1. Une identité spécifique
  2. Les articulations possibles de la spiritualité oblate
  3. III. Valeurs oblates et visée missionnaire
  4. Le charisme oblat

L’Esprit Saint anime, renouvelle et vivifie continuellement l’Église, dans le Christ, de façon à ce qu’elle puisse toujours plus pleinement accomplir sa mission d’être signe et sacrement de salut et d’unité pour l’humanité entière. C’est lui qui la guide dans son cheminement vers le Père, vers les cieux nouveaux et la terre nouvelle où régnera la justice. Dans ce dessein de salut, l’Esprit donne à son Église les charismes nécessaires pour que, selon les besoins du temps, elle puisse répondre adéquatement à sa mission.

Dans ce mystère de salut, Eugène de Mazenod apparaît comme une personne qui s’est laissé docilement conduire par l’Esprit et est devenue son instrument pour susciter dans l’Église une nouvelle présence de vie charismatique pour l’évangélisation des pauvres.

La réflexion sur la nature de la vocation oblate en terme de charisme est plutôt récente. Pendant plus de cent ans, on a communément parlé d’«esprit». Ce n’est qu’à partir des années 1940 qu’au mot «esprit» a succédé lentement celui de «spiritualité». Il faut attendre l’époque postconciliaire pour qu’on en arrive à repenser la vocation oblate en termes de «charisme».

Au-delà de la terminologie, qui a aussi son importance, nous chercherons à saisir comment les Oblats ont perçu leur propre identité dans l’Église.

UNE IDENTITÉ SPÉCIFIQUE

La vie précède toujours la réflexion et les Oblats, tout au long de leur histoire, ont pensé surtout à vivre, à accomplir leur propre travail missionnaire avec dévouement et courage, plus préoccupés de susciter la vie autour d’eux que de conceptualiser leur propre vie. Encore récemment on s’est posé la question suivante: «Devons-nous nous identifier dans des formules, dans des énoncés propagandistes ou dans la vie et dans l’orientation pastorale réalisée?». La réponse est immédiate: «Le défi est dans la vie» [1].

En 1959, s’adressant aux éducateurs oblats des États-Unis, le père Léo Deschâtelets dénonçait le manque de réflexion critique sur la spiritualité oblate: «Notre vénéré Fondateur lui-même n’a jamais rédigé de traité scientifique sur cette question. Ce n’est que ces dernières années que certains de nos théologiens ont tenté de formuler exactement ce que nous appelons la spiritualité oblate.

«Si le Fondateur lui-même n’a laissé aucun exposé classique sur notre spiritualité, nous pouvons raisonnablement supposer qu’il s’attendait à ce que les autres Supérieurs généraux présentent officiellement en quoi elle consiste exactement. Mais ce n’a pas été le cas. Mes prédécesseurs ont écrit plusieurs lettres circulaires inspirantes sur divers aspects de notre vie religieuse et spirituelle. Mais la lettre circulaire ou le document révélant le véritable sens de la spiritualité oblate est encore à venir. Et il ne viendra pas tant que nos théologiens et nos spécialistes dans les questions spirituelles n’auront pas fait une recherche exhaustive dans le domaine de notre doctrine religieuse et spirituelle. Présentement, malgré la publication d’un certain nombre d’articles sérieux s’appuyant sur une documentation fiable, et le fait que certains points aient été définitivement établis, l’étude de notre spiritualité ressemble tout simplement à une immense cathédrale en construction, où nombre d’ouvriers qualifiés sont à poser les fondations, alors que le terrain autour est couvert de matériaux qui attendent plus d’ouvriers. La recherche dans ce domaine progresse. Mais nous sommes encore en quête d’un architecte capable de mettre à exécution cet ouvrage monumental […]» [2].

La primauté de la vie n’empêche pas de réfléchir sur ce qui a déjà été vécu; au contraire, une telle réflexion est nécessaire. On peut affirmer qu’«il vaut mieux être pénétré de l’esprit oblat que d’en savoir la définition» [3].

Mais on ne peut nier la nécessité de comprendre toujours plus en profondeur les éléments qui se rapportent au vécu, si on veut connaître une croissance harmonieuse et progressive, et faire, selon les besoins, les nouveaux choix qui s’imposent sur le chemin de l’histoire et sous l’impact des nouvelles cultures.

1. L’ESPRIT

Malgré l’absence, aux origines de l’Institut, d’une réflexion explicite et systématique de nature proprement doctrinale sur son identité propre, la conscience de son existence a toujours été très claire. Eugène de Mazenod a parlé avec conviction, et comme s’il s’agissait d’une donnée acquise, d’un esprit propre à la Congrégation. Dès 1817, il écrivait au père Henry Tempier: «Chaque société dans l’Église a un esprit qui lui est propre; il est inspiré de Dieu selon les circonstances et les besoins des temps où il plaît à Dieu de susciter ces corps de réserve, ou, pour mieux dire, ces corps d’élite […]» [4].

Et plus tard au père Hippolyte Guibert: «Il faut se remplir de notre esprit et ne vivre que par lui. La chose parle de soi sans qu’il faille l’expliquer. De même que l’on a dans une société un habit commun, des règles communes, il faut qu’il y ait un esprit commun qui vivifie ce corps particulier. L’esprit du Bernardin n’est pas celui du Jésuite. Le nôtre aussi est à nous» [5].

Dans la période qui a suivi la mort du Fondateur, les Oblats, à commencer par les Supérieurs généraux, ont continué de parler spontanément d’esprit oblat ou d’esprit de famille [6]. On affirme simplement l’existence d’un tel esprit, comme s’il s’agissait d’une évidence tangible. La conscience de l’appartenance à la Congrégation est claire, comme aussi la pleine continuité entre ce que le Fondateur a proposé comme modèle de vie et la tradition de famille qui, peu à peu, s’est établie. On ne se pose même pas le problème de savoir s’il y existe ou non un esprit particulier, tant cela paraît évident.

Le père Joseph Fabre, premier successeur d’Eugène de Mazenod à la direction de la Congrégation, a contribué de façon déterminante à maintenir vivants le sens de la famille et la mémoire du Fondateur et de son esprit [7]. Il a été reconnu par ses contemporains comme l’authentique continuateur de l’oeuvre d’Eugène de Mazenod, à tel point que le premier compagnon du Fondateur pouvait dire: «Toujours, sans doute, nous pleurerons notre premier Père, et vous le pleurerez avec nous. Laissez-nous vous le dire cependant, ce Père ne s’en est pas allé tout entier, il vous a laissé son esprit et son coeur» [8].

Conscient de ne pas pouvoir combler le vide laissé par la mort du Fondateur, de ne pas pouvoir parler avec la même autorité et avec la même ardeur, le père Fabre se déclarait toutefois prêt à se laisser «animer de son esprit», afin de pouvoir, en même temps que tous les Oblats, se renouveler constamment «dans l’esprit de notre sainte vocation» et de marcher sur ses traces [9]. D’où la volonté ferme de maintenir vivant l’héritage reçu: «Nous renouveler dans l’amour de notre sainte vocation, nous raffermir dans l’affection filiale de ce qui en constitue la force et la vie, c’est l’objet de mes constantes préoccupations, et je considère le premier de mes devoirs de profiter de toutes les circonstances pour ranimer ces sentiments dans vos coeurs» [10].

Il exige la même attitude de la part de tous les supérieurs, auxquels il demande de «maintenir l’esprit de famille», d’inculquer «l’amour de notre sainte vocation», d’exiger l’observance des Constitutions et Règles, parce qu’«on ne pourra pas aimer la Congrégation sans aimer les Règles qui la constituent, qui la font vivre d’une véritable vie» [11].

Pour maintenir vivant l’esprit du Fondateur et sauvegarder l’unité et l’identité de la Congrégation, il écrit quelques lettres fondamentales dans lesquelles il expose avec soin les thèmes se rapportant à notre vocation, tels que la fidélité à la Règle, l’évangélisation des pauvres, l’amour de la famille religieuse, la charité et l’unité fraternelle. De plus, il met sur pied tout un ensemble d’instruments concrets d’animation. Il fait publier régulièrement les Notices nécrologiques, qui permettent de connaître l’expérience spirituelle des Oblats. Il fonde la revue Missions O.M.I., qui se révèle immédiatement une mine très riche pour la connaissance de la vie de la Congrégation. Il institue l’usage de la retraite annuelle dans les Provinces. Il fait publier le premier manuel de prière et le cérémonial à l’usage des Oblats…

Par la suite, les supérieurs généraux, comme aussi les Oblats en général, ont continué de parler d’esprit oblat et d’esprit de famille. Ils étaient conscients d’être les héritiers de valeurs qui caractérisaient pleinement leur propre vie et qu’ils trouvaient renfermées surtout dans les Constitutions et Règles, et la Préface en particulier. Tout au long de l’histoire de la Congrégation, on s’est constamment référé à la Préface comme à un lieu privilégié pour l’identification de l’esprit oblat.

2. LA SPIRITUALITE

Si depuis toujours on a parlé d’«esprit» oblat, la question de l’existence d’une spiritualité spécifiquement oblate est plutôt récente. Déjà le Chapitre général de 1939 avait ressenti le besoin d’un approfondissement systématique dans ce sens. Dans une des motions présentées «on […] exprimait le désir de voir se développer une spiritualité spécifiquement oblate, dont les éléments seraient puisés dans nos Saintes Règles, les écrits de notre vénéré Fondateur et les traditions de famille; on suggérait la constitution d’organismes spéciaux pour activer ce développement.

«Le Chapitre ne croit pas que les principes et les pratiques de notre vie spirituelle oblate soient déjà suffisamment groupés en un corps de doctrine capable de lui faire prendre rang parmi les grandes écoles classiques de spiritualité. Il déclare, cependant, que les Oblats ont un esprit particulier, qui doit être cultivé sans cesse dans les retraites annuelles et mensuelles, dans les conférences spirituelles, surtout dans les maisons de formation et, avant tout, par l’explication et la pratique de la Règle, de nos traditions et de notre histoire oblate».

Mais le temps ne semblait pas encore arrivé: «Quant aux organismes destinés à constituer une spiritualité oblate, il ne juge pas le temps venu de les créer; mais il tient à encourager les initiatives personnelles et les efforts individuels destinés à développer cette spiritualité oblate, sous la surveillance spéciale toutefois et des révérends Pères provinciaux et de l’Administration générale» [12].

Pour voir les premiers résultats de cette recherche, il faut attendre les années qui suivent immédiatement la seconde guerre mondiale alors que les études visant à définir la spiritualité oblate s’inscrivent dans un cadre ecclésial plus vaste où chaque famille religieuse est à la recherche de sa propre identité. Dans le domaine de la théologie, l’étude académique de la spiritualité, qui remonte aux années 1920, commence à porter ses premiers fruits et s’applique à la recherche de la spiritualité dans un grand nombre de familles religieuses.

Si, jusqu’à ce temps, on a en général parlé d’esprit, on préfère maintenant, sous l’influence de cette nouvelle sensibilité ecclésiale, parler de spiritualité dans le sens d’une réflexion systématique et scientifique sur l’esprit qui anime le vécu. On se pose alors les questions suivantes: Peut-on parler de spiritualité oblate? Existe-t-il une spiritualité oblate? Peut-on carrément parler de l’esprit oblat en termes d’école de spiritualité? Et encore: À quelles sources la spiritualité oblate a-t-elle puisé?

