dévouement m’arrachent des larmes de joie et de tendresse» [80].

Le Fondateur emploie peu souvent l’adjectif «apostolique». Quelques fois seulement il appelle les Oblats «hommes apostoliques» [81] et parle de leur «vocation apostolique» [82]; ou encore qualifie-t-il leur mission «d’œuvre apostolique», de «ministère apostolique» [83].

4. DEVOTION ENVERS LES APÔTRES, EN PARTICULIER PIERRE, PAUL ET JEAN, ET INTERÊT POUR LEURS ECRITS

Dans le premier Directoire des novices et des scolastiques, que la tradition oblate attribue au père Casimir Aubert, proche collaborateur et disciple bien-aimé du Fondateur, figurent au chapitre des dévotions: les Apôtres, surtout saint Pierre, saint Paul et saint Jean [84]. Leurs noms apparaissaient déjà dans les litanies des saints, propres à la Congrégation et récitées à l’examen particulier depuis les premières années de l’Institut.

Déjà en 1805, pour raffermir dans la foi son ami Emmanuel Gaultier de Claubry, Eugène lui envoie une série de textes de l’Écriture sainte et ajoute: «Ce n’est […] point Eugène, c’est Jésus Christ, c’est Pierre, Paul, Jean, etc., qui vous envoient cette nourriture salutaire laquelle, reçue avec cet esprit de foi dont vous êtes capable, ne sera certainement pas sans effet» [85].

Eugène aimait saint Pierre parce que Jésus lui a confié les clés de son Église [86] et parce que, comme lui-même, il a particulièrement été l’objet de la miséricorde du Seigneur. Il le prit comme «patron de choix» pendant sa retraite de préparation au sacerdoce, en décembre 1811 [87]. À son ami l’abbé Charles de Forbin-Janson, en visite à Rome en 1814, il écrit: «J’ai encore la place pour te prier d’offrir mon cœur avec le tien à saint Pierre et à tous les autres saints dont la Ville sainte est remplie» [88]. Au cours de son propre séjour à Rome, en 1825-1826, le père de Mazenod célèbre la messe sur le tombeau du Prince des Apôtres, le 21 décembre 1825 et, dans ses lettres et son Journal, note l’existence de souvenirs ou de reliques de saint Pierre dans une douzaine d’églises [89].

«Dévoré du zèle qui remplissait les Apôtres», selon l’expression du chanoine Cailhol [90], il est normal que Mgr de Mazenod ait eu une admiration et une dévotion spéciale envers saint Paul, l’apôtre des gentils. Lors de son voyage à Rome, en 1825-1826, il alla prier sur le tombeau de cet Apôtre, le 29 janvier 1826, et trouva des souvenirs de lui dans quelques autres églises [91].

Saint Jean, le disciple bien-aimé, fut vénéré à cause surtout de son intimité avec le Seigneur. À l’occasion du décès de Dauphin, un de ses domestiques, Mgr de Mazenod confia sa douleur à son Journal et crut nécessaire de s’expliquer: «J’ai tout lieu de remercier Dieu de m’avoir donné une âme capable de mieux comprendre celle de Jésus Christ, notre maître, qui a formé, qui anime, qui inspire la mienne, que tous ces froids et égoïstes raisonneurs qui placent apparemment le cœur dans le cerveau, et ne savent aimer personne parce qu’en dernière analyse ils n’aiment qu’eux. Et c’est après la venue de Jésus Christ, après l’exemple de saint Pierre, après les enseignements de saint Jean que l’on vient nous débiter un genre de perfection plus digne des stoïciens que des véritables chrétiens!» [92].

Le Fondateur connaissait bien les écrits de ces trois Apôtres. Souvent, dans ses lettres et davantage encore dans ses mandements, il cite des extraits de leurs épîtres et de l’Évangile de saint Jean. On rencontre une cinquantaine de citations de saint Pierre, quelques centaines de saint Jean et davantage encore de saint Paul [93].

