Le père Yves BERTRAIS, des Oblats de Marie Immaculée, en 1992, à Javouhey (Guyane française). (Photo: Philippe Chanson)

Le père Yves Bertrais des Oblats de Marie Immaculée (1921-2007):
Une des dernières grandes figures de missionnaires-anthropologues

À Homme d’exception, hommage d’exception. Plus de deux mille Hmong venus de tous horizons ont participé, à la paroisse Saint-Marc d’Orléans, aux trois journées d’obsèques du père Yves Bertrais, les 8, 9 et 10 juin 2007, célébrées, à sa demande, selon les rituels funéraires hmong – avant les obsèques françaises à Prinquiau, son village natal, en Loire-Atlantique. D’intenses moments de fraternité culturelle et de convivialité où se sont succédés veillées et repas coutumiers, nombreuses laudatio ponctuées de chants, de témoignages vibrants et de prières, le rite des Anciens, celui des vœux et une impressionnante «cérémonie des couronnes» offertes par des délégations du Canada, des États Unis, d’Australie, de Chine, du Laos, du Vietnam, de Thaïlande, de Guyane et de France… De véritables «funérailles nationales hmong» qui, de mémoire du père René Charrier, compagnon d’œuvre et responsable de la Communauté Catholique Hmong de France, ne s’étaient encore jamais vues. Une exposition de photos et de textes sur la vie et l’œuvre d’Yves Bertrais, ses portraits sur d’immenses affiches, un livre d’or collectant signatures et hommages, une atmosphère d’intense ferveur, d’émotion et la solennité de la messe en langue hmong ont dit tout l’attachement de cette communauté d’exilés venus du Laos à celui qui restera à toujours leur père. À double titre: père spirituel du christianisme catholique hmong puisque c’est par le sacerdoce d’Yves Bertrais que le chamane Ya Ja No devint en 1953 le tout premier baptisé catholique hmong et que la première église hmong fut fondée au Laos; et père «culturel» de l’ethnie dont il fut un éminent spécialiste pour avoir non seulement participé à collecter inlassablement et sans censure les traditions orales mais bien plus cardinalement pour avoir été à la genèse de la création de l’écriture grâce à laquelle, potentiellement, nombre des quelques 8 millions de Hmong dispersés dans le monde peuvent aujourd’hui communiquer entre eux. C’est dire si avec le départ d’Yves Bertrais, fait Chevalier de la Légion d’honneur à Cayenne, en 1991, et qui reçut de la Path to Peace Foundation (crée pour soutenir la Mission permanente du Saint-Siège auprès des Nations Unies) la Médaille Servitor Pacis, à New York, en 1998, disparaît une des grandes figures de missionnaires-anthropologues des dernières générations comme on n’en trouvera sans doute plus.

La découverte des Hmong au Laos

Personnalité inséparable de l’histoire contemporaine du peuple hmong, la formidable aventure de cinquante-sept années de présence d’Yves Bertrais auprès de ces populations commence – après ses études au petit et grand séminaire de Nantes, son noviciat auprès des Oblats, son scolasticat et son ordination en 1946 aux lendemains de la guerre suivie de son départ pour le Laos l’année suivante – lorsque son évêque l’envoie sans directive précise prospecter parmi les populations isolées sur les hauteurs du district de Luang-Prabang.

Décidé à faire la connaissance avec les paysans animistes hmong non encore alphabétisés dont il avait entendu parler – de rudes montagnards semi-sédentaires, d’origine sino-tibétaine, vivant de culture sur brûlis, d’élevage et de chasse –, il enfourche son vélo et, en avril 1950, sans préparation aucune, demande l’hospitalité à Kiu Katiam, un petit village d’une soixantaine de maisons situé à 1400 mètres d’altitude sur la chaîne des Gaurs. Sa vie d’un coup bascule en faveur de cette ethnie délaissée et marginalisée. Dépourvu de tout, il ne survit que grâce à l’accueil et à la générosité de la famille du chamane Ya Ja No.