Certains facteurs internes à la Congrégation inspirent aussi cette nouvelle période de réflexion. C’est à cette époque que s’engage un intense travail de recherche sur la personne, les écrits et l’oeuvre d’Eugène de Mazenod, travail exigé par l’intervention de la Section historique dans le procès de béatification et suscité par l’intérêt marqué du nouveau Supérieur général, le père Léo Deschâtelets. On travaille avec ardeur à la préparation d’une biographie du Fondateur, écrite par Jean Leflon, à la recherche de nouveaux documents, à l’organisation systématique du fruit de cette recherche et à la publication de ses écrits et des études faites sur lui [13]. À Rome, commencent à paraître les premières thèses de doctorat sur la spiritualité oblate. C’est encore durant ces années que naissent la revue Études oblates et les Éditions des études oblates, qui deviendront immédiatement un lieu obligatoire de référence pour la réflexion sur le vécu oblat [14]. Rome et Ottawa constituent les pôles majeurs d’attraction et d’entraînement.

a. L’existence d’une spiritualité ou d’une école de spiritualité

Le père Marcel Bélanger est un des premiers Oblats qui, dans ce nouveau contexte et cette nouvelle sensibilité ecclésiale, se demande: «Y a-t-il un esprit qui nous soit propre, un esprit qui nous marque communément et nous distingue des autres Instituts?» [15].

C’est une question qui guidera désormais la recherche de plusieurs auteurs.

Identifiant l’originalité de la fondation avec celle de la spiritualité qui lui est liée, le père Ovila-A. Meunier reconnaît qu’il existe une école de spiritualité oblate: «De même que les fondations d’Eugène de Mazenod se distinguent nettement par une physionomie propre et inédite, écrit-il, ainsi sa doctrine spirituelle constitue-t-elle, dans ses lignes maîtresses, une synthèse originale, une manière personnelle d’aller à Dieu» [16].

Toutefois, on préfère plus communément parler d’esprit spécial, d’esprit nouveau, de spiritualité nouvelle, et plus encore, de «doctrine spirituelle vraiment propre» [17], d’«un tout complet, équilibré et organique» [18]. Une telle spiritualité est perçue, en ce qui regarde l’Oblat, comme un instinct surnaturel et, du côté de Dieu, comme un plan à lui, une idée divine, une vocation, une économie, des «vues de Dieu» sur nous [19].

Dans son livre Missionnaire Oblat de Marie Immaculée, modeste d’apparence et pourtant profond, Yves Guéguen ne parle pas d’école de spiritualité, pas plus qu’il ne propose de système. Nous n’avons pas, affirme-t-il, «un système nettement tranché et distinct des grands courants spirituels […] Dans ce sens, elle n’a donc pas de spiritualité propre». Il existe toutefois chez les Oblats «une certaine mentalité déterminée, assez nette quoique non exclusive, une certaine conception théorique et pratique de l’union à Dieu par la charité et des moyens à adopter pour y parvenir». C’est seulement dans ce sens qu’on pourra parler de spiritualité oblate. Comprise ainsi, «il est hors de doute que nous avons une spiritualité oblate» [20].

En 1950, la revue Études oblates lançait une enquête sur l’existence, la nature et les caractéristiques de la spiritualité oblate, en présentant une première définition à elle: «Par «spiritualité oblate» on entend une doctrine de vie spirituelle comprenant des aspects de la vie intérieure et apostolique, des moyens de sanctification, une ascèse et une mystique qui conviennent spécialement aux membres de notre famille religieuse» [21]. En même temps, elle offrait un bon questionnaire pour la recherche [22]. À la question: «Peut-on et doit-on parler de spiritualité oblate?», l’ensemble des réponses, une fois écartée la possibilité de considérer l’expérience oblate comme une «école de spiritualité» [23], est nettement positif, même si on a exprimé quelques difficultés devant le terme même de «spiritualité oblate», et manifesté une préférence pour d’autres expressions, comme «la façon oblate» (the Oblate way) d’envisager la vie spirituelle, ou l’expression plus traditionnelle et concrète: «l’esprit des Oblats de Marie Immaculée» [24].

L’année suivante paraît une lettre circulaire du père Deschâtelets. Elle peut être considérée comme le sommet de cette période de recherche sur la spiritualité oblate, recherche qui se poursuivra cependant. La circulaire n° 191, Notre vocation et notre vie d’union intime avec Marie Immaculée, constitue, en effet, une étape marquante dans la prise de conscience, par toute la Congrégation, de son identité. Elle cerne «l’originalité propre de notre vie d’Oblat», «un genre de vie propre à notre Institut», «un esprit, une forme particulière de mentalité, de vie spirituelle religieuse et apostolique, un style de vie bien distinct aux lignes nettement accusées, avec ses grâces, ses exigences, ses principes d’action, sa tradition ininterrompue, sa technique de sanctification personnelle, ses ministères aux méthodes bien individuées», «un type d’homme spirituel et apostolique» [25].

Le fait qu’il existe une spiritualité oblate demeure désormais une conviction ferme confirmée d’une certaine façon par Paul VI aux membres du Chapitre général de 1966 [26].

Quoi qu’il en soit, la question du vocabulaire demeure ouverte et, de fait, secondaire par rapport à la conscience de l’existence d’une identité oblate particulière. À ce propos nous pourrions relire une page parfaitement claire d’Émilien Lamirande, qui semble résumer le chemin parcouru dans l’étude sur la «spiritualité oblate». Elle exprime, en même temps, une sensibilité nouvelle qui trouvera sa pleine expression dans la réflexion sur le charisme oblat: «Pour certains le mot même de «spiritualité» évoque l’idée de système fermé, voire de «recette» ou de «formule». Il ferait perdre de vue l’unité de la vie chrétienne, animée par l’unique évangile de Jésus Christ. C’est ainsi que certains se plaisent à affirmer que leur Ordre n’a pas de spiritualité à lui, mais s’alimente directement aux sources pures de la grande spiritualité catholique.

«Plutôt que de spiritualité, plusieurs préfèrent donc parler de style de vie ou d’action, d’esprit, de façon de vivre (way), de tradition de famille, de mentalité ou de physionomie propres.

«Je ne dissimulerai pas mes préférences pour l’ancien mot esprit, utilisé plusieurs fois par Mgr de Mazenod au sujet de la Congrégation et qui a l’avantage, comme le soulignait Mgr Garrone, de pouvoir se référer à l’Esprit. C’est un mot qui traduit la spontanéité de la vie, comme on l’évoque fort bien dans une étude sur saint Vincent de Paul: «L’esprit est à la fois ressort et mouvement, intuition et expression. Il ne se laisse pas fixer et nul ne peut l’emprisonner. Sans cesse, il s’invente et se révèle à travers de nouvelles formes. Il ne vit qu’en se transformant pour demeurer lui-même. Mystérieusement, il s’enfante et se délivre afin de survivre» [27].

b. Les sources de la spiritualité mazenodienne

La recherche sur l’existence d’une spiritualité spécifique a demandé, naturellement, que l’on étudie aussi ses sources. Dès le premier numéro des Études oblates, nous trouvons sur le sujet une étude synthétique et cependant déjà complète. Selon cet article, dans la formation d’Eugène de Mazenod «trois grandes écoles apportent une fraternelle collaboration. L’école française inspire, par Saint-Sulpice, la formule de sa piété et coopère, par saint Vincent de Paul, à l’élaboration de sa Règle.

«Avec saint Philippe Neri, saint Charles Borromée et saint Léonard de Port-Maurice, l’école italienne s’insinue d’abord dans notre législation religieuse, puis avec saint Alphonse de Liguori elle étend son action et pose son empreinte dans tous les domaines de notre vie familiale.

«Enfin, par la Règle et les exercices de saint Ignace, par les oeuvres spirituelles des pères Judde et Rodriguez, la Compagnie de Jésus exerce une influence incontestable sur le disciple du père Magy et, par lui, sur toute la famille dont il devient le chef.

Et si l’on admet qu’à son tour, l’école française s’inspire de sainte Thérèse d’Avila et des mystiques allemands du XIVe siècle, et que l’école liguorienne se rattache non seulement à saint Philippe Neri et à saint Vincent de Paul, mais encore à sainte Thérèse, à saint Jean de la Croix et à saint François de Sales, n’est-il pas permis de conclure que le Fondateur des Oblats appartient à l’une des plus riches, des plus pures, des plus brillantes lignées spirituelles de l’hagiographie chrétienne» [28].

Les études suivantes, plus amples et mieux documentées au plan critique, ont confirmé substantiellement l’apport de tous ces courants spirituels [29].

On serait donc tenté d’imaginer un Eugène de Mazenod éclectique et sans identité propre. Il serait, au contraire, plus juste de faire ressortir l’esprit ecclésial du Fondateur et l’aspect positif de son enracinement dans la grande tradition spirituelle chrétienne. «Notre Congrégation, notait déjà le père Deschâtelets à ce propos, n’est-elle pas née du désir de prolonger les anciens Ordres et Instituts en acceptant leur lourd héritage de vie spirituelle et religieuse?» [30] C’est ce qui permettra à chaque génération d’Oblats de demeurer continuellement ouverte aux courants spirituels du passé et du présent, sans manquer à sa propre identité. Cela protège en outre du «mythe de l’indépendance» et de la «séduction du monopole», comme l’exprime le père Bélanger: «En plus d’être une prétention illusoire, c’est une tentative inconsciente de suicide spirituel que de vouloir affirmer sa personnalité dans un pur affrontement à l’endroit des autres familles religieuses. Pareille tentative ne pourrait être qu’appauvrissement et renonciation aux trésors spirituels accumulés par l’Église au cours des siècles». Sur la séduction du monopole, le même auteur écrit: «Bien entendu, notre personnalité se compose d’éléments, de notes qui nous appartiennent incontestablement […] Mais, considéré séparément, aucun de ces éléments ne nous est propre au sens d’exclusif. Ils se retrouvent tous ailleurs, dans un Institut ou dans un autre […] Par conséquent, notre personnalité ou physionomie spirituelle ne consiste pas dans la possession en exclusivité d’un élément ou de l’autre. Et c’est s’égarer sur une fausse piste que de chercher à définir l’Oblat de cette façon, même si l’on se sent instinctivement porté à le faire […] La personnalité […] est affaire d’unité dans l’être bien plus que le résultat d’une addition ou juxtaposition de qualités en nombre plus ou moins considérable; irréductible à toute autre, cette unité dans l’être se traduit au concret par une manière à soi, personnelle, d’être ou de posséder ce que déjà les autres sont ou possèdent d’une manière différente» [31].

Le problème sera alors celui de savoir s’il existe un mode caractéristique de vivre les éléments communs à tous et s’il y a un élément organisateur qui unifie l’expérience spirituelle de l’Oblat. Passons ainsi à diverses tentatives d’articulation et de synthèse des composantes de la spiritualité.

LES ARTICULATIONS POSSIBLES DE LA SPIRITUALITÉ OBLATE

La réflexion sur l’esprit ou la spiritualité oblate ne s’est pas limitée, naturellement, à un discours abstrait sur son existence ou non, ou bien à la recherche des sources dont elle dépendrait. Ce travail préliminaire a été accompli dans le but de dégager le contenu même de la spiritualité oblate, de le schématiser et d’élaborer de façon cohérente et systématique une synthèse.

