1. La charite dans l’experience du fondateur
  2. La charite, trait distinctif de la famille oblate
  3. Les superieurs generaux
  4. La pedagogie de la charite

I. LA CHARITE DANS L’EXPERIENCE DU FONDATEUR

On ne peut pas parler de la charité d’Eugène de Mazenod uniquement en termes d’appréciation morale ou de vertu. L’amour dans sa vie est beaucoup plus qu’un simple comportement moral. Il n’est pas une vertu mais une Personne, Dieu même.

1. EN MARCHE VERS UNE REPONSE DEFINITIVE A L’AMOUR

Nous n’étudierons pas ici l’effort moral fait par Eugène ou l’itinéraire qu’il a parcouru pour acquérir cette vertu. Nous verrons plutôt le cheminement suivi par Dieu, l’Amour même, pour entrer progressivement, de façon toujours plus radicale, dans sa vie, s’emparer de son cœur et l’enflammer.

a. «Créé uniquement pour aimer»

Eugène n’est pas venu au monde saint [1]. C’est, toutefois, en réfléchissant sur sa vie qu’il découvrira, au début de celle-ci, la présence active de Dieu. Il aime souligner que Dieu lui a donné gratuitement certaines attitudes qui ont déterminé sa façon d’être: «Il est à peine croyable combien, malgré un caractère tel que je viens de dépeindre le mien, mon cœur est sensible. Il l’est à un point excessif. Il serait trop long de citer tous les traits de mon enfance que l’on m’a racontés et qui sont vraiment surprenants. Il m’était ordinaire de donner mon déjeuner – même quand j’avais bien faim – pour assouvir celle des pauvres. Je portais du bois à ceux qui prétendaient avoir froid et n’avoir pas de moyens pour s’en procurer. Je fus un jour jusqu’à me dépouiller de mes habits pour en revêtir un pauvre, et mille autres choses pareilles. Quand j’avais offensé quelqu’un, fût-ce même un domestique, je n’avais de paix qu’au moment où il m’était permis de réparer ma faute en faisant quelque cadeau, amitié et même caresse à ceux qui avaient lieu de se plaindre de moi. Mon cœur n’a point changé avec l’âge» [2]. Comme nous le voyons, Eugène a été «créé par Dieu avec une âme sensible, un cœur tendre, aimant, généreux» [3]. En même temps, depuis qu’il se souvient, il trouve dans son cœur un attrait extraordinaire pour Dieu qui embrasse toute sa vie: «Dieu avait mis en moi, je dirai presque comme une sorte d’instinct pour l’aimer, ma raison n’était pas encore formée que je me plaisais à demeurer en sa présence, à élever mes faibles mains vers lui, à écouter sa parole en silence comme si je l’eusse comprise. Naturellement vif et pétulant, il suffisait de me conduire à la face des autels pour obtenir de moi la douceur et la plus parfaite tranquillité, tant j’étais dès lors ravi des perfections de mon Dieu par instinct, comme je disais, car à cet âge je ne pouvais les connaître» [4].

D’après le contexte, cet amour pour lequel Eugène se sent créé ne se limite pas aux sentiments, mais suppose une consécration totale au service de Dieu: «Il voulut donner un prêtre à la nature, il voulut créer un être qui eût des rapports avec lui […] qui pût l’aimer. Cet être, me suis-je dit, cet être c’est moi. Mon âme est une émanation de la divinité, qui tend naturellement vers elle, qui ne trouvera jamais son repos hors d’elle. Elle est créée uniquement pour aimer Dieu. Et mon corps n’est également formé que pour servir, que pour rendre gloire et hommage à Dieu» [5]. On peut dire: voilà Eugène tel qu’il est sorti des mains du Créateur. Tous ces traits lui sont confiés gratuitement, comme «un talent» (Mt 25, 15) à faire fructifier pendant sa vie.

b. «Une suite de la création»

Eugène a neuf ans quand commence pour lui la période de onze années d’émigration qu’il considère comme la continuation de l’action créatrice de Dieu: «J’ai parcouru ainsi les différentes positions où le Seigneur m’a placé […] j’ai regardé ces grâces comme une suite de la création, comme si Dieu, après m’avoir formé, me prenant par la main, m’avait ainsi placé successivement, en me disant: je t’ai créé pour que tu m’aimes, pour que tu me serves […] je fais plus, faible créature que tu es, je te place là et là pour que tu parviennes à cette fin plus aisément […]» [6].