Les Apôtres dans la tradition de la Congrégation

Les Oblats, contemporains du Fondateur, ne semblent pas avoir beaucoup partagé son intérêt et sa dévotion pour les Apôtres, mais ils ont été animés du même zèle. Certes, il faudrait mieux connaître tout ce qu’ils ont écrit pour porter un jugement objectif, mais le peu que l’on connaît, à travers les biographies ou les Notices nécrologiques, nous permet, semble-t-il, de faire cette affirmation. En effet, dans les écrits publiés des deux principaux collaborateurs de Mgr de Mazenod, les pères Tempier et Casimir Aubert, il n’est presque jamais question des Apôtres. En réponse à la première lettre reçue de l’abbé de Mazenod, l’abbé Tempier répond en se servant des mêmes termes que son correspondant: «Je vois d’ailleurs ce que vous recherchez le plus dans le choix de vos collaborateurs: vous voulez des prêtres […] qui soient disposés à marcher sur les traces des Apôtres […]» [94].

Le père Casimir Aubert les mentionne lui aussi une fois. Le jeudi saint 1833, Mgr de Mazenod l’invite à servir comme diacre à la cathédrale. Il écrit dans ses notes de retraite: «Ce n’est plus dans une église où l’on célèbre l’institution admirable de l’Eucharistie, tu as le bonheur d’être avec les Apôtres dans la grande salle où l’adorable Jésus va donner la preuve la plus éclatante de son amour pour les hommes» [95]. On sait que le père Dominique Albini, afin d’imiter les apôtres, tenait à marcher pour se rendre dans les lieux où il allait prêcher [96].

Dans une lettre de 1863 au père Joseph Fabre, Mgr Jean-François Allard prête aux Basotho des considérations qui supposent déjà, chez certains d’entre eux, une bonne connaissance des Évangiles et des Actes des Apôtres: «Les Basotho, écrit-il, trouvent bien à propos le célibat des missionnaires catholiques. Nous savons, nous disent quelques-uns d’entre eux, que les Apôtres ont tout quitté et que plusieurs n’étaient pas mariés. Aussi, en voyant nos ministres protestants, nous sommes-nous demandés où étaient les successeurs des Apôtres qui avaient renoncé à tout et vivaient d’une manière pauvre? Mais lorsque nous avons vu arriver les missionnaires catholiques, nous nous sommes dit: ceux-ci sont plutôt les vrais successeurs des Apôtres, parce qu’ils marchent mieux sur leurs traces»[97].

En 1868, le père Marc de L’Hermite dit que le père Tempier a été le disciple bien-aimé du Fondateur, comme saint Jean l’a été de Jésus. Le père Joseph Fabre fait la même comparaison, en 1870, dans la notice nécrologique du père Tempier [98], mais dans ses nombreuses lettres circulaires, il ne mentionne qu’une fois les Apôtres, en parlant de l’obéissance [99]. Dans celle du 21 mars 1863, il rappelle que le but de la Congrégation est d’évangéliser; cependant il donne en exemple non pas les Apôtres mais saint Vincent de Paul et saint François Régis [100].

Le père Louis Soullier mentionne plus souvent les Apôtres. Dès sa première lettre circulaire, le 24 mai 1893, il dit qu’il a été élu par le Chapitre qu’il compare au Cénacle «où les Apôtres s’étaient retirés en descendant de la colline de l’Ascension. Dans le silence et le recueillement, étroitement unis par la charité, et en union de prière avec Marie, la Mère de Dieu, ils attendirent avec confiance la réalisation des promesses divines, et une merveilleuse transformation s’opéra […]» [101].

Dans les importantes lettres circulaires sur la Prédication et sur les Études, le père Soullier parle plusieurs fois des Apôtres de la même façon que le Fondateur. Il publie celle sur la Prédication en février 1895. Après un long exposé sur la dignité et la fécondité de la prédication, il ajoute: «Les Apôtres envoyés par Jésus Christ appréciaient cette sublimité. Obligés de choisir, ils confiaient les œuvres de la charité à des ministres subalternes et se réservaient le soin de la prédication […]» [102].