En parcourant la bibliographie oblate, on se rend compte que, jusqu’au milieu de ce siècle, on n’a pas cherché à faire une synthèse ou une présentation d’ensemble homogène. Dans les lettres des supérieurs généraux, comme aussi dans les écrits des autres auteurs, on se limite à parler de vertus oblates, telles que le zèle, la modestie, l’humilité et surtout la charité. Autrement, on insiste sur l’esprit de famille, presque toujours compris comme esprit de charité et d’unité, avec une référence constante au testament du Fondateur. Plus généralement, on se réfère à l’esprit qu’Eugène de Mazenod a communiqué à l’Institut ou à celui de notre sainte vocation. À une définition abstraite de la vocation oblate, on préfère une présentation concrète à travers le vécu. Il est assez significatif, à cet égard, de lire la 
définition de l’Oblat faite dans un des premiers opuscules destinés à faire connaître la Congrégation, Notice sur la Congrégation OMI, paru dès le temps du Fondateur et donc sûrement sous sa direction [32]. Une façon ultérieure de décrire la spiritualité oblate consistera en un commentaire de quelques articles des Constitutions et Règles et de la Préface en particulier, qui, comme on l’a écrit, «suffirait à elle seule à caractériser une école» [33].

Naturellement, c’est le même Eugène de Mazenod qui, le premier, esquisse à plusieurs reprises une 
définition concise de son propre idéal de vie. Cette 
définition présente, d’une fois à l’autre, différentes nuances, différentes perspectives. Il écrit, par exemple, en commentant le premier article des Constitutions et Règles: «Tout est là: «Virtutes et exempla Salvatoris Nostri Jesu Christi assidua imitatione prosequendo». Que l’on grave ces paroles dans son coeur, qu’on les écrive partout, pour les avoir sans cesse sous les yeux» [34].

À d’autres moments, la synthèse se fait autour de la mission spécifique de l’Institut: «En aurons-nous jamais une juste idée de cette sublime vocation? Il faudrait pour cela comprendre l’excellence de la fin de notre Institut, incontestablement la plus parfaite que l’on puisse se proposer ici-bas, puisque la fin de notre Institut est la même que la fin qu’a eue en vue le Fils de Dieu en venant sur la terre: la gloire de son Père céleste et le salut des âmes […] Il a particulièrement été envoyé pour évangéliser les pauvres, «Evangelizare pauperibus misit me», et nous sommes établis précisément pour travailler à la conversion des âmes, et spécialement pour évangéliser les pauvres» [35].

Une autre synthèse lapidaire, qui revient comme une refrain sous sa plume, est faite à partir du trinôme gloire de Dieu, bien de l’Église, salut des âmes: «Cet esprit de dévouement total pour la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes, est l’esprit propre de notre Congrégation» [36].

D’autres fois, la synthèse s’articule autour du profil intérieur de l’Oblat: «Pour l’amour de Dieu ne cessez d’inculquer et de prêcher l’humilité, l’abnégation, l’oubli de soi-même, le mépris de l’estime des hommes. Que ce soient à jamais les fondements de notre petite Société, ce qui, joint à un véritable zèle désintéressé pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et à la plus tendre charité, bien affectueuse et bien sincère entre nous, fera de notre maison un paradis sur terre et l’établira d’une manière plus solide que toutes les ordonnances et toutes les lois possibles» [37]. Nous pourrions, de plus, considérer la 
définition qu’il fait du candidat oblat: «Celui qui voudra être des nôtres, devra brûler du désir de sa propre perfection, être enflammé d’amour pour Notre Seigneur Jésus Christ et son Église, d’un zèle ardent pour le salut des âmes. Il devra dégager son coeur de toute affection déréglée aux choses de la terre et de l’attachement immodéré à ses parents et au lieu de sa naissance; n’avoir aucun désir de lucre, mais regarder plutôt les richesses comme de la boue afin de ne chercher d’autre gain que Jésus Christ; ayant le désir de se consacrer au seul service de Dieu et de l’Église soit dans les missions soit dans les autres ministères de la Congrégation. Il devra avoir enfin la volonté de persévérer jusqu’à la mort dans la fidélité et l’obéissance aux Règles de notre Institut» [38].

L’élément unificateur, et presque la clé de lecture de cette dimension intérieure de la vocation oblate, revient à la charité, «pivot sur lequel roule toute notre existence»: c’est elle qui guide et anime la vie de consécration, la vie communautaire et l’évangélisation [39]. Toutefois, le Fondateur ne se préoccupe pas de formuler de façon systématique sa propre pensée, convaincu qu’il est d’avoir transmis son esprit de façon suffisamment claire dans les Constitutions et Règles.

1. LES SUPERIEURS GENERAUX [40]

Pour trouver une première synthèse, il faut attendre la venue du successeur du Fondateur, le père Joseph Fabre. Ses réflexions ne s’éloignent pas des Constitutions et Règles. Son but explicite est de demeurer le plus fidèle possible à leur dictée, convaincu qu’il est que la Règle «c’est le trésor de la famille, son bien le plus précieux» [41].

C’est précisément à partir du premier article de la Règle que commence sa 
définition de l’esprit oblat: «Voilà la fin que nous a assignée notre vénéré Père. Nous devons évangéliser les pauvres, les âmes les plus abandonnées, et pour réussir dans cette sublime vocation, nous devons imiter les vertus dont notre divin Maître nous a offert de si admirables exemples. Etre missionnaires des pauvres et vivre la vie religieuse, telle est la vocation du véritable Oblat de Marie Immaculée, telle est la vôtre, telle est la nôtre» [42]. La clé d’interprétation de l’esprit oblat se résume dans ces deux mots qui reviendront constamment dans ses écrits: «Nous sommes prêtres, nous sommes religieux» [43]. Il en découle «ce que nous devons faire: évangéliser les pauvres, et ce que nous devons être: de véritables religieux» [44].

Une telle bipolarité constitue comme le refrain de ses lettres circulaires. «À quoi sommes-nous appelés, mes bien chers frères?, écrit-il au début de son mandat, en 1862. À devenir saints, pour pouvoir travailler efficacement à la sanctification des âmes les plus abandonnées. Voilà notre vocation, ne la perdons pas de vue et appliquons-nous tout d’abord à la bien comprendre» [45].

Cette bipolarité se maintiendra constamment dans l’enseignement de tous les supérieurs généraux qui suivront [46], jusqu’au père Fernand Jetté qui élaborera sa propre synthèse autour de deux thèmes: «L’Oblat, un homme apostolique», «L’Oblat, un religieux» [47]. Avant d’aller plus loin, il faut préciser que bipolarité ne signifie pas nécessairement dualisme, même si dans le concret de la vie on a couru plus d’une fois ce risque. Elle exprime plutôt la richesse, la complexité et la fécondité d’une vie qui s’inscrit dans le paradoxe même du christianisme dont il radicalise, sous certains aspects, les éléments les plus paradoxaux. On pourrait anticiper ici sur le chemin que la Congrégation parcourra dans son histoire, en relisant les paroles que le père Jetté adressait au Chapitre général de 1980: «Plusieurs redoutent encore beaucoup le dualisme. L’unité entre prière et action, vie religieuse et apostolat est essentielle dans une vocation comme la nôtre […] Que notre prière, notre vie communautaire, nos voeux, loin de nous détourner des hommes et de l’action, nous y poussent plutôt, et qu’en retour, la rencontre des hommes et l’action apostolique deviennent elles-mêmes sources et aliments de notre prière […] Cette unification de notre être […] est le travail de toute une vie» [48].

La pensée du père Louis Soullier a certainement été marquée par son expérience et ses contacts avec le monde concret de la mission. Pendant vingt-cinq ans, il a occupé la charge de premier assistant général. Il a eu ainsi l’occasion de visiter presque toutes les provinces et tous les territoires de mission, ce qu’il devait continuer de faire même comme Supérieur général. Il était devenu, de ce fait, particulièrement sensible à la réalité de l’évangélisation. C’est pourquoi, dans sa synthèse de l’esprit oblat, il se place plutôt du point de vue de l’évangélisation: «Et nous aussi, Oblats de Marie, nous sommes envoyés par la sainte Église pour prêcher; c’est notre but, notre mission, c’est notre devoir» [49].

«Si le côté caractéristique de notre apostolat […] c’est la mission; notre vocation spéciale, c’est d’être missionnaires; mais ce qui fait surtout le missionnaire, c’est la prédication» [50]. C’est justement à la prédication qu’il consacre une de ses plus importantes lettres circulaires. Il y trace le profil de l’homme apostolique. Se référant à la Préface et à la Règle, il cherche à en décrire les caractéristiques et à mettre en évidence les instruments nécessaires pour atteindre la sainteté indispensable à l’homme apostolique: «Nos saintes Constitutions tracent à l’Oblat de Marie un plan complet de cette vie de piété qui doit animer notre ministère». L’esprit de dévouement total, que traduit le mot même d’oblation, est le premier trait de l’homme apostolique: «Quand Dieu fait un apôtre, il lui met une croix à la main et lui dit d’aller montrer et prêcher cette croix. Mais, auparavant, il la plante dans son coeur et, selon que la croix est plus ou moins enfoncée dans le coeur de l’apôtre, la croix qu’il tient à la main fait plus ou moins de conquêtes.

«Oblats de Marie, qui portez la croix sur votre poitrine comme un signe authentique de votre mission, regardez-la comme le symbole de tous les sacrifices que vous impose votre saint ministère pour le remplir dignement et fidèlement» [51]. Suit ensuite, dans sa lettre, la 
définition du profil intérieur de l’Oblat, «miroir vivant de toutes les vertus» [52], ainsi que des moyens de sanctification.

Le père Cassien Augier reprend la dimension bipolaire de la vocation oblate. À la fin des Actes du Chapitre de 1899, il écrit: «Nous savons qu’elle est faite de deux éléments tellement unis qu’on ne saurait les séparer sans péril: l’élément religieux et l’élément apostolique. L’Oblat doit être homme de règle et de sacrifice en même temps qu’homme de zèle et de dévouement» [53]. Pour le prouver, il n’a qu’à citer abondamment la Préface pour ensuite conclure avec la définition des traits intérieurs des fils de Mgr de Mazenod: «Le zèle pour notre propre sanctification, l’esprit de renoncement et d’immolation, la vie de prière et de recueillement, la charité envers nos frères, le respect surnaturel et la soumission filiale envers nos supérieurs, l’amour des âmes et la disposition à ne reculer devant aucun sacrifice pour les sauver» [54].

Mgr Augustin Dontenwill poursuit dans la même ligne: «Nous sommes des missionnaires, mais nous sommes aussi des religieux. Que dis-je? Nous sommes religieux avant d’être missionnaires, et nous devons être de fervents religieux pour être et demeurer de fervents missionnaires» [55]. Dans sa lettre circulaire rédigée à l’occasion du premier centenaire de la fondation, il trace l’idéal de la vocation oblate en suivant ce double paramètre.

Nous pourrions trouver une autre 
définition importante de l’Oblat, spécialement de son profil intérieur, dans la lettre circulaire qui présente les Actes du Chapitre général de 1920. On y indique aussi les moyens de croissance dans la vie spirituelle jusqu’à ce que soit atteinte la sainteté [56].