Ya Ja No le premier baptisé catholique Hmong en 1953. Ici, au village de Cacao, en 1992, en Guyane française. (Photo: Philippe Chanson)

Épousant les us et coutumes des Hmong, partageant leur mode de vie, leur style d’habitat, d’habillement, leur nourriture, leurs chasses, leurs fêtes et s’initiant immédiatement à leur langue, il s’immerge totalement dans cet univers culturel et religieux sur le mode de l’observation participante chère aux anthropologues de terrain. Bien vite, les Anciens lui signifient son adoption solennelle en lui attribuant un nom hmong qui se révélera prophétique: celui «fonctionnel» de Txiv Plig, le «père des âmes», suivi de celui «adoptionnel» de Nyiaj Pov, d’«argent protégé», dont l’idée finement imagée est celle «d’un cadeau d’autant précieux à préserver qu’il est en espérance d’être partagé».

Pendant neuf pleines années, Yves Bertrais forge alors ses propres outils conceptuels, rassemble ses premières collectes à la dictée et, surtout, se passionne pour cette langue hmong dont il s’ingénie à décrypter toutes les subtilités phonétiques et grammaticales, recueillant précieusement à la main, sous forme de simples fiches, toute l’étendue possible des subtilités  de chacun des mots du vocabulaire tout en tentant d’esquisser leur graphie. Pour la première fois, le peuple hmong voit se dessiner son alphabet.

Yves Bertrais en mesure l’intérêt immédiat et beaucoup plus lointain lorsque Ya Ja No, le premier converti (fruit d’aucun prosélytisme – le père se contentant de célébrer seul dans sa première maison hmong) réclame de pouvoir lire les récits du Christ dans sa propre langue. C’est à partir de cet événement qu’Yves Bertrais compose le premier catéchisme en langue vernaculaire et qu’un petit groupe de Hmong se rassemble chaque soir pour apprendre à lire à partir de ce qu’Yves Bertrais considérait être «un médiocre syllabaire polycopié sur un papier jauni».

Plus d’une centaine d’ouvrages

Dès lors tout s’enchaîne. Apprenant que le pasteur Burney de la Christian Missionary Alliance commençait lui aussi à forger une écriture auprès des Hmong d’une autre province, le père lui propose une importante rencontre en 1953 avec le linguiste William Smalley et deux jeunes Hmong de Kiu Katiam réputés pour leur prononciation pure, afin de s’accorder sur une transcription unique. Ensemble, ils aboutissent à la mise au point technique et fonctionnelle du système «R.P.A.» (Romanised Popular Alphabet) s’engageant à n’en rien changer.

S’ensuivra la grande œuvre d’Yves Bertrais: un intense travail de traduction, de compilation et de création de textes écrits en hmong et pour les Hmong (et non en français en écrivant sur les Hmong, comme y aura beaucoup insisté Yves Bertrais), soit plus d’une centaine d’ouvrages destinés à offrir du matériau didactique et intellectuel propice à l’alphabétisation et à la perpétuation du patrimoine culturel comme à la reconnaissance internationale de la langue hmong.

Outre les outils linguistiques de base (syllabaire, grammaire et le fameux premier Dictionnaire hmong blanc-français de presque 600 pages édité en 1964), c’est sous l’impulsion opiniâtre d’Yves Bertrais que, petit à petit, à l’aide d’équipes de collecteurs, de traducteurs puis d’auteurs, seront développés trois corpus impressionnants et significatifs: une série d’ouvrages pédagogiques vulgarisés (des petits traités de soins infirmiers, d’hygiène, de pédiatrie, des manuels de géographie et d’histoire, des pièces de théâtre, des livrets de chansons et de jeux); une autre série d’ouvrages de pastorale qui ont accompagné l’immense travail de la traduction de la Bible en hmong finalisée en 1975 (des histoires bibliques illustrées, une histoire de l’église, des commentaires, un cours d’homilétique, des catéchismes et autres missel, lectionnaire, livrets liturgiques, de prières et cantiques religieux); et des milliers de pages très précieuses de la Collection Patrimoine Culturel Hmong, fruits d’années de patientes collectes des traditions orales (des chants de cour d’amour, des rites funéraires et chamaniques, des légendes, contes et dictons touchant l’univers artistique, coutumier et sapiential hmong ainsi qu’une précieuse histoire de l’ethnie).

Ne plus préparer que des ouvrages en hmong

Ici, à l’instar de Pierre Verger à Bahia, le père Bertrais, ethnologue un peu malgré lui et d’une modestie légendaire, fait figure de quasi exception dans la discipline anthropologique en ayant toujours eu pour but la restitution systématique de son savoir et de ses collectes dans la langue et pour le bénéfice direct des acteurs même de son terrain sans passer par les standards et les ambitions carriéristes universitaires ou le besoin d’une reconnaissance via le lectorat de son pays d’origine.