Une dizaine de fois, dans la lettre circulaire sur les Études, parue le 8 décembre 1896, il mentionne les Apôtres qui ne baptisent pas mais exercent par eux-mêmes le ministère de la parole (p. 32). Il affirme que «le meilleur moyen de régénérer le monde c’est de revenir à la méthode des Apôtres» et explique en quoi consiste cette méthode (p. 45 et 46). Au chapitre V, sur l’étude et l’Oblat en mission à l’étranger, il dit: «Vous vous trouvez dans la situation des Apôtres qui avaient le monde à conquérir à la foi […]; votre rôle est, en un sens, plus ardu que celui des Apôtres» parce que «vous n’avez pas seulement en face de vous le paganisme, vous avez à côté de vous l’hérésie […]» (pp. 58-59). En plusieurs endroits il parle de «l’homme apostolique» qui est le «propagateur et le défenseur de la foi» (p. 64, 106) [103].

À l’occasion de l’expulsion des Oblats de France en 1903, le père Cassien Augier écrit: «N’avons-nous pas à nous réjouir, à l’exemple des Apôtres, d’avoir été jugés dignes de souffrir pour Jésus Christ (Ac 5, 41)?» [104].

Une fois dans ses lettres circulaires, Mgr Augustin Dontenwill cite l’extrait bien connu des Mémoires du Fondateur sur les débuts de la Congrégation: «Mon intention, en me vouant au ministère des missions […] avait été d’imiter l’exemple des Apôtres dans leur vie de dévouement et d’abnégation[…]» [105].

Le père Léo Deschâtelets parle du Fondateur dans la plupart de ses lettres circulaires et mentionne plusieurs fois les Apôtres. Dans la circulaire n° 191 sur notre vocation, il les appelle «nos premiers pères» [106]; dans celle sur l’Esprit du renouveau, en 1968, il cite la Préface au sujet de la façon dont notre Seigneur a choisi et formé les Apôtres; il insiste sur «l’ascèse qui prend sa source dans les enseignements de l’Évangile et des saints Apôtres»; il invite ensuite les Oblats à «marcher sur les traces du Christ et des Apôtres» et ajoute que «les saints, les Apôtres nos premiers pères ont toujours pensé qu’ils ne faisaient jamais assez pour suivre les traces du Christ» [107].

Dans les lettres de ses dernières années de supériorat, entre 1969 et 1972, en plus des expressions traditionnelles «d’hommes apostoliques» et de «vie apostolique», le père Deschâtelets en emploie de nouvelles, telles que: «engagement apostolique», «vie communautaire apostolique», «communauté apostolique» [108].

On rencontre une fois l’expression «communauté apostolique» dans les quelques lettres circulaires du père Richard Hanley [109], tandis que le père Fernand Jetté parle souvent «d’hommes apostoliques» [110], «d’œuvre apostolique» [111], «d’engagement» et de «corps apostolique» [112], de «périodes d’activité apostolique des novices» [113], des «Apôtres nos premiers pères sur les traces desquels nous marchons» [114].

Les Constitutions de 1982, préparées et approuvées sous le supériorat du père Jetté, mentionnent les Apôtres dans trois articles. Le troisième, «En communauté apostolique», expose une idée que l’on ne rencontre pas explicitement chez le Fondateur: «La communauté des Apôtres avec Jésus est le modèle de leur vie; il avait réuni les Douze autour de lui pour en faire ses compagnons et ses envoyés (Mc 3, 14). L’appel et la présence du Seigneur au milieu des Oblats aujourd’hui les unissent dans la charité et l’obéissance pour leur faire revivre l’unité des Apôtres avec lui, ainsi que leur mission commune dans son Esprit.» Le père Jetté a repris cette pensée dans la lettre circulaire n° 299 de convocation du Chapitre de 1986: «Le Chapitre est donc d’abord une rencontre de famille autour du Christ, comme celle des Apôtres à leur retour de mission (Mc 6, 30-32) ou celle du soir de Pâques […]» [115].

L’article 6 des Constitutions, «En Église», s’inspire de la pensée du Fondateur, très attaché à l’Église et au Pape et qui voulait les Oblats au service des évêques [116]. L’article se lit comme suit: «Par amour de l’Église, les Oblats accomplissent leur mission en communion avec les pasteurs que le Seigneur a placés à la tête de son peuple; ils acceptent loyalement, avec une foi éclairée, l’enseignement et les orientations des successeurs de Pierre et des Apôtres.»