Le père Théodore Labouré a fortement mis l’accent sur la dimension évangélisatrice de la Congrégation, y voyant l’élément unificateur de son propre programme de vie. Au début de son généralat, il écrit: «Pas n’est besoin, au commencement de mon généralat, de parler de programme d’action: il est tout tracé par nos Saintes Règles et par nos traditions «Evangelizare pauperibus misit me»; et à mon dernier jour, lorsque j’irai rendre compte à Dieu de ma gestion, j’espère pouvoir dire comme mes vénérés prédécesseurs: «Pauperes evangelizantur».

«C’est parce que les Oblats se sont toujours montrés fidèles à leur vocation que le Saint-Père a pour eux l’estime que vous savez. Que de fois n’a-t-il pas, en public et en particulier, loué le zèle de nos pères et leur esprit de pauvreté, d’abnégation, de dévouement, de sacrifice qui ont fait d’eux les «spécialistes des missions difficiles»!» [57].

Et encore: «L’amour des pauvres est notre seule et unique raison d’être: c’est pour évangéliser les pauvres que Mgr de Mazenod a fondé la Congrégation des Oblats; c’est pour évangéliser les pauvres que l’Église nous a reçus dans son sein; c’est à notre amour des pauvres que nous devons d’être aujourd’hui une société active, florissante, nombreuse, belle et glorieuse. N’oublions pas ce mot du Pape au représentant d’une autre Congrégation très méritante, qui s’était vu contraint, faute de personnel, de refuser de pauvres missions: «Je me suis adressé déjà à plusieurs autres; vous-même vous me refusez; alors je n’ai plus qu’une ressource, c’est de m’adresser à mes chers Oblats. Eux ne disent jamais «non»!» [58].

L’évangélisation tire son trait caractéristique justement de cette audace et de cette préférence pour les pauvres: «Mes bien chers Pères et Frères, si jamais l’occasion nous est donnée de choisir entre une oeuvre belle, riche, splendide, au sein de nos métropoles, et une oeuvre pauvre, délaissée, décourageante, difficile, soit dans nos banlieues rouges, soit aux missions étrangères, n’hésitons pas: prenons ce qui est obscur, ignoré, pénible. Ne sommes-nous pas les pionniers de l’Évangile, les missionnaires des pauvres, les fils de Mgr de Mazenod? En un mot, ne sommes-nous pas Oblats?» [59]

Pour le père Labouré, un autre élément caractéristique de l’esprit oblat est l’union fraternelle qui, en cette période de son histoire, est appelée à se manifester pleinement dans la réponse au défi lancé par les différents nationalismes — nous sommes alors à la veille de la seconde guerre mondiale — devenus de plus en plus évidents à l’intérieur de la Congrégation. Si, auparavant, le père Augier avait craint «l’esprit de nationalité» à l’intérieur de l’Institut [60], le père Labouré peut alors témoigner d’une attitude et d’une sensibilité différentes de la part des Oblats: «L’esprit oblat ne se traduit pas chez nous seulement à l’extérieur par l’union des forces et des volontés dans le champ de l’apostolat; il se traduit encore par le besoin que l’on ressent de se connaître mieux et de rester étroitement unis dans les liens d’une même charité […] Dans le passé comme dans le présent, notre famille a été composée d’hommes venus «ex omni tribu, et lingua, et populo, et natione»; et toujours pourtant le travail d’évangélisation s’est fait avec succès, parce qu’il s’est fait «more Oblatorum». On ne se préoccupait pas alors de canaliser nos efforts d’après notre nationalité: un Oblat allait partout où l’appelait l’obéissance et il se donnait tout entier à l’oeuvre de Dieu et de l’Église, à l’évangélisation des pauvres, sans se demander si ses compagnons étaient ou non du même pays que lui. Ils étaient Oblats: cela suffisait, et l’union des coeurs faisait l’union des forces» [61].

À la suite du Chapitre général de 1939, le père Labouré soulignera aussi les traits intérieurs plus marquants de la vocation oblate, de façon à «relever le niveau de notre vie spirituelle […] à la lumière de nos Saintes Règles et de nos traditions de famille» [62].

Le long et intense généralat du père Léo Deschâtelets a marqué une étape fondamentale dans la compréhension de la spiritualité oblate, non seulement parce que c’est la période où, pour la première fois dans la Congrégation, on étudie à fond et de manière explicite ce thème, mais encore parce que lui-même a joué un rôle déterminant dans cette orientation. Sa pensée a connu une évolution graduelle, au moins en ce qui concerne la systématisation des aspects de la vocation oblate. Il a, en effet, guidé la Congrégation dans une période de profonds changements: les années du développement de l’après-guerre et des ferments préconciliaires, les années cruciales du Concile et de l’après-Concile [63].

Son travail le plus considérable et le plus complet de systématisation de la spiritualité se trouve consigné dans la lettre circulaire n° 191, qui porte le titre significatif de Notre vocation et notre vie d’union intime avec Marie Immaculée. Il y décrit le type d’homme spirituel et apostolique qu’est l’Oblat de Marie Immaculée, tel qu’il émerge de sa lecture personnelle intense, passionnée et attentive de la Règle, et qu’il résume par les traits suivants: «Le type d’homme spirituel et apostolique décrit par la Règle est a) prêtre, b) religieux, c) missionnaire, d) oblat, c’est-à-dire un consacré à la poursuite de la sainteté et des tâches apostoliques à la manière des Apôtres eux-mêmes, e) brûlant d’amour pour Jésus, notre Dieu Sauveur, et pour Marie, l’Immaculée Mère de Dieu et la nôtre; amour qui s’alimente sans cesse dans un profond esprit d’oraison, f) apprenant là aussi un détachement entier de lui-même par l’obéissance, la pauvreté, l’intention droite et simple, g) avec la charité familiale et fraternelle la plus vraie, h) puisant en Eux un coeur rempli de zèle sans limite et de miséricorde inépuisable, spécialement pour courir aux masses pauvres les plus abandonnées». Toute la longue lettre sera un commentaire de ces éléments caractéristiques.

Ce sont des traits qui composent un cadre harmonieux et unitaire, comme il tient lui-même à le souligner: «Bien que rappelés ici séparément, ces traits, loin de s’opposer entre eux, s’appellent les uns les autres et concourent tous à composer la notion intégrale de l’Oblat de Marie Immaculée. Même lorsqu’on les sépare, il faut en même temps les considérer en leur universalité et avec cette influence qu’ils exercent mutuellement les uns sur les autres dans la composition du tableau d’ensemble» [64].

Il proposera plus tard une nouvelle synthèse: «Nous sommes des religieux qui vivent en communauté, des religieux voués à l’apostolat et à la vie missionnaire. Formule spéciale que celle de cette vie de contemplation qui doit être nôtre et celle de [la] vie missionnaire qui nous appartient aussi […] Nous sommes par vocation des contemplatifs-actifs […] des contemplatifs missionnaires» [65].

Après le concile Vatican II, le père Deschâtelets résume sa pensée à la fin de sa lettre circulaire sur l’évolution de la vie religieuse: «Religieux, prêtre, missionnaire, l’Oblat ne vit pas une vie compartimentée mais partout et toujours, il porte en sa personne et en ses oeuvres cette triple caractéristique de consacré [religieux], de sanctificateur [prêtre] et de prédicateur du message évangélique [missionnaire]. Les Oblats sont des prêtres ou des coadjuteurs du sacerdoce qui, en vue de satisfaire plus pleinement aux exigences du ministère apostolique ont accepté la vie religieuse comme le moyen le plus apte à devenir des apôtres authentiques» [66].

En 1969, il donnera en une formule lapidaire, selon un ordre de valeurs, les cinq critères de la vocation oblate: nous sommes «missionnaires — pour évangéliser — les pauvres — selon les urgences de l’église et du monde — en communautés apostoliques» [67].

À la fin de sa vie, le père Deschâtelets semble revenir à son intuition primitive. Au début de son généralat, il avait résumé l’idéal oblat en un mot: la charité: «Chers Pères, qu’est-ce que la spiritualité oblate? Charité! Charité! Amour! Amour! La charité et l’amour remplissent les pages de la vie du Fondateur et des Règles qu’il nous a données pour guider nos vies et notre apostolat. Nous pourrions faire de nombreuses distinctions, mais spiritualité oblate veut dire amour!» [68].

À Ottawa, peu de temps avant sa mort, il propose à nouveau la même magnifique synthèse dans une lettre aux novices italiens [69].

L’enseignement des pères Fernand Jetté et Marcello Zago sera présenté plus loin, quand je parlerai d’une dernière étape dans l’évolution de la pensée de la Congrégation sur sa propre identité, qui se traduira en termes de «valeurs oblates», de «visée missionnaire» et de «charisme». L’apport de ces deux supérieurs généraux dans cette nouvelle étape de la réflexion a été déterminant. Le père Jetté a travaillé avec soin à la définition des valeurs oblates et le père Zago, sur le thème de la visée missionnaire et du charisme. Sans toutefois les nommer expressément, nous retrouverons donc leur pensée dans la quatrième partie du présent article. Il suffira ici de rappeler les mots-clés, en renvoyant directement à leurs écrits pour un approfondissement de leur pensée. Le père Jetté a souligné la dimension «nettement apostolique de notre vocation»: «Dans l’Église de Dieu, l’Oblat est un homme apostolique; tout le reste s’explique par là» [70]. Le père Zago a surtout mis en évidence la dimension typiquement missionnaire de la vocation oblate [71].

2. LA LITTERATURE OBLATE

Ceux qui ont étudié la spiritualité oblate et écrit sur elle ont cherché, pour leur part, à en faire une présentation méthodique. Ils ont travaillé dans trois directions. Un premier champ de recherche a été l’enquête historique faite sur le cheminement spirituel d’Eugène de Mazenod pour en saisir les éléments fondamentaux et les constantes. Ont travaillé dans cette direction des auteurs tels que Maurice Gilbert [72], Joseph Morabito [73], Jozef Pielorz [74] et Alexandre Taché [75]. Dans un second domaine de recherche, où se sont distingués surtout Émilien Lamirande, de nouveau Maurice Gilbert, Fernand Jetté et d’autres, on a sondé les différents thèmes de la spiritualité, tels que le rapport avec le Christ, l’Église, les pauvres, la vie religieuse et sacerdotale, l’esprit marial et ainsi de suite. Un troisième domaine a porté sur une présentation globale et organique de la spiritualité. Nous tâcherons maintenant de suivre ce troisième courant, en choisissant les exemples les plus significatifs et en procédant par ordre chronologique, sans prétendre toutefois être exhaustif.

Dans son commentaire de la Règle, Alfred Yenveux a été un des premiers à définir de façon claire les principaux caractères distinctifs de la Congrégation [76]. Il devance en grande partie les résultats des recherches successives. Cet écrit était probablement inconnu de la plupart en raison des vicissitudes subies par son manuscrit lors de sa publication [77]. On sera, par exemple, impressionné par la convergence que l’on découvrira en confrontant les résultats de sa recherche avec ceux présentés au Congrès sur le charisme du Fondateur, tenu à la Maison générale en 1976. Commentant le premier article des Constitutions et Règles, le père Yenveux écrit: «D’après le premier article de nos saintes Règles, la Congrégation doit avoir sept principaux caractères distinctifs: 1. elle doit être petite et humble; 2. elle doit être vouée spécialement à Marie Immaculée; 3. ses membres doivent être des prêtres séculiers, liés à leur Société par les voeux de religion et 4. unis intimement entre eux par les liens de la charité fraternelle; 5. leur fonction est d’être missionnaires et, spécialement, 6. missionnaires des pauvres et des âmes abandonnées, à l’exemple de Notre Seigneur Jésus Christ; 7. en effet, une conformité complète aux vertus et aux exemples de notre divin Sauveur doit faire l’objet de leurs constants efforts».