À preuve que, après son départ forcé du Laos suite aux événements politiques de 1975 (prise du pouvoir par le Pathet Lao qui généra l’exode dramatique de 100 000 Hmong et le départ définitif des missionnaires désormais menacés) et sa réinstallation à Changmaï en vue d’accompagner pastoralement les dizaines de milliers de Hmong réfugiés dans les camps thaïlandais, constatant avec surprise que le seul ouvrage de type universitaire produit entre 1977 et 1979 à l’occasion d’un Diplôme de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de la Sorbonne fut celui qui plut le moins aux Hmong (son Études sur le mariage traditionnel chez les Hmong Blancs du Laos et de la Thaïlande, livre bilingue hmong-français de 400 pages, écrit à l’époque de sa collaboration officielle avec le CNRS et le Centre de Documentation et de Recherches sur l’Asie du Sud-Est et le monde Insulindien – le CEDRASEMI), Yves Bertrais prit la ferme résolution «de ne plus préparer que des livres en hmong», quitte à ce que ce choix «le coupe des relations avec le monde des anthropologues».

Pour les Hmong: Guyane, Philippines, Thaïlande

C’est d’ailleurs dans la foulée que le père renonça finalement à son projet de doctorat pour répondre, en 1979, à l’appel du gouvernement français à venir aider un deuxième groupe de ses frères hmong, exilés en Thaïlande, à s’installer en Guyane près de l’ancien village d’esclaves libérés fondé par Anne-Marie Javouhey. Cette décision difficile eut un impact ultérieur considérable. Car c’est à partir de cette base qu’Yves Bertrais put reconstituer une équipe de collaborateurs compétents lui permettant de faire fructifier, à côté de celle des livres théologiques, la masse de matériau accumulé pour la Collection Patrimoine Culturel Hmong.

C’est également à partir de Javouhey qu’il organisa chaque année, dès 1984, ses voyages auprès des Hmong des USA mais surtout du Yunnan, en Chine, rencontrant anthropologues et historiens, lançant toujours des équipes de collecteurs de traditions orales tout en aménageant, non sans risques, des rencontres avec les quelques prêtres, catéchistes et chrétiens réfugiés suite aux événements de 1975. C’est avec grande joie qu’il constata que grâce à ces derniers, non seulement l’Évangile mais l’écriture hmong R.P.A. y avait aussi pris racine. Son souci fut alors de se tourner vers les médias en créant un Bulletin de liaison international et surtout des émissions radiophoniques à l’attention des Hmong disséminés.

S’ensuivront ses adieux difficiles après dix-sept années passées en Guyane, des séjours de quelques années aux Philippines (de 1995 à 1999) dans le cadre de Radio-Veritas Asia diffusant ses émissions depuis Manille (un poste aujourd’hui occupé par le père Daniel Taillez), puis un retour au Nord de la Thaïlande, à Lomsak, où il refonde à nouveau un Centre Hmong lui permettant de former une équipe de préparation d’émissions distribuées par le même canal.

Fatigué, malade, le père fut rapatrié en France en 2005 et s’éteindra paisiblement à la Maison de retraite des Frères de St-Gabriel, près de Nantes.

Il est difficile de résumer l’épopée de vie du père que l’on pourra découvrir à travers les quelques articles signalés ci-dessous. On y lira par exemple les détails de l’importante période qui doit encore être évoquée entre son départ de Kiu Katiam, en 1958, pour prendre d’abord la responsabilité du district hmong de la province de Sam-Neua, près de la frontière vietnamienne, et sa fuite 26 jours durant, devant l’avance communiste, à travers la jungle, pour rejoindre Luang-Prabang puis Vientiane où il créa l’important Centre d’Apostolat Hmong avant l’ultime repli sur la Thaïlande dès la prise de pouvoir par le régime en 1975. C’est en effet à cette période que se consolida tout l’élan missionnaire imprimé par le père auprès des Hmong, notamment par la création stratégique des écoles de catéchistes et de développement rural. Le père Charrier a qualifié de «véritable ruche» le Centre de Vientiane, lieu de vie et de formation où Oblats et Oblates avaient fondé des écoles pour les jeunes gens et jeunes filles hmong, où se déployaient des visites pastorales et des missions de catéchistes jusque dans les maquis et où se développèrent encore et toujours les incontournables travaux de traduction et d’édition dont héritent les Hmong aujourd’hui.