L’article 45, sur la formation d’inspiration évangélique, reprend des expressions que l’on trouve souvent sous la plume du Fondateur: «Jésus a formé personnellement les disciples qu’il avait choisis et les a initiés au mystère du Royaume de Dieu (Mc 4, 11). Pour les préparer à leur mission, il les associa à son ministère; pour affermir leur zèle, il leur envoya son Esprit. Ce même Esprit forme le Christ en ceux qui s’engagent sur les traces des Apôtres. Plus il leur fait pénétrer le mystère du Sauveur et de son Église, plus il les incite à se vouer à l’évangélisation des pauvres.»

Le père Marcello Zago, comme le père Jetté, nomme quelquefois les Apôtres [117]. Il emploie aussi l’expression traditionnelle «d’hommes apostoliques» [118] et surtout, celles plus récentes de «spiritualité apostolique», «priorités apostoliques» [119] puis, très souvent «communautés apostoliques» [120].

Conclusion

Dans le mandement du 28 février 1848, l’évêque de Marseille écrivait: «L’apôtre est plus parfait que le cénobite. Les vertus de ceux qui prêchent la vérité, dit saint Grégoire, pape, sont les ornements des cieux. Or, l’apôtre, dans les inspirations d’une charité sublime, s’oublie quelquefois lui-même, fait une entière abnégation de ce qui lui est propre, pour se livrer tout entier au soin de sauver ses frères. Il voudrait, comme saint Paul, être anathème pour eux […]» [121].

Après son retour à Aix en 1802 et sa conversion entre 1805 et 1808, la grâce alluma dans le cœur d’Eugène de Mazenod la flamme du zèle. Il consacra ensuite sa vie au salut des âmes et partagea la sollicitude de toutes les Églises [122]. Ce n’est pas sans raison qu’au sortir d’un entretien avec lui, en 1850, Mgr L. Berteaud, évêque de Tulle, traduisit ses impressions par ces mots: «J’ai vu Paul» [123].

Les Oblats ont toujours été animés du zèle ardent dont brûlaient les Apôtres et Mgr de Mazenod. Celui-ci s’est souvent réjoui de leur dévouement et de leurs succès apostoliques. Le secrétaire du Chapitre général de 1837 raconte, dans le compte rendu de la première séance, que le Fondateur adressa aux capitulants des paroles toutes paternelles «dans lesquelles il n’a pas pu se défendre d’abord d’une vive émotion, qui a été partagée par tous, en considérant autour de lui des enfants qu’il avait vu naître sous ses yeux et formés de ses propres mains, maintenant devenus des apôtres, des triomphateurs, des hommes à miracle, puisque par une protection signalée du Seigneur des prodiges naissaient sous leur pas […]» [124].

Au retour de son voyage en Amérique, en 1895, le père Louis Soullier, supérieur général, publiait une lettre circulaire dans laquelle il écrivait: «Oui, nos missionnaires ont marché sur les traces des Apôtres; avec la croix et le Verbe divin, ils ont converti des nations entières et les ont amenées, par la Mère de Miséricorde, à Jésus Christ, le fils de Dieu» [125].

Les Supérieurs généraux et les Papes ont souvent fait les mêmes constatations. Les Oblats ont annoncé courageusement la Bonne Nouvelle aux pauvres et formé des chrétientés dans plusieurs pays. En 1932, le pape Pie XI disait son admiration par ces mots: «Nous avons vu encore une fois combien vous teniez à votre belle, glorieuse et sainte spécialité, qui est de consacrer vos forces, vos talents et vos vies aux âmes les plus abandonnées dans les missions les plus difficiles […] [126]» Au Chapitre général de 1986, le pape Jean-Paul II les invitait à demeurer fidèles à cet héritage: «Fils d’Eugène de Mazenod, dont le zèle pour l’annonce de l’Évangile a été comparé au vent du mistral, héritiers d’une lignée presque deux fois séculaire d’Oblats passionnés de Jésus Christ, laissez-vous plus que jamais attirer par les foules immenses et pauvres des régions du tiers-monde, comme par ce quart monde occidental stagnant dans la misère et souvent dans l’ignorance de Dieu!» [127].

Yvon Beaudoin