Tentons de découvrir les événements et les personnes dont la main créatrice de Dieu se sert pour continuer son œuvre dans Eugène. D’après les témoignages, le séjour à Turin est sans doute pour lui un temps fort de rencontre très personnelle avec le Christ dans l’Eucharistie [7]. Eugène y était loin de ses parents, dans un pays étranger, obligé de communiquer et d’étudier dans une langue qui n’était pas la sienne. Dieu était son unique ami. Il apprit alors que Dieu seul suffit et il a bien appris cette leçon [8]. Au collège des Nobles, il se lève «chaque jour, une heure avant les autres élèves» pour prier dans sa chambre tout seul [9]. À Venise, don Bartolo Zinelli [10] trace pour lui une spiritualité appropriée à son âge et à son tempérament. Il lui propose l’attitude pleine de tendresse qui lui permettra d’entraîner dans la vie spirituelle toute sa personnalité. Il lui enseigne à aimer Dieu d’un amour vrai, vif, tendre, capable de s’exprimer aussi dans les signes extérieurs [11]. Il est libre du sentimentalisme mais aussi du jansénisme et du rigorisme moral. Il passe une grande partie de son temps à lire et à étudier certaines questions choisies. En effet, non seulement il connaît sa foi, mais il la professe avec fierté et il est prêt à la défendre [12]. D’autre part, la foi n’est pas pour lui seulement une question de cœur ni une question de convictions, mais une relation très personnelle avec Dieu.

Jusqu’alors Eugène a eu l’occasion de se familiariser avec le mystère de Dieu. Pour le moment, il doit intégrer sa vie intérieure dans sa vie sociale quotidienne. Il arrive à Palerme. Jusqu’à présent, il a été obligé de vivre «sans être jamais dans le cas de rencontrer un seul enfant ni d’apprendre aucun divertissement tant soit peu mondain» [13]. Sans exagération, nous pouvons considérer son séjour à Palerme comme providentiel. Si on prend au sérieux l’aveu d’Eugène que «de douze à seize ans l’éloignement des personnes du sexe avait quelque chose de sauvage» [14], qu’il ne voulait pas «donner la main aux dames, excepté aux vieilles» [15], il faut reconnaître que son séjour à Palerme a apporté un complément essentiel à sa formation humaine. Dans ce cheminement, Eugène n’est pas seul. Dieu, «qui a toujours veillé sur [lui] depuis [sa] tendre enfance, lui ouvre maintenant les portes de la famille de Cannizzaro. Le duc et la duchesse le prennent tous les deux «en grande affection» [16]. C’est surtout sa rencontre avec la duchesse de Cannizzaro qui est providentielle. Cette femme d’environ quarante ans, heureuse épouse et mère de trois enfants, considère Eugène comme son propre «fils» et lui l’appelle sa «seconde mère». Il «l’aime»; il a pour elle beaucoup de «tendresse» [17] et apprend à manifester ses sentiments à travers de petits signes, en pensant par exemple à lui offrir «un bouquet» [18].

De son côté, la duchesse de Cannizzaro se sent responsable de la formation humaine et spirituelle d’Eugène. Elle l’amène au théâtre et en promenade. Certains soirs, elle lit avec lui, par exemple «les tragédies de Racine» [19]. En même temps, elle partage «souvent» avec Eugène sa foi, lui donne des conseils [20]. Le père d’Eugène appelle la duchesse: «la mère des pauvres et des affligés» qui, «sans se rien réserver pour elle», fait «des charités immenses». Eugène devient «le confident de tous ses projets, le coopérateur et le distributeur de toutes ses bonnes œuvres» [21]. Il participe également à la vie sociale. La duchesse l’a présenté à sa sœur, la princesse de Ventimiglia. Sa fille, «belle comme un ange» le compte «dans le nombre de ses plus chers amis» et [lui] «l’aime avec toute la tendresse d’un frère» [22]. Toutefois, Eugène ne se comporte pas comme un écervelé. D’après ses propres paroles, il ressent «constamment […] une sorte d’horreur pour tout genre de dissipation» et il la «[déplore] avec dégoût dans les autres». Il «[aspire] à une toute autre joie» [23]. En laissant Palerme, Eugène semble avoir retenu la leçon. Il se présente comme une personne mûre, ouverte à Dieu, mais aussi sur le monde. Dans l’homme il voit «le plus bel ouvrage du créateur» [24]. Il n’a pas honte de pleurer [25], ni d’aimer tendrement [26], ni d’être faible, d’avoir la main qui «tremble un peu» [27]. Il est capable de rire de lui-même [28]. Il a «un grand goût pour la musique» et est épris «des morceaux superbes de Paisiello, Cimarosa, Guglielmi, etc.» [29]. Il s’intéresse aux livres d’histoire et de littérature, mais connaît aussi les «Entretiens avec Jésus Christ dans le très saint sacrement de l’autel» [30] et a besoin «d’un livre de prières qui appartenait à [sa] mère» [31].

Le 24 octobre 1802, Eugène rentre en France et vit entre le divertissement et la mélancolie. Pendant le carnaval de 1803, on le voit danser et participer à des concerts. À son père, il décrit comment il s’amuse [32]. Son cœur n’est cependant pas serein. Il devient toujours plus sarcastique, parfois même agressif et cynique [33]. «Souvent» il fait des «promenades solitaires» [34]. Il reste «quelquefois trois semaines» «triste» et sans visiter personne [35]. À partir de 1804, entre les concerts, pique-niques et vaudevilles, il trouve de plus en plus souvent le temps de fréquenter les églises. Les documents nous montrent que dans cette période, il se passe à l’intérieur de lui une évolution très intéressante. Au mois de mai 1804, il note: «Lorsque j’entre dans une église pour mettre aux pieds de l’Éternel mes humbles supplications, l’idée que je suis un membre de cette grande famille dont Dieu même est le Chef, l’idée que je suis pour ainsi dire dans cette circonstance le représentant de mes frères, que je parle en leur nom et pour eux, semble donner à mon âme un essor, une élévation qu’il est difficile d’exprimer. Je sens que la mission que je remplis est digne de mon origine» [36].

Un texte semblable manifeste sans doute une grande maturité spirituelle. Et puis, il y a les dix-sept pages des «Remarques sur le Génie du Christianisme de Monsieur de Chateaubriand». Ces notes sont de janvier 1805. En les lisant, «on peut se rendre compte du bon jugement d’Eugène et surtout s’étonner de son intérêt et de ses connaissances du christianisme, de l’apologétique» [37] et de la patristique. On voit que la foi n’est pas pour lui une question de poésie, d’émotion, d’humanisme ou de promotion de la liberté, mais l’affaire «essentielle de la vie éternelle» [38]. Il a également une conscience aiguë de la haute dignité de la proclamation de la Parole de Dieu, de la vocation sacerdotale et de la place centrale qu’occupe le message de la croix dans la transmission de l’Évangile [39]. Finalement, dans les derniers mois de 1805 ou au début de 1806, il s’engage dans l’apostolat. Il va «de mansarde en mansarde» aux pauvres et aux malades. Au besoin, il fait le lit des malades, balaye leur réduit, panse leurs plaies, appelle le prêtre au moment opportun et ferme les yeux «de ceux qu’il avait soignés jusqu’à leur dernier soupir». «Plusieurs fois par semaine», il se rend à l’hôpital où il dit qu’il va «honorer et servir Jésus Christ dans ses membres souffrants» [40]. Le 30 décembre 1806, le maire d’Aix lui propose de devenir administrateur des prisons. Eugène accepte; il fait ensuite cette considération: «Je ne vous dirai combien il en coûte à un cœur comme le mien de vivre pour ainsi dire au milieu de toutes les misères et les souffrances de tout genre et surtout quand je considère l’endurcissement et la persévérance dans le mal» [41].

2. EUGENE REPOND A L’AMOUR

Nous avons vu comment, «à maintes reprises et sous maintes formes» (He 1, 1), à travers des personnes et des événements, Dieu s’est présenté sur la route d’Eugène. Nous voilà arrivés à l’année 1807. L’analyse impartiale des écrits d’Eugène montre qu’il s’agit d’un moment décisif de son cheminement. À ce moment-là, même si on ignore comment tout s’est passé exactement, Dieu lui «a parlé par le Fils» (He 1, 2), en dépeignant à ses yeux «les traits de Jésus Christ en croix» (Ga 3, 1). On pourrait dire que ce Vendredi saint est le jour de la victoire de Dieu dans la vie d’Eugène. Dieu, qui depuis longtemps l’avait sans cesse poursuivi, l’a finalement conquis et rendu amoureux de lui. Devant la révélation de l’amour de Dieu dans le Christ crucifié, dépouillé et impuissant, mais plein d’un indicible attrait dans la recherche infatigable des pécheurs qu’il mène avec une délicatesse extraordinaire, Eugène ne peut rester indifférent. Il se doit de répondre. C’est d’abord son cœur qui répond.

a. Une réponse du cœur

Au début, c’est le silence et les larmes qui partent du cœur [42]. Puis vient l’émerveillement. Eugène est conscient que les paroles sont impuissantes à exprimer ce que «cette infinie, cette incompréhensible bonté» lui fait éprouver [43]. Mais il sent en même temps le besoin impératif de le raconter. La première chose qui l’étonne est la profusion avec laquelle Dieu répand «sans mesure» ses bienfaits sur lui [44]. Son étonnement croît quand il comprend que Dieu est un bienfaiteur tout à fait désintéressé. Tout émerveillé, il s’exclame: «Il m’a souffert, il a fait semblant de ne pas s’apercevoir des outrages sanglants que je ne cessais de lui faire; toujours le même, il m’ouvrait son cœur amoureux. […] Combien de temps a duré cette scène prodigieuse d’amour d’un côté, de barbarie, de folie de l’autre?» [45] Il se rend compte que Dieu, malgré sa «majesté souveraine» [46], ne regarde pas les offenses; dans sa toute puissance, il ne veut pas agir envers lui «en maître comme il le pourrait» [47], mais se montre un «père tendre et chéri» qui lutte pour son bonheur. Ainsi la stupeur d’Eugène dépasse le niveau de l’intellect et embrasse tout son être, devenant adoration: «[…] glorificabo animam tuam in æternum quia misericordia tua magna est super me [Toujours je rendrai gloire à ton nom; il est grand ton amour pour moi]» [48].

L’adoration n’est pas «un exercice de piété» dans la vie d’Eugène; c’est toute sa vie qui est remplie d’enchantement et d’émerveillement. Il cherche, comme les amoureux, le nom le plus digne pour appeler Dieu. Il l’appelle: «Maître excellent, riche, généreux». Il crie vers lui: «Ô mon Sauveur, ô mon Père, ô mon Amour!», «mon bon Jésus». Mais jamais satisfait de sa recherche, il préfère «admirer sa bonté» [49]. Dans sa vie, l’adoration devient donc «l’heureuse nécessité de penser uniquement à ce divin Sauveur, de le servir avec plus d’ardeur, de l’aimer sans intervalle» [50]. Sans parler beaucoup de ses expériences, Eugène aime demeurer en silence devant le très saint sacrement, «touché et pénétré de l’amour». Son adoration, c’est la présence silencieuse des amoureux, l’un à côté de l’autre. Avec une grande familiarité, il épanche «son cœur dans le sein de celui qui [l’]aime», il se réjouit «de passer quelques instants en sa compagnie» [51], il s’émerveille de «l’excès de sa tendresse» [52].

Un autre sentiment «pénètre» le cœur d’Eugène; c’est la reconnaissance de celui qui se sent pardonné et aimé malgré ses fautes. Se montrer reconnaissant devient graduellement l’une des préoccupations majeures d’Eugène. Il semble que Dieu s’est justement servi de ce sentiment pour l’introduire de plus en plus dans son intimité. À Eugène qui affirme savoir apprécier même «un très petit service qui part du cœur», Dieu a simplement montré son cœur magnanime et ainsi conquis son «éternelle» gratitude [53]. Contrairement à ce qu’on aurait pu prévoir, la relation d’Eugène avec Dieu n’a pas été une relation de débiteur à bienfaiteur, ou d’offenseur à offensé. Pas du tout. La relation a été celle d’un tendre amour d’amitié [54]. Voici une de ses nombreuses notes de retraite: «Mon Dieu, c’en est fait! Désormais et pour toute ma vie. Vous, vous seul, serez l’unique objet auquel tendront toutes mes affections et toutes mes actions. Vous plaire, agir pour votre gloire sera mon occupation journalière, l’occupation de tous les instants de ma vie. Je ne veux vivre que pour vous. Je ne veux aimer que vous et tout le reste en vous et par vous. Je méprise les richesses, je foule aux pieds les honneurs. Vous m’êtes tout, vous me tenez lieu de tout. Mon Dieu, mon amour et mon tout […]!» [55] Le désir exprimé dans cette prière n’est aucunement marginal, un désir parmi d’autres. Eugène est suffisamment clair quand il dit: «Ô mon Sauveur, ô mon Père, ô mon amour! Faites donc que je vous aime. Je ne demande pas autre chose que cela, car je sais bien que c’est là tout. Donnez-moi votre amour» [56]. Pas moins éloquent est le fait de célébrer sa première messe avec l’intention d’obtenir «l’amour de Dieu par-dessus toute chose» [57].

b. Une réponse de la vie

C’est sans doute l’amour qui donne à la vie d’Eugène sa dynamique. Il est toutefois bien loin de s’enfermer dans le sentimentalisme ou l’intimisme spirituel. Il est porté à exprimer son amour dans la vie quotidienne.

Après l’expérience du Vendredi saint, on trouve chez lui une préoccupation particulièrement forte d’être docile à Dieu. Ce n’est que l’expression de l’amour de celui qui désire n’avoir qu’une seule volonté avec l’Aimé et qui est heureux quand l’Aimé se sent libre de faire de lui tout ce qui lui plaît. Eugène veut agir en tout «uniquement pour Dieu», sans «aucun retour» sur lui-même ni sur l’opinion des hommes [58]. Il ne se contente pas d’une obéissance extérieure; il désire aimer sincèrement la volonté de Dieu: «[…] je tâcherai de parvenir à aimer davantage ce qui est conforme à la volonté du Maître, qui seule doit régler non seulement mes actions, mais encore mes affections» [59]. Dans cette recherche de la volonté de Dieu, on peut noter encore une autre caractéristique de ceux qui sont tombés amoureux; à côté de sa docilité, on trouve chez lui le désir de «l’abandon total». Dans cet abandon, il veut être radical jusqu’au «sacrifice de [lui]-même, et au «renoncement à [lui]-même» [60]. S’il est vrai qu’Eugène cherche et seconde la volonté de Dieu, il y a toutefois dans sa vie des moments où il avoue que «la marche de la Providence est un grand mystère pour [lui]» [61] et que les «décrets» et les «secrets» du Seigneur lui sont «impénétrables» [62]. Son attitude est alors toujours la même: «adorons les desseins de Dieu».

En suivant la dynamique de l’amour, Eugène est allé encore plus loin; il a ressenti le désir de prendre en charge la mission de l’Aimé. Prenant conscience que Jésus a été envoyé particulièrement pour évangéliser les pauvres, il veut «marcher sur les traces de Jésus Christ» (Préface) et être le coopérateur du Sauveur, le corédempteur du genre humain [63]. Il choisit comme devise de la Congrégation les paroles par lesquelles Jésus Christ décrit sa propre mission (Lc 4, 18). Le désir de «suivre le Christ» fait d’Eugène un missionnaire des pauvres. Or, ce désir le mène encore plus loin. Il ne se contente pas de partager la mission du Christ; il veut lui être uni. Ce désir embrasse toute sa vie et jusqu’aux plus intimes replis de son être. Eugène rêve de s’unir au Christ jusqu’à l’identification. Le terme «la conformité avec Jésus Christ» revient continuellement sous sa plume. Il désire être «semblable» à lui, l’imiter de toutes ses forces et «vivre» de sa vie [64]. En se préparant au sacerdoce, il note: «Je me suis occupé à considérer Notre Seigneur Jésus Christ aimable modèle auquel je dois et je veux, avec sa grâce, me conformer» [65]. «Eh! comment, écrit-il, puis-je dire: Vivo ego jam non ego, vivit enim in me Christus [Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi (Ga 2, 20)]. Il n’y a pas de milieu, si je veux être semblable à Jésus Christ dans sa gloire, il faut auparavant que je lui sois semblable dans ses humiliations et dans ses souffrances, semblable à Jésus Crucifié; tâchons donc de conformer en tout ma conduite sur ce divin modèle afin de pouvoir adresser aux fidèles ces paroles de saint Paul: «Imitatores mei estote sicut et ego Christi [Soyez mes imitateurs comme moi je le suis du Christ (1 Co 4, 16)]» [66]. Ce désir d’union au Christ jusqu’à l’identification atteint son apogée dans le martyr auquel il aspire. Toute sa vie, Eugène rêve du martyr. Encore au séminaire, il veut «suivre [son] Maître sur le Calvaire» [67]. Depuis qu’il est prêtre, «tous les jours à l’élévation du calice», il demande de mourir comme «martyr de la charité» [68]. Il désire «ardemment» ce genre de mort [69] et envie le sort de ceux qui ont pu «se sacrifier pour les âmes de leurs frères comme notre divin Maître qui est mort pour le salut des hommes» [70]. Dans le premier article du premier texte des Constitutions et Règles, Eugène transmet son idéal à sa Congrégation: «La fin de l’Institut […] est premièrement […] d’imiter les vertus et les exemples de notre Sauveur Jésus Christ» [71]. Quand, plus loin, il développe sa pensée, il est encore plus fort et plus audacieux: «En un mot, ils tâcheront de devenir d’autres Jésus Christ» [72]. Il est difficile d’en dire plus! Pour Eugène «tout est là» [73].

Avant de mourir, le 21 mai 1861, il dit à ses Oblats: «Pratiquez bien parmi vous la charité, la charité, la charité et au dehors le zèle pour le salut des âmes». On y a reconnu spontanément le testament spirituel qui résume le véritable esprit dont il désirait imprégner la vie de la Congrégation [74]. Pour saisir toute la richesse de ce testament, on ne peut se contenter de l’aspect moral de l’amour. Il faut le regarder dans la perspective de «l’histoire de l’amour» qu’Eugène a vécue avec Dieu: «Quelqu’un qui n’a pas expérimenté en sa propre vie ce que c’est d’avoir été aimé par le Christ et d’avoir goûté le prix de son sang, ne pourra jamais saisir parfaitement tout le contenu de la vocation oblate. […] Or, il n’y a pas d’homme apostolique, il ne peut y en avoir, si cet homme n’a pas d’abord rencontré personnellement le Christ dans sa vie et n’a pas connu personnellement l’amour du Christ pour lui. Ce fut là l’expérience première du père de Mazenod» [75]. Cette expérience de l’amour du Christ est la source même d’où a jailli le charisme.

Kazimierz Lubowicki

LA CHARITE, TRAIT DISTINCTIF DE LA FAMILLE OBLATE

Eugène de Mazenod a fait part de son expérience d’amour à toute sa Congrégation, de telle sorte que la charité est devenue le trait distinctif des Oblats.

Il a indissolublement lié la charité fraternelle à l’œuvre missionnaire de son Institut. Le testament du Fondateur demeure un des sommets de son enseignement. En effet, si notre relation personnelle au Christ est la source de notre vie et de notre apostolat, la charité fraternelle est le fruit et le signe de la vie nouvelle qui naît de lui.

1. LA CHARITE FRATERNELLE AU CENTRE DE NOTRE CHARISME

C’est la charité fraternelle qui nous fait communauté, qui nous rend témoins, qui nous fait Oblats. Elle est au centre de notre charisme; elle est partie essentielle de notre esprit de famille; elle est caractéristique de notre identité [76]. Nous connaissons tous les dernières paroles du Fondateur: «Entre vous la charité…, la charité…, la charité». Mais ce n’est pas seulement à la fin de sa vie qu’il a cette vision de sagesse; c’est elle, en effet, que, dès le début, il prend comme fondement de la formation et de l’animation de l’Institut. En 1830, il visite la communauté de Notre-Dame du Laus; le manque de régularité qu’il y note le peine. Dans la lettre qu’il écrit, ensuite, de Fribourg, il revient sur le sujet. Rappelant l’observance des Règles, il indique le principe unificateur de toute notre vie: «[…] il faut qu’il y ait un esprit commun qui vivifie ce corps particulier. L’esprit du Bernardin n’est pas celui du Jésuite. Le nôtre aussi est à nous. Ceux qui ne l’ont pas saisi, faute d’avoir fait un bon noviciat, sont parmi nous comme des membres disloqués. Ils font souffrir tout le corps et ne sont pas eux-mêmes à leur aise. Il est indispensable qu’ils se mettent à leur place». Pour illustrer cet esprit il parle de la charité, dans sa triple expression: envers Dieu, envers les confrères et envers les autres. «La charité est le pivot sur lequel roule toute notre existence. Celle que nous devons avoir pour Dieu nous a fait renoncer au monde et nous a voués à sa gloire par tous les sacrifices, fût-ce même celui de notre vie. […] La charité pour le prochain fait encore une partie essentielle de notre esprit. Nous la pratiquons d’abord parmi nous en nous aimant comme des frères, en ne considérant notre Société que comme la famille la plus unie qui existe sur la terre, en nous réjouissant des vertus, des talents et des autres qualités que possèdent nos frères autant que si nous les possédions nous-mêmes, en supportant avec douceur les petits défauts que quelques-uns n’ont pas encore surmontés, en les couvrant du manteau de la plus sincère charité, etc., pour le reste des hommes, en ne nous considérant que comme les serviteurs du père de famille chargés de secourir, d’aider, de ramener ses enfants par le travail le plus assidu […]» [77].

La charité n’est pas une exclusivité oblate. Elle est le commandement nouveau donné par Jésus à ses disciples. Vatican II définit la vie religieuse elle-même en fonction de la charité. Celle-ci est aussi la règle ultime dans l’exercice de la mission, comme le rappelle Jean-Paul II dans son encyclique missionnaire [78].

Alors qu’y a-t-il de nouveau dans la charité oblate? Le Fondateur nous voulait avant tout chrétiens authentiques, vrais religieux, missionnaires zélés. Il désirait que nos communautés soient à l’image de la communauté chrétienne primitive telle que décrite dans les Actes des Apôtres. L’expression «un seul cœur et une seule âme» nous renvoie à cet idéal lié au témoignage et à la fécondité apostolique. Il voulait que nous continuions l’esprit et les œuvres des ordres religieux supprimés. En d’autres termes, il voulait que nous vivions l’âme de la vie consacrée: «Poussés dans cette voie par la charité que l’Esprit Saint répand dans leurs cœurs, ils vivent toujours davantage pour le Christ et pour son Corps qui est l’Église» [79]. Il voulait que nous soyons des missionnaires zélés, c’est-à-dire remplis d’amour actif et créatif pour les âmes aimées et sauvées par le Christ.

Pourtant le Fondateur exigeait quelque chose de plus spécifique dans notre façon de vivre la charité. Cette spécificité est remarquée par les autres. Ceux qui fréquentent les chapitres et congrès de divers Instituts et viennent chez nous disent avoir noté quelque chose de différent justement dans notre façon de vivre la fraternité, de nous comporter les uns envers les autres, dans la cordialité toujours simple et ouverte, dans la vie de famille. Cette coloration fraternelle a son incidence sur l’obéissance et sur notre façon de vivre la vie communautaire. Même si nous ne pouvons dire avec précision ce qui en particulier nous distingue des autres religieux, l’important est d’être nous-mêmes et de vivre intégralement ce à quoi nous sommes appelés.

Le père Maurice Gilbert, fondateur de la revue Vie Oblate Life et grand spécialiste du Fondateur, concluait ainsi son article sur les dernières paroles de saint Eugène: «Thomas Merton […] note simplement cette réflexion: «L’idéal franciscain de pauvreté semble jouer le même rôle dans la vie spirituelle que celui de silence et de solitude dans les ordres purement contemplatifs». Les deux voies, en effet, se rejoignent au terme: la purification de l’âme et son union à Dieu. Il est loisible de se demander pareillement quel est pour l’Oblat le chemin de la sainteté, sa façon à lui de communier au mystère pascal du Christ. Ce n’est certainement pas le silence et la solitude du contemplatif ni même la pauvreté du Franciscain. Ne serait-ce pas justement son idéal de charité fraternelle et apostolique? […] Reprenant la phrase de Thomas Merton, nous croyons pouvoir dire: l’idéal oblat de charité semble jouer le même rôle dans la vie spirituelle que celui du silence et de la solitude dans les ordres purement contemplatifs. Le «testament du cœur du Fondateur» exprime bien «l’âme de notre âme» [80]. Je suis d’accord avec cette conclusion et j’ajouterai le zèle à la charité. L’idéal oblat de charité et de zèle est une caractéristique de notre charisme. Il est la voie privilégiée de notre purification intérieure et de notre union à Dieu, notre chemin vers la sainteté. Il est notre façon de transmettre le mystère pascal.

Les Constitutions du 1982 soulignent encore plus les exigences de la charité. Elles présentent un idéal de communauté qui, avant d’être fonctionnelle et structurelle, est évangélique, donc animée de charité. Le mot «charité» est employé pour indiquer les rapports fraternels animés par la foi, tandis que celui d’«amour» désigne, de préférence, les rapports avec Dieu [81], avec l’Église. En continuité avec la pensée du Fondateur, le terme charité est associé à celui d’obéissance [82] pour indiquer une complémentarité significative. On emploie le terme «frère» ou «fraternel» pour désigner tous les Oblats [83] et leur type de relations [84].

La constitution 37 indique le rapport essentiel entre charité, communauté, témoignage et mission. «À mesure que grandit entre eux la communion d’esprit et de cœur, les Oblats témoignent aux yeux des hommes que Jésus vit au milieu d’eux et fait leur unité pour les envoyer annoncer son Royaume» (C 37). Charité et témoignage sont unis d’une façon particulière au vœu de chasteté [85].

Le livre des Constitutions et Règles de 1982 présente deux anciens textes de la Règle sur la charité fraternelle. Celui qu’on a inséré dans la section sur la communauté apostolique est de 1825. Il souligne le support mutuel, la charité joyeuse et le respect les uns des autres (p. 44). L’autre, de 1850, est mis à la fin, presque comme une synthèse des Constitutions et Règles. Il invite au nouvellement dans l’esprit de sa vocation et dans l’audace apostolique. Il se termine ainsi: «Gardant en mémoire ces mots (magnifique résumé de toute notre Règle) «tous unis par les liens de la plus intime charité sous la direction des supérieurs», qu’ils forment un seul cœur et une seule âme» (p. 141).

2. CHARITE ET UNITE DE LA CONGREGATION

Pour le Fondateur, la charité ne se limite pas à la communauté locale, faisant d’elle un foyer intime et dynamique pour la mission. La charité doit embrasser toute la Congrégation, tous ses membres et toutes ses communautés. Elle doit créer une unité qui permette de surmonter les difficultés et rende toute la Congrégation missionnaire [86]. Dans les écrits de saint Eugène, il y a un fait surprenant qui manifeste son sens prophétique. En un temps où les Oblats étaient presque tous français et se connaissaient entre eux, il liait avec insistance charité et unité. Aujourd’hui, une telle unité prend une très grande importance étant donné notre extension géographique et notre diversité culturelle.

Eugène de Mazenod voulait que sa Congrégation soit une famille unie, un corps, un édifice, un arbre. Vers la fin de sa vie il écrivait aux Oblats du Canada: «À quelque distance que vous soyez du centre de la Congrégation, songez que vous devez vivre de la vie de la famille dont vous faites partie. Il est consolant aux extrémités de la terre où vous vous trouvez, de penser que vous vivez de la même vie et dans la communion intime de vos frères répandus sur toute la surface du globe» [87]. Et encore: «Réjouissons-nous donc mutuellement de tout le bien qui se fait par les nôtres dans les quatre parties du monde. Tout est à la solidaire chez nous. Chacun travaille pour tous et tous pour chacun. Oh! la belle, la touchante communion des saints!» [88].

De ce lien d’unité la personne d’Eugène de Mazenod devient un élément central. Sa paternité spirituelle, fruit de son charisme particulier de fondateur, unit tous les Oblats entre eux [89]. Il rappelle souvent les rapports qui existent entre eux et lui, «rapports qui partent du cœur et qui forment entre nous de vrais liens de famille […] cela je ne l’ai rencontré nulle part. […] Je dis que c’est ce sentiment que je connais venir de Celui qui est la source de toute charité, qui a provoqué dans les cœurs de mes enfants cette réciprocité d’amour qui forme le caractère distinctif de notre bien-aimée famille». Précédemment, dans la même lettre, il avait dit: «Que les frères oblats se pénètrent tous de l’esprit de famille qui doit exister parmi nous» [90].

On connaît bien sa dernière consigne avant de mourir: «Parmi vous la charité et au dehors le zèle pour le salut des âmes». Moins connu et pourtant aussi significatif est ce qu’il a chargé Mgr Hippolyte Guibert, au moment où celui-ci lui apportait le saint viatique, de dire en son nom aux Oblats: «[…] deux choses: qu’il nous avait toujours aimés et qu’il nous aimerait toujours, et qu’il voulait qu’à notre tour nous nous aimions comme des frères; que cette affection mutuelle nous rendrait heureux, saints et forts pour le bien» [91]. Il avait vraiment à cœur la charité entre les Oblats et voyait en elle l’esprit commun qui vivifie la Congrégation.

Le Fondateur a donné l’exemple en aimant intensément ses Oblats. Certains lecteurs pressés se sont même scandalisés du ton affectueux de ses lettres à quelques-uns d’entre eux. Saint Eugène voyait au contraire dans cet amour pour les Oblats – mais non seulement pour eux – un don de Dieu, une attitude semblable à celle du Christ, un moyen de sainteté vraie. Il écrivait au père Charles Baret: «Tu sais, mon bien cher fils, que ma grande imperfection est d’aimer passionnément les enfants que le bon Dieu m’a donnés. Il n’y a pas amour de mère qui vienne là» [92]. Et au père Antoine Mouchette: «J’aime mes fils incomparablement plus qu’aucune créature humaine ne pourrait les aimer. C’est un don que je tiens de Dieu et dont je ne cesse de le remercier parce qu’il découle d’un de ses plus beaux attributs […]» [93]. Deux ans plus tard, il écrivait au même: «J’ai souvent dit au bon Dieu que puisqu’il m’a donné un cœur de mère et des enfants qui méritent à tant de titres mon amour, il faut qu’il me permette de les aimer sans mesure. C’est ce que je fais en toute conscience. Il me semble que plus j’aime des êtres comme vous, mon bien-aimé fils, plus et mieux j’aime Dieu, le principe et le lien de notre mutuelle affection» [94].

Dans son Journal, il explique les raisons de ses sentiments si forts: «Je déclare que je ne conçois pas comment peuvent aimer Dieu ceux qui ne savent pas aimer les hommes dignes d’être aimés. […] Que celui qui serait tenté de me blâmer sache que je redoute peu son jugement et que je me ferais fort de lui prouver que j’ai tout lieu de remercier Dieu de m’avoir donné une âme capable de mieux comprendre celle de Jésus Christ notre Maître qui a formé, qui anime, qui inspire la mienne, que tous ces froids et égoïstes raisonneurs qui placent apparemment le cœur dans le cerveau, et ne savent aimer personne parce qu’en dernière analyse ils n’aiment qu’eux […]. Il n’y a pas de milieu: «Voici le commandement que nous tenons de lui: celui qui aime Dieu qu’il aime aussi son frère» (1 Jn 4, 21). Qu’on étudie saint Jean, qu’on sonde le cœur de saint Pierre et son amour pour son divin Maître, qu’on approfondisse surtout tout ce qui émane du cœur si aimant de Jésus Christ non seulement pour tous les hommes, mais en particulier pour ses Apôtres et ses Disciples, et puis, qu’on ose venir nous prêcher un amour spéculatif, dépourvu de sentiment et sans affection!» [95].

En raison de son profond amour