— Le premier caractère distinctif de l’Institut découle de sa qualité de parvae Congregationis (petite Congrégation). Parvae se rapporte non à la petitesse du nombre de ses membres ou à l’importance de ses oeuvres, mais à «leur humilité, leur modestie et leur simplicité», sans prétexte de rivalité à l’égard des autres ordres ou congrégations, pour lesquels il faut, au contraire, garder une grande estime.

— Le second caractère, marial, est déduit de l’analyse du nom même de la Congrégation.

— Le troisième concerne sa nature sacerdotale.

— Le quatrième porte sur la charité fraternelle, considérée comme «le cachet spécial des Oblats de Marie», «leur esprit de famille», «la physionomie propre» des fils d’Eugène de Mazenod.

— Le cinquième caractère distinctif — missionnaire — est tiré, encore une fois, du nom de Missionnaires: «Le titre de Missionnaires est leur nom principal et vraiment caractéristique». Le père Yenveux fait ici référence à l’imitation des Apôtres et conclut ainsi: «On peut dire que le titre de Missionnaires explique toutes les Règles que Mgr de Mazenod nous a laissées et qui forment comme le code du Missionnaire Oblat. On peut même ajouter que les Règles de sanctification personnelle qu’il nous a tracées n’ont pour but que de nous rendre des Missionnaires puissants en oeuvres et en paroles».

— Le sixième caractère concerne les destinataires de l’évangélisation: les pauvres. L’analyse des textes du Fondateur le porte à les définir ainsi: «Par pauvres, pauperibus, il ne faut pas simplement entendre ceux qui sont dans l’indigence spirituelle des biens de la grâce, eussent-ils en partage les dons de la fortune, mais les pauvres proprement dits».

— Le septième et dernier caractère est la conformité au Christ, comme trait distinctif de la perfection de l’Oblat: «Chaque Société religieuse, tout en se proposant, d’une façon générale, Notre Seigneur Jésus Christ comme modèle, choisit ordinairement dans la vie de ce divin Maître une vertu spéciale, dont elle fait comme son cachet distinctif; c’est ordinairement la vertu qui a brillé avec un éclat plus grand dans le Fondateur de cet Institut. C’est ainsi que les disciples de saint François ont pour vertu de prédilection, la pauvreté. L’Oblat de Marie, ayant pour but de suppléer, dans une certaine mesure, tous les anciens ordres religieux, détruits pendant les troubles de 1793, doit s’efforcer de reproduire les vertus de toutes ces Sociétés, en se rendant une copie parfaite et complète de Notre Seigneur Jésus Christ. Il faut qu’on puisse dire de lui: Oblatus alter Christus».

De plus, le père Yenveux énumère les vertus qui sont demandées d’une façon particulière à l’Oblat: renoncement, humilité, douceur, patience, obéissance, chasteté, pauvreté, détachement du monde et de la famille, amour de la retraite, de la prière et de l’étude, pureté d’intention, présence de Dieu, esprit de pénitence, force d’âme, fidélité à la Règle, vertus théologales, charité et esprit de famille, bon exemple, amour de Notre Seigneur Jésus Christ avec la plus tendre dévotion envers la Très Sainte Vierge, le plus grand dévouement à l’Église et le zèle le plus ardent pour les âmes.

Le père Meunier propose quatre traits caractéristiques de la spiritualité ou, si on préfère, de la piété oblate:

— La piété salvatorienne, à travers laquelle toute la vie de l’Oblat gravite autour du mystère de la Rédemption;

— La primauté de l’amour. Elle a son origine dans le tempérament particulier d’Eugène de Mazenod — son l’esprit est «une dialectique d’amour» — où «tout vient de l’amour et tout y retourne». D’un tel amour découle le rapport d’amour entre les Oblats eux-mêmes, l’amour envers Notre Seigneur Jésus Christ et, finalement, l’amour envers ceux vers qui les Oblats sont envoyés;

— L’optimisme chrétien qui se manifeste soit dans l’annonce de l’amour rédempteur de Dieu par la prédication, soit dans l’attitude pleine de miséricorde qui contraste avec le rigorisme janséniste;

— Le culte de Marie et du Saint-Siège. «Il faut aller à Jésus par Marie Médiatrice et par l’Église romaine». L’aspect ecclésial de la vocation oblate est perçu surtout dans le rapport avec le Siège de Pierre, avec l’Église de Rome, à laquelle les Oblats sont appelés à montrer une fidélité particulière [78].

Le père Bélanger établit sa synthèse à partir de trois éléments. Ce qui caractérise avant tout les Oblats est leur caractère missionnaire. Ils se présentent comme des hommes apostoliques. C’est là l’assise de leur personnalité. Le caractère spécifique — second élément dans la 
définition de l’Oblat — est donné par l’orientation missionnaire particulière: l’évangélisation des pauvres. La troisième touche du portrait vient des modèles à suivre: le Sauveur et Marie Immaculée. La synthèse ainsi présentée se retrouve dans trois passages des Constitutions et Règles de 1928: «Des hommes apostoliques […] des ouvriers évangéliques» (Préface, article 263); «s’appliquent principalement à l’évangélisation des pauvres, en imitant assidûment les vertus et les exemples de Jésus Christ notre Sauveur» (article 1); «sous le vocable et le patronage de la Très Sainte et Immaculée Vierge Marie» (article 10). Le tout est vécu à la lumière de la miséricorde: l’Oblat est voulu, choisi et envoyé de Dieu pour diffuser la miséricorde divine en nos temps. Le plan du salut est dès lors perçu comme un plan de miséricorde, où le Christ apparaît comme la miséricorde incarnée et Marie comme le premier fruit de la miséricorde [79].

Le père Germain Lesage propose «dix éléments qui semblent constituer la base de notre vie intérieure: 1. Imitation des vertus de Jésus Christ et des Apôtres; 2. Culte de la gloire de Dieu; 3. Dévouement au service de l’Église; 4. Salut des pauvres et des âmes les plus abandonnées; 5. Amour du Sauveur dans son oeuvre de Rédemption; 6. Dévotion au Sacré-Coeur de Jésus; 7. Dévotion à Marie Immaculée; 8. Obéissance au Pape et aux évêques; 9. Charité fraternelle à l’intérieur de la famille; 10. Zèle et dévouement pour les âmes» [80].

Ce qui unifie tous ces différents aspects, c’est l’orientation vers l’oeuvre de la Rédemption. Chaque élément de la spiritualité oblate trouve ici son caractère spécifique: «Notre dévotion au Sacré-Coeur et à Marie Immaculée, notre culte de la gloire de Dieu, de l’Église, de la papauté et de l’épiscopat ainsi que notre pratique de la charité fraternelle sont ordonnés au salut des âmes, surtout les plus abandonnées, conformément à l’exemple donné par Jésus Christ dans son oeuvre de Rédemption» [81]. L’autre orientation qui détermine la spiritualité est celle d’aller évangéliser les pauvres en particulier: «Notre zèle pour le salut des âmes doit nous porter surtout vers celles des pauvres, vers celles qui sont les plus abandonnées, de manière à nous faire ainsi marcher sur les traces de notre divin Sauveur» [82].

Le père Lesage conclut en disant que «la spiritualité mazenodienne est celle qui vise à reproduire la vie apostolique du Sauveur, par l’imitation et l’amour réparateur, dans un apostolat hiérarchique et marial. Plus brièvement encore, la spiritualité oblate serait celle qui cherche à reproduire concrètement la vie apostolique du Sauveur» [83].

Dans une autre étude, le même auteur tente une systématisation plus philosophique et théologique de la spiritualité, définissant celle-ci à partir des trois causes (en admettant que la cause matérielle de la spiritualité se situe dans la vie chrétienne même et qu’elle soit donc commune à toutes les spiritualités).

La cause finale se trouve dans l’engagement pour le salut des âmes par la transmission de la vérité, c’est-à-dire l’évangélisation. La cause formelle est à chercher dans l’exemple du Christ et des Apôtres. La cause efficiente est dans la vie mixte où anthropocentrisme et théocentrisme s’équilibrent. Il parvient ainsi à la définition suivante de la spiritualité mazenodienne: «Une forme particulière de vie chrétienne dont le but est de coopérer avec le Sauveur à la rédemption du genre humain dans la recherche de la gloire de Dieu, du service de l’Église, du salut des âmes obtenus par l’évangélisation des pauvres et par les vertus et les ministères des anciens Ordres religieux; grâce à des exercices qui mettent en oeuvre à la fois le dynamisme de sa fin et une puissante ascèse, elle oriente les âmes vers la reproduction de la vie apostolique de Jésus Christ au moyen de l’idée-maîtresse de collaboration à son oeuvre concrétisée, 1. dans le recours à de puissants médiateurs par la dévotion au Sacré Coeur et à Marie Immaculée, 2. dans la pratique d’un apostolat hiérarchique par l’obéissance au pape et aux évêques, et 3. dans l’unité de l’action apostolique par la charité fraternelle et le zèle pour le prochain» [84].

Dans son livre Missionnaire Oblat de Marie Immaculée, le père Yves Guéguen montre surtout comment l’esprit de famille est caractérisé par la charité fraternelle, le zèle apostolique et la simplicité. La spiritualité est ensuite décrite en quatre traits: mariale, christocentrique, eucharistique et apostolique [85].

Le père Robert Becker relève trois caractéristiques chez l’Oblat: l’étendue de ses horizons missionnaires: tout ce que l’Église et la gloire de Dieu réclament; le zèle, l’audace, le don total de soi; Marie. Au terme de son étude, il présente une définition concise: «L’Oblat est un religieux qui est toujours et partout sur place où la gloire de Dieu et le salut des âmes l’appellent, poussé irrésistiblement en avant par un amour qui ne calcule et n’hésite pas, qui se dévoue sans réserve à sa sanctification personnelle et à l’apostolat, qui est animé d’un zèle ardent pour le salut des âmes et uni par des liens d’une profonde charité à ses frères, qui, guidé par les mains maternelles de l’Immaculée Vierge Marie et appuyé sur elles, ne reconnaît qu’un seul grand but: Ut in omnibus glorificetur Deus, qui omnes homines vult salvos fieri [Pour qu’en toutes choses Dieu soit glorifié, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés]» [86].

L’enquête conduite en 1950-1951 par la revue Études oblates a révélé une convergence de fond, chez les divers auteurs, dans le choix des éléments principaux de la spiritualité oblate. L’accord est entier non seulement sur le double caractère christocentrique et marial, mais aussi sur plusieurs autres points, qui vont de la dimension missionnaire à la vie communautaire, et jusqu’à quelques caractéristiques de famille, telles que l’amabilité, la jovialité, la disponibilité au service de l’Église, le don total de soi dans l’oblation… Beaucoup plus complexes et variées sont les tentatives de hiérarchisation et d’unification des différentes composantes autour d’un point central, avec le problème toujours sous-jacent de l’unification des aspects apostolico-actif et contemplatif. Le compte rendu de l’enquête demeure un texte capital pour comprendre toute la problématique de la spiritualité oblate [87].

Plusieurs auteurs fondent leurs études sur l’analyse du nom propre de l’Institut et mettent ainsi en lumière sa dimension missionnaire, oblative et mariale [88].

Le père Gérard Fortin propose, à son tour, une synthèse plus articulée: «L’Oblat est un imitateur passionné du Sauveur et de ses Apôtres. Il imite leur ministère, sa vocation est de prêcher l’Évangile aux pauvres. Il imite leurs méthodes, il se consacre lui-même pour que soient aussi consacrées en vérité les âmes les plus abandonnées.

«La vie religieuse pourvoit au mieux à sa consécration à l’apostolat. La plupart du temps sur la brèche, c’est surtout dans l’exercice de son ministère que l’Oblat acquiert et pratique les vertus religieuses qui en assurent la fécondité. Mais la communauté où il retourne tout heureux après ses expéditions apostoliques, ne manque pas de lui faire «exercer» ces mêmes vertus […]

«Cet effort du missionnaire […] est affaire de charité entre Oblats, de zèle pour les âmes les plus abandonnées, d’obéissance aux supérieurs […]

«Cette vie religieuse et apostolique s’organise autour de l’Eucharistie.

«Toutes les autres vertus — en particulier la prière qui s’attarde sur la considération des vertus et des exemples du Sauveur — étoffent la vie de charité et de zèle. C’est ainsi que les Oblats veulent devenir d’autres Jésus Christ répandant partout la bonne odeur de ses aimables vertus.

«Leur croix de missionnaire […] leur rappelle constamment que «coopérateurs du Sauveur», fils d’un Institut dont l’esprit est un esprit de réparation, ils doivent être prêts à sacrifier même leur vie pour l’amour de Jésus Christ, le service de l’Église et la sanctification du prochain. Le martyre! c’est la charité apostolique authentiquement héroïque» [89].

La recherche pour comprendre en profondeur et d’une façon systématique la spiritualité et la traduire en termes objectifs et, je dirais, scolastiques a couvert une période qui nous a conduits des années 1940 jusqu’aux années du Concile. Cette recherche a été fructueuse. Elle s’est faite dans les domaines de l’histoire, de la théologie et de la psychologie. L’intérêt porté à l’évolution historique, à l’approfondissement des différentes composantes et à l’architecture doctrinale a conduit à une vaste connaissance et à une compréhension doctrinale de la spiritualité oblate. Même si les synthèses et les présentations d’ensemble qui ont été élaborées diffèrent les unes des autres, il demeure que ces années de recherches et d’études ont pratiquement couvert tout le champ de la spiritualité oblate, offrant un ensemble d’éléments qui en constituent les valeurs fondamentales.

III. VALEURS OBLATES ET VISÉE MISSIONNAIRE

La nouvelle sensibilité culturelle, spirituelle et pastorale des années conciliaires a conduit les Oblats à repenser leur propre vocation en termes plus existentiels. L’intérêt manifesté pour une présentation systématique, presque scolaire, de la spiritualité oblate cède le pas à de nouveaux intérêts tels que l’aggiornamento et le renouveau. La Congrégation s’est engagée entièrement dans la révision des Constitutions et Règles demandée par le Concile, un travail énorme qui, encore une fois, a exigé une réflexion sur la vocation à partir des nouveaux horizons ecclésiaux et des nouvelles exigences missionnaires. Un travail qui devait s’étendre sur une vingtaine d’années. Durant cette période, on enregistre diverses tendances que nous pourrions regrouper autour de trois thèmes: les valeurs oblates, la visée missionnaire et le charisme.

Dans un premier temps, on note un changement de rythme. Jusqu’alors, le regard était porté plutôt vers le passé (le Fondateur et la tradition oblate). Il se tourne maintenant plutôt vers l’avenir. On poursuit la recherche des éléments essentiels qui caractérisent l’Oblat, mais en vue des nouveaux besoins de la société et de l’Église. Le mot «esprit» ou «spiritualité» cède alors la place à une autre expression-clé: «valeurs oblates». On recherche les valeurs permanentes qui caractérisent l’Oblat afin de pouvoir les réincarner d’une manière nouvelle. Il ne s’agit donc plus d’une construction systématique et, sous certains aspects, d’une spiritualité, mais d’une attention portée à ses composantes dynamiques.

Un second courant se développe autour de l’idée de «visée missionnaire». Le regard sur le monde — qui est en même temps de l’ordre de la sociologie et de celui de la foi — offre un nouveau fondement d’unité et un sens particulier à l’ensemble des valeurs oblates.

Une troisième tendance consiste à se servir des résultats de la recherche sur les valeurs perçues par les Oblats avec leur sensibilité actuelle et des études sur la visée missionnaire. En même temps, elle récupère la dimension historique du passé. Ce troisième mouvement gravite autour de l’idée de «charisme».

Ces trois courants s’entrecoupent et se succèdent à la fois dans le temps. Ce sont surtout les Chapitres généraux de 1966, 1972 et 1980 qui constituent les principaux points de repère dans l’étude de la prise de conscience et de la nouvelle élaboration de la spiritualité et du charisme oblats.

Le Chapitre général de 1966 — certainement le plus révolutionnaire de toute l’histoire de l’Institut — a été étudié avec une certaine attention parce qu’il a complètement refait les Constitutions et Règles, en réinterprétant entièrement les données de la tradition oblate. En renvoyant aux études sur le sujet, nous ne signalons ici que la structure d’ensemble de la première partie des Constitutions. Les six articles qui la composent «sont bâtis autour de cinq mots-clefs, considérés par le Chapitre comme les caractéristiques essentielles de la Congrégation: art. 1. À l’appel du Christ qui les rassemble, art. 2. membres de l’Église, art. 3. pour évangéliser les plus délaissés, art. 4. et en particulier les pauvres, art. 5. en communautés apostoliques, art. 6. sous le patronage de Marie Immaculée» [90].

Le Chapitre de 1972 constitue une autre balise sur le chemin postconciliaire. Le travail de préparation a été plus considérable que jamais auparavant. Le conseil général extraordinaire de 1970 avait invité la Conférence générale de la Mission à préparer, pour le Chapitre, un document de travail où la partie doctrinale serait centrée sur le thème de la visée missionnaire dans le but d’«aider le prochain Chapitre à faire de cette visée missionnaire un important facteur d’unité entre tous les Oblats, quel que soit leur ministère, et [faire] ressortir de façon synthétique les valeurs de notre consécration religieuse, vécue en communauté apostolique, au service de la mission» [91].

L’année suivante, un numéro complet des Études oblates serait consacré au thème de la visée missionnaire [92].

Toujours en préparation du Chapitre, le conseil général extraordinaire, tenu du 28 octobre au 8 novembre 1970, traçait le profil de «l’Oblat, missionnaire aujourd’hui». «Sous ce titre — lit-on dans le rapport — sont rappelées trois réalités de base: Oblat (consacré); missionnaire (pour l’évangélisation); aujourd’hui (face à la situation actuelle), qui reprennent l’intuition du Fondateur née d’un triple regard: regard sur le Christ Sauveur (communion à sa personne, et à sa mission d’amour et de salut pour les hommes); regard sur l’Église (sur sa mission que nous partageons selon nos propres limites, face aux situations de l’heure); regard sur le monde (sur sa pauvreté, sa détresse spirituelle)» [93].

Toujours dans le cadre de la préparation du Chapitre général de 1972, le père John King, au nom de la commission précapitulaire, résume le sens de notre engagement oblat en quatre valeurs fondamentales [94]: la primauté de la dimension religieuse de la vie; l’identification au Christ Sauveur; la vie et l’apostolat en communauté; la prêtrise [95].

Un autre travail de préparation du Chapitre a consisté dans l’élaboration et l’envoi d’un questionnaire détaillé dont les réponses (réunies en trois volumes) constituent une mine précieuse pour découvrir la conscience qu’avaient les Oblats de leur propre vocation.

Dans l’ensemble des réponses, on peut noter avant tout un refus net de décrire la vocation oblate en termes de dualisme: «En vérité, notre apostolat est de nature religieuse et notre religion est apostolique […] Notre mission est religieuse ou elle n’est pas. Notre religion est missionnaire ou elle n’est pas» [96].

Même dans l’extrême variété des réponses, on peut constater une convergence sur quelques valeurs fondamentales, vues comme communes à tous les Oblats et patrimoine inaliénable: vie religieuse-apostolique dans l’accomplissement total des conseils évangéliques; vie communautaire; congrégation de type sacerdotal; relation vitale de communion profonde et de fidélité à l’Église; évangélisation des pauvres; esprit marial [97].

D’autre part, pour certains, la recherche des valeurs semble encore plutôt «une belle question abstraite, qui revient sans cesse et qui, en pratique, ne change à peu près rien». C’est pourquoi ils préféreraient parler «du sens de notre engagement oblat» [98]. D’autres manifestent une certaine lassitude à réfléchir sur leur propre identité: «Il existe un certain sentiment dans la Province à l’effet que nos valeurs et nos orientations oblates semblent ordonnées au maintien du système plutôt qu’à le renouveler, en nous mettant, comme des autruches, la tête dans le sable des objectifs et des structures du passé au lieu de chercher de nouveaux buts ou même des formes entièrement nouvelles de vie oblate» [99].

On note encore une différence d’accents. Les uns se montrent plus sensibles à la dimension missionnaire, les autres, aux valeurs intérieures qui animent et guident les choix missionnaires.

Les premiers partent du fait qu’un «bon nombre d’entre nous ont été attirés chez les Oblats par son oeuvre essentiellement missionnaire. On est missionnaire d’abord et la vie oblate permet de réaliser cet idéal» [100]. Les seconds préfèrent souligner la dimension de l’être, où naît l’engagement pour l’évangélisation.

Comme on l’a fait remarquer à juste titre, les raisons à l’origine du choix de la vie oblate peuvent être subjectives; elles doivent en tout cas s’intégrer dans le projet oblat dans son entier: «Il faut que nous adoptions un genre de vie, un style particulier de vie, non pas dicté par notre propre réflexion personnelle seulement, mais orienté par l’Institut auquel nous avons décidé d’appartenir. C’est une fonction qui suppose un style de vie. C’est une manière de vivre l’Évangile qui permet de le prêcher. Chaque Oblat se ressent des valeurs qui l’ont attiré vers la communauté des Oblats. Parmi les nôtres, certains avouent qu’ils ont demandé leur admission chez les Oblats et non ailleurs, parce qu’ils voulaient aller dans les missions du Nord canadien (missions indiennes). D’autres sont entrés chez les Oblats pour «se sanctifier», «suivre le Christ», «fuir le monde», prêts à faire tout ce que recommanderait l’Institut pour atteindre cet idéal. Il ne faut pas se baser sur les ambitions de l’un et l’autre pour déterminer le vrai sens de l’engagement oblat. Cet engagement n’est pas simple, il est complexe; il comprend, en plus d’une mission, un style de vie» [101].

En général, les réponses tendent à souligner l’intégration des différentes composantes de la vocation oblate en un tout systématique et unifié. «En ce qui nous concerne, notre engagement est un engagement pour une «mission». Mais pour nous la mission n’est pas synonyme de fonction; elle implique l’«être» autant que le «faire». Notre vocation pour la mission n’est donc pas une «simple consécration à une fonction». Elle comprend une forme de vie fondamentale, et nous ne sommes engagés dans cette forme de vie que dans le mesure où elle s’est révélée essentielle à un service efficace des pauvres. Nous sommes missionnaires pour les pauvres et cela implique plus que les fonctions du «faire» [102].

Au terme de ses travaux, le Chapitre présente, dans un de ses documents, La visée missionnaire, un profil de l’Oblat en termes deifs plutôt qu’à travers une définition scolastique: «Nous nous voyons comme apôtres, selon l’esprit du père de Mazenod et l’enseignement de la Parole: des hommes appelés à être témoins du Dieu vivant jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1, 8, 21, 22); des hommes qui ont d’abord expérimenté dans leur propre vie l’amour bienfaisant du Dieu devenu visible dans la personne de Jésus (Tt 2, 11, 13); des hommes poussés par leur amour à risquer leur vie pour l’Évangile (2 Co 5, 14; Ac 15, 26); des hommes qui vivent leur pauvreté apostolique afin de se libérer de tout ce qui peut faire obstacle à leur mission (Mt 10, 9-10); des hommes qui célèbrent leur commune espérance dans le Royaume par la fraction du pain dans le Seigneur, ensemble et dans la joie et la simplicité du coeur (Ac 2, 44, 47) groupés autour de la Vierge Marie, comme l’étaient les premiers Apôtres (Ac 1, 14)» [103].

En définitive, dépassant les tentatives de systématisation des années 1940-1960, on s’est remis à parler de la vocation oblate en suivant la méthodologie deive ou narrative des débuts de la Congrégation.

LE CHARISME OBLAT

Incroyable mais vrai, après tout cet immense travail, au Chapitre de 1974 «des Oblats ont parlé d’un manque de «spiritualité» et d’autres ont demandé, en termes plutôt abstraits, une clarification au sujet de nos «valeurs fondamentales» ou une affirmation officielle de notre «vie consacrée» [104]. Était-ce le signe d’un certain désarroi devant la démission du Supérieur général, Richard Hanley, ou le besoin de retrouver les fondements historiques et traditionnels à travers le processus de modernisation en cours dans la Congrégation? Quoi qu’il en soit, pour dissiper toute équivoque et toute dichotomie entre vie religieuse et vie apostolique, «l’Administration générale […] décida de situer la mission oblate […] dans un autre contexte: pas seulement l’enseignement de l’Église et la situation actuelle de la mission dans le monde d’aujourd’hui, mais encore, troisièmement, le charisme du Fondateur» [105].

C’est ainsi que l’Administration générale a annoncé la tenue d’un congrès sur le charisme du Fondateur qui aurait lieu à Rome du 26 avril au 14 mai 1976. C’est le début de la troisième étape dans la réflexion postconciliaire de la Congrégation, étape qui conduira celle-ci à une nouvelle lecture de la vocation oblate, cette fois à partir du charisme. Cette lecture donnera comme fruit les Constitutions et Règles de 1982.

En 1972, un numéro complet des Études oblates avait été consacré au thème du charisme [106]. On y mettait complètement à l’épreuve cette clé de lecture déjà utilisée, à la suite de Vatican II, par le Chapitre général de 1966. Toutefois, le congrès de Rome a réfléchi sur le charisme oblat avec une méthodologie et peut-être aussi une profondeur jamais connues jusque-là [107].

Le congrès s’est déroulé en quatre étapes qui ont révélé une méthode herméneutique dynamique et féconde. Une étape d’introduction pour favoriser un climat de discernement authentique du charisme dans un crescendo de rapports fraternels. Dans cette première phase, à travers l’analyse des expériences personnelles et du vécu tel qu’on peut le trouver dans la région géographique de chacun, apparaissaient déjà les différents aspects qui caractérisent le charisme oblat. La méthode qui se base sur l’expérience s’est révélée particulièrement adaptée à l’introduction du processus herméneutique. Elle a, en effet, aidé à prendre immédiatement conscience du fait que le charisme n’est pas une donnée fixe du passé, mais une réalité vivante, vécue par ceux qui sont appelés, en vertu d’une vocation particulière, à faire partie de l’Institut.

Vint ensuite une seconde étape, consacrée à l’étude du charisme du Fondateur, surtout du point de vue historique, grâce aussi à l’intervention d’experts par des conférences et des tables rondes. Il s’est agi d’un moment fondamental, nécessaire comme celui de l’approche existentielle. La lecture des origines et de l’histoire, confrontée aux éléments surgis du vécu, a permis de récupérer des dimensions qui n’étaient pas apparues clairement dans l’analyse de la conscience actuelle du charisme. Devant le vécu, d’autres éléments présentés par l’enquête historique sont apparus irrémédiablement dépassés. L’utilisation conjointe et discrète de la méthode de l’expérience et de la méthode historique s’est révélée féconde et a conduit à décrire le charisme du Fondateur avec de nouveaux traits essentiels.

Dans la troisième phase, on a entrepris le travail herméneutique propre au discernement du charisme tel qu’il peut être vécu aujourd’hui dans la Congrégation, selon les appels de l’Église et les besoins du monde. Les nouveaux traits essentiels avec lesquels on a décrit le charisme du Fondateur ont été approfondis, selon les groupes d’intérêts et de compétences, à partir de six approches différentes et complémentaires: l’approche historique, pour préciser le sens exact de chaque élément de la pensée du Fondateur; l’approche missionnaire, pour saisir les besoins du monde sur la base de chacune des caractéristiques du charisme et pour confronter les valeurs avec les appels du monde; l’approche oblate, pour discerner les besoins de la Congrégation par rapport aux aspects du charisme; l’approche biblique, pour saisir les dimensions évangéliques transmises par le Fondateur et la résonance biblique des caractéristiques du charisme; l’approche théologique, pour discerner le sens donné aux éléments du charisme et les accents nouveaux à la base de la théologie d’aujourd’hui; l’approche de l’évaluation, pour analyser comment le congrès avait perçu les valeurs du charisme, pour indiquer les constantes et les divergences apparues. Ce travail, repris successivement par toute l’assemblée, a permis de passer à la dernière phase [108].

La recherche de nouvelles voies pour l’avenir de la Congrégation et l’indication de pistes concrètes pour le renouveau et l’animation ont fait l’objet de la dernière étape du Congrès [109].

Dans leur déclaration finale, les membres du congrès ont dégagé les éléments essentiels qui constituent le charisme du Fondateur tel que les Oblats entendent le vivre aujourd’hui [110]. Les voici résumés:

1. le Christ

2. évangéliser

3. les pauvres

4. l’Église

5. en communauté

6. la vie religieuse

7. Marie

8. prêtres

9. les besoins les plus urgents.

Les dix premiers articles des Constitutions et Règles de 1982 reprendront ces thèmes et uniront le premier chapitre «La mission de la Congrégation» et le second, «Vie religieuse apostolique», sous un seul titre «Le charisme oblat» [111].

Le chemin tracé par le congrès de 1976 a été poursuivi ensuite avec l’approfondissement des différentes composantes du charisme. C’est ainsi qu’ont suivi deux sessions d’étude sur autant d’aspects du charisme: L’évangélisation et la communauté apostolique oblate. Le premier thème a été abordé lors d’un congrès tenu à Rome du 29 août au 14 septembre 1983 [112] et le second, à celui qui a eu lieu à Ottawa du 6 au 11 août 1989 [113].

Un dernier texte d’une valeur remarquable pour sa 
définition du charisme oblat nous est offert dans le document du Chapitre général de 1986: «Missionnaires dans l’aujourd’hui du monde» [114]. Dans ce texte, le ministère pour la justice se situe pleinement et harmonieusement à l’intérieur du charisme oblat, comme une explicitation et une composante inaliénable.

Les derniers Chapitres généraux, depuis celui de 1966, ont tracé un chemin nouveau par rapport aux Chapitres précédents. À la différence de tous les autres Chapitres généraux, ils ont, de fait, été consacrés directement à la réflexion sur l’identité oblate. Ils constituent donc des points de référence fondamentaux qui font autorité dans la compréhension du charisme oblat.

POURSUIVRE LA RECHERCHE

Parler de la vocation oblate en termes de charisme semble la meilleure voie pour la décrire dans toute son amplitude et éviter la dichotomie toujours latente entre action et contemplation, mission et vie intérieure, en d’autres termes, entre les fins de l’Institut et son esprit ou sa spiritualité.

Renvoyant à d’autres textes l’étude de la notion de «charisme» [115], je voudrais, à titre de conclusion, indiquer quelques pistes de réflexion pour poursuivre le travail de recherche sur le charisme oblat. Il s’agit d’un cheminement qui n’aura jamais de fin. En effet, c’est parce qu’un charisme est quelque chose de vivant que chaque génération est appelée à réinterpréter et à actualiser celui dont elle a hérité.

1.DESCRIPTION DYNAMIQUE DU CHARISME

Étant une «expérience de l’Esprit», comme l’affirme Mutuae relationes (n° 11), le charisme de Fondateur est, de sa nature, dynamique: un processus évolutif qu’on peut difficilement mettre sous forme de règle ou de définition. En ce sens, je crois que la méthodologie suivie pour présenter la vocation oblate, comme on le faisait dans les débuts de la Congrégation et comme on a continué de le faire pendant tant d’années, est légitime. Elle consiste simplement à «raconter» l’expérience (même si ce terme n’était pas utilisé) vécue par Eugène de Mazenod et partagée par ses premiers compagnons, puis par l’ensemble de l’Institut.

C’est la méthodologie reprise d’une façon excellente par le père Jetté, qui évite avec soin de définir le charisme oblat, préférant le décrire et le raconter. Dès 1962, il retraçait les origines de la spiritualité oblate [116]. Il est depuis demeuré fidèle à cette méthode. Par exemple, la première lettre qu’il a adressée comme Supérieur général à la Congrégation est révélatrice [117], comme le sont ses autres textes d’orientation, tels que «Le charisme oblat» de 1975 [118].

Il est certainement légitime et même nécessaire de dégager les composantes du charisme et de les organiser de manière à en permettre une compréhension toujours plus grande. Chaque homme a besoin d’exprimer sa propre expérience, de clarifier pour lui-même son propre cheminement et les motifs qui l’animent [119]. Mais chaque organisation demeure provisoire. On ne peut prétendre fixer une fois pour toutes le charisme, tout comme l’Esprit qui le donne échappe, par nature, à la définition et demeure dynamique. On ne peut pas définir la vie. On peut comprendre le charisme par expérience, par grâce, en prenant part à son dynamisme intrinsèque. C’est pourquoi les définitions ne sont que des «formules limitées» qui, de temps en temps, réinterprètent et traduisent l’expérience toujours vive de l’Esprit selon les nouveaux besoins. Chaque nouvelle formulation devra, cependant, être lue à la lumière du cheminement historique du Fondateur et, après lui, de toute la Congrégation. Nous pourrions recourir à l’analogie des formules de foi. Elles expriment la Bonne Nouvelle dans un mouvement qui va de l’Évangile au Credo. Mais le Credo devra toujours être relu à la lumière de l’Évangile, en parcourant ainsi le chemin inverse: du Credo à l’Évangile.

Chaque génération est appelée à relire cette histoire et à la réinterpréter. Elle est appelée à considérer son propre passé comme ses propres racines, de manière à pouvoir étendre, avec toujours plus d’énergie, ses branches et porter fruit dans le présent. Comme l’écrivait, en utilisant une image heureuse, le père Deschâtelets: «L’arbre vit de ses racines» [120]. Le passé est une racine, une réalité vivante qui aide à vivre; ce n’est pas un tombeau, quelque chose de définitivement mort, du matériel d’archives! On lit le passé pour interpréter le présent et avoir la clé pour répondre aux exigences contemporaines, et pour préparer de façon créatrice l’avenir: le Fondateur ne se tient pas en arrière, il est «en avant de nous, nous appelle, marche à notre tête» [121].

C’est ici que se pose le problème de l’herméneutique: comment lire le passé et le réactualiser dans le présent?

2. L’OBJET DE L’HERMENEUTIQUE: LE CHARISME DU FONDATEUR ET DE L’INSTITUT

Le problème de l’herméneutique comprend la détermination de l’objet, du sujet et de la méthodologie de l’interprétation [122].

Le charisme du Fondateur constitue l’objet principal du processus herméneutique. Par charisme du Fondateur, on entend le contenu de l’expérience qui, née d’une inspiration surnaturelle, lui sert de guide dans la compréhension existentielle du mystère du Christ et de son Évangile. Elle le rend attentif à certains signes des temps et le conduit à déterminer le caractère d’une oeuvre qui, répondant à des exigences précises, se traduit en un service de l’Église et de la société.

L’objet de l’herméneutique du charisme ne se limite pas à l’étude du Fondateur. À la naissance d’une famille religieuse contribuent, souvent de façon déterminante, d’autres personnes qui se situent aux côtés du Fondateur: les premiers compagnons.

Normalement, l’inspiration à l’origine d’une oeuvre dans l’Église acquiert toute son évidence et son caractère à mesure qu’elle prend corps dans le concret de sa réalisation, dans son passage de l’inspiration, comme moment d’illumination, à son «incarnation» dans des structures et des formes d’expression. Les premiers compagnons apportent leur concours dans l’explicitation du contenu et des lignes essentielles du charisme particulier donné au fondateur. Ils en font l’expérience dans leur propre vie et leurs propres initiatives, jusqu’à ce que l’inspiration acquière un aspect toujours plus définitif, avec des caractéristiques bien identifiables. Pour comprendre le charisme oblat, on devra donc garder présentes à l’esprit l’influence et la contribution de personnalités telles que les pères Henry Tempier, Hippolyte Courtès, Hippolyte Guibert, Domenico Albini, etc.

Tout en réservant aux origines le moment de la fondation et des modèles, l’étude du charisme ne peut se limiter à enquêter sur cette première phase. Le charisme, comme le rappelle Mutuae relationes (n° 11), n’est pas seulement à conserver ou à approfondir, mais à développer tout au long de l’histoire. Le charisme du fondateur devient charisme de l’institut. On entend par cette seconde expression le cheminement historique et les différentes modalités d’adaptation du charisme du fondateur, c’est-à-dire du contenu charismatique vécu et exprimé par le fondateur en tant que tel. Le charisme de l’institut est comme le reflet collectif du charisme du fondateur. Il entre en relation avec la vie et les charismes des personnes destinées par l’Esprit à perpétuer dynamiquement dans le temps toute la force de l’inspiration primitive du fondateur et à en étaler partout les expressions dont elle est capable. Il constitue l’identité de la vocation exprimée par la communauté entière, qui incarne dans le temps et de différentes façons la même inspiration et les mêmes intentions charismatiques du fondateur.

Dans son cheminement à travers l’histoire, le charisme du fondateur, tel que vécu par l’institut, dans l’identité aussi bien que la fidélité, développe des qualités imprévues et s’enrichit d’une créativité toujours nouvelle.

Pour comprendre totalement le charisme oblat, il faudrait alors parcourir toute l’histoire de la Congrégation. Il s’agit d’une croissance dans la sainteté et dans les différentes modalités d’adaptation aux temps, aux lieux et aux urgences toujours nouvelles. On découvre, en effet, toute une évolution et tout un développement de la vie oblate [123].

C’est avant tout l’ouverture à de nouveaux champs d’apostolat, soit dans de nouveaux territoires, soit dans de nouvelles activités ou façons d’évangéliser, qui a contribué au développement du charisme de la Congrégation. La prise en charge du sanctuaire de Montmartre à Paris, par exemple, apporta dans la Congrégation un développement remarquable de la dévotion au Sacré Coeur. À la fin du XIXe siècle, le Chapitre général de 1898 attira l’attention de toute la Congrégation sur deux ministères particuliers: la pastorale de la jeunesse et l’évangélisation des hommes les plus éloignés de l’Église, «pour ne pas rester en retard sur notre siècle» [124].

De même, le Chapitre de 1904, devant les changements du début du siècle, la révolution industrielle et les questions sociales et ouvrières, pousse l’Institut vers de nouveaux ministères en déclarant: «Bien que les missions soient la fin première et principale de l’Institut, cependant l’apostolat près des ouvriers, sous toutes les formes approuvées […] est non seulement conforme à la fin de l’Institut, mais encore doit être vivement encouragé dans les temps actuels» [125].

Le Chapitre de 1938 s’arrête à la question de l’Action catholique et au besoin de s’engager activement dans ce nouveau mouvement qui constitue une nouvelle priorité pour répondre aux besoins contemporains de l’Église. Le Chapitre de 1947 invite à renouveler les méthodes d’apostolat en vue de rejoindre les masses qui désormais abandonnent l’Église [126].

Le témoignage de vie de nos «saints» contribue à son tour à souligner et à développer certains aspects du charisme. L’introduction des causes de béatification a aussi aidé, toute la Congrégation à prendre conscience de sa spiritualité. De multiples facteurs mettent l’accent sur certains aspects de la vie spirituelle. Je pense, par exemple, au développement de l’aspect marial de la spiritualité oblate, comme en témoignent, entre autres, l’introduction du scapulaire ou l’acte de consécration de la Congrégation, demandé par le Chapitre de 1906. Le Chapitre de 1932 recommande également «à l’ensemble des Pères de la Congrégation d’enseigner et de prêcher plus souvent et avec plus d’insistance aux junioristes, novices et scolastiques, et à tous les fidèles que nous évangélisons, le culte et la dévotion à l’Immaculée Conception de Marie» [127].

Naturellement il ne s’agit pas d’indications élaborées sur une table de travail, mais de moments privilégiés qui témoignent de toute une sensibilité déjà présente et qui, en même temps, constituent un point de départ vers de nouveaux développements.

Il faudrait aussi prendre en considération l’incidence que le charisme a eu au-delà de la communauté des Oblats, comme par exemple auprès des membres de l’Association missionnaire de Marie Immaculée [128] ou dans les familles religieuses et les instituts de vie consacrée nés du rapport avec les Oblats [129].

Il est clair que le charisme poursuit son chemin, qu’il est, sans perdre son identité, en constante croissance. Nous pourrions dire que la Congrégation, tout comme l’Église, au lieu d’être toujours en réforme, est toujours en évolution.

3. L’INTERPRÈTE DU CHARISME: LA COMMUNAUTE OBLATE

Le charisme, en étant celui d’un institut de nature communautaire, ne peut être interprété que par l’ensemble de l’institut. La communauté oblate est donc l’interprète du charisme oblat.

Il s’agit avant tout, de l’ensemble de l’Institut qui trouve ses moments herméneutiques privilégiés dans les Chapitres généraux. Viennent ensuite les communautés locales appelées à une constante réflexion sur elles-mêmes en vue de faire les choix quotidiens et concrets de vie et de ministères qui répondent à des sollicitations toujours nouvelles. Il faut enfin l’apport constructif de chacun des membres de l’Institut.

Tout en demeurant unies à la Congrégation entière, un ensemble de communautés, vivant dans une ambiance déterminée, peuvent être appelées à une lecture particulière du charisme, qui tiendra compte des appels particuliers provenant d’un territoire précis ou d’une culture particulière. On doit comprendre dans ce sens les tentatives faites par les diverses régions de la Congrégation; les apports de l’Amérique latine sont des exemples révélateurs [130].

Pour remplir sa propre fonction herméneutique, la communauté doit se soumettre à la dynamique du discernement communautaire qui se fonde sur la présence en elle du Seigneur ressuscité. L’événement d’Emmaüs, raconté par Luc, demeure un modèle pour ce genre de processus herméneutique communautaire. Le Ressuscité, se joignant aux disciples, diermèneusen, c’est-à-dire explique, interprète l’Écriture (voir Lc 24-27). «La présence du Seigneur au milieu des Oblats» (C 3) apporte à la communauté le don de l’Esprit pour la compréhension du charisme aussi. Oeuvre de l’Esprit, le charisme ne peut être compris sans être animé du même Esprit.

L’étude et l’actualisation du charisme demande aussi une méthodologie particulière pour ne pas tomber dans le subjectivisme ou l’arbitraire. Ce n’est toutefois pas l’endroit pour présenter une telle méthode [131]. Il faudra de toute façon que chaque travail sur le charisme oblat se fasse en gardant présents à l’esprit les besoins et les appels de l’homme d’aujourd’hui dans son milieu culturel et dans la perspective plus vaste de l’Église. Le charisme oblat est, en effet, un charisme d’évangélisation; un charisme dans l’Église et pour l’Église; un charisme qui se développe «en harmonie avec le Corps du Christ en croissance perpétuelle» (Mutuae relationes, n° 11); un charisme parmi tant d’autres charismes, avec lesquels il est appelé à vivre en intime communion.

Je crois pouvoir terminer cette étude en réaffirmant que la compréhension de la vocation oblate devra donc toujours partir du récit de nos origines et y retourner. Personnellement, lorsqu’on me demande: «Quel est votre charisme?», je ne peux faire moins que de raconter l’histoire d’un jeune homme, Eugène de Mazenod, qui fait l’expérience en lui-même de l’amour miséricordieux de Dieu dans le Christ crucifié, Sauveur. Racheté par Lui, il se sent appelé à devenir, en lui et avec lui, un instrument de rédemption, coopérateur du Christ Sauveur. À la lumière de ce mystère, avec les yeux nouveaux de la foi, ceux-là mêmes du Sauveur, parce qu’il s’identifie à Lui, il regarde l’Église, la reconnaît comme l’Épouse du Christ, fruit de son martyre; il voit son état d’abandon, l’entend qui appelle à grands cris ses fils et il se déclare prêt à répondre. Il est ému de compassion à la vue des pauvres pour lesquels le Christ a donné son sang et décide de leur consacrer toute sa vie dans le sacerdoce, pour leur faire connaître, à travers le ministère de l’évangélisation, qui est le Christ, de manière à leur faire prendre conscience de leur dignité de fils et de filles de Dieu. Il s’adjoint d’autres prêtres, puis des laïcs, avec lesquels il choisit de vivre les conseils évangéliques et la vie commune, à l’exemple des Apôtres, afin de vivre radicalement et en plénitude la vocation chrétienne à la sainteté et se lancer ensemble dans le ministère de l’évangélisation de tout l’homme, de tous les hommes, spécialement les plus pauvres et les plus abandonnés. Il découvre graduellement la présence de Marie dans sa propre vie et dans son ministère, se reconnaît l’instrument de son amour de miséricorde pour les hommes et se sent appelé à conduire vers elle, Mère de Miséricorde, les fils de Dieu dispersés. Avec ses frères, il commence ainsi à aller vers ceux que la pastorale ordinaire de l’Église rejoint plus difficilement, là où les autres ne veulent ou ne peuvent aller, avec un style d’évangélisation audacieux, d’avant-garde. Il est capable d’ouvrir, en osant tout, des nouvelles voies, où il s’engage totalement.

Fabio Ciardi