La vénération et la reconnaissance des Hmong

Le père Bertrais, par son travail acharné, intuitif, d’anthropologue de terrain, de linguiste, d’ethnographe, d’éditeur, de communicateur, d’enseignant, de pasteur, aura incontestablement marqué les générations qui l’ont côtoyé. La vénération et la reconnaissance des Hmong pour «leur père» s’appuyent sur plusieurs versants d’un héritage qui restera dans leur mémoire collective.

Elles s’appuient d’abord sur la mémoire des traits de sa personnalité hors normes, mise au service de sa passion, de son amour et de sa fidélité inconditionnelle pour le peuple hmong, fidélité éprouvée bien au-delà des vicissitudes de son parcours nomade. Homme de vocation, de foi et de conviction, travailleur énergique, infatigable, déterminé et tenace, d’une intelligence brillante, créative et imaginative, clairvoyant et visionnaire tout en restant lucide et pragmatique, Yves Bertrais savait exactement où il allait et ce qui était prioritaire pour le service de Dieu et de ses frères, s’en tenant – sans dévier – à ses choix, ses options, ses décisions qu’aucune épreuve ne semblait pouvoir altérer.

Elles s’appuient ensuite sur le fait qu’Yves Bertrais a apporté une contribution anthropologique, intellectuelle et même spirituelle majeure par la création de l’écriture de la langue hmong et, partant, par l’apprentissage de sa lecture en tant qu’outil déterminant de communication propre à la sauvegarde des trésors de l’oralité, de la culture et donc de l’identité et de la dignité des Hmong en dépit de la concurrence des transcriptions en alphabets lao, thaï et surtout en pin-yin chinois, compromis officiels imposes dans les écoles publiques et participant politiquement à la minoration de l’ethnie. Or, les Hmong ne connaissent pas de frontières politiques, et les écritures nationales ne sont évidemment pas identiques pour tous les pays. En alphabétisant les Hmong, le père Bertrais visait donc non seulement à ce que l’Église hmong qui ne cesse de grandir reste pleinement hmong, mais à promouvoir le droit le plus élémentaire d’un peuple marginalisé et méprisé à s’instruire dans son propre idiome et sur sa proper histoire, lui permettant ainsi de s’informer et d’assumer la défense de sa liberté. C’est dans cette optique qu’il a toujours défendu avec obstination la graphie internationale de l’écriture R.P.A. contre l’hostilité des gouvernements à sa diffusion.

Autre aspect de cette reconnaissance: cet accent sur la conservation scripturaire de la culture n’a jamais négligé les dimensions religieuses de cette culture. Ici, le prosélytisme et l’ethnocentrisme culturel pâlissent devant l’approche humble et emphatique d’un prêtre qui sut découvrir, reconnaître et estimer la force et les vertus mêmes de l’animisme – comme en témoignera Yves Bertrais dans le revue Omnis Terra: «pour mieux vivre et comprendre l’Évangile de Jésus, nous avons à nous laisser instruire par l’animisme […] leurs sages peuvent corriger beaucoup de nos pensées modernes». Des propos qui induisent une autre raison pour laquelle le père aura encore profondément marqué: sa manière radicalement incarnée de vivre l’Évangile dans le respect total de la culture d’accueil. Pas d’Évangile importé, imposé, forcé sur une culture pour Yves Bertrais! Mais un Évangile pensé, vécu, surgi, véridiquement «assompté» dans une culture. Le père croyait à un véritable processus d’inculturation de l’Évangile, un Évangile incarné dans toutes les fibres de l’humain et visant à tenir toujours debout cet humain, tel qu’il est, où il en est et là où il se trouve, dans la matrice des traditions et des valeurs qui enracinent son existence au monde.

Peut-on vraiment considérer comme un hasard le fait que le Père Bertrais, répondant à l’appel reçu, est parti au Laos exactement le 24 décembre 1947, à Noël, fête de la Nativité, et qu’il est décédé le dimanche de Pentecôte de cette année 2007, fête par excellence de la mission? Parabole et synthèse si parlantes du sacerdoce d’Yves Bertrais tendu tout entier entre ces deux moments liturgiques forts soudant le cycle de sa vie ministérielle: la fête de l’incarnation de l’Évangile et celle du témoignage rendu à l’Évangile.

*Pasteur Philippe Chanson
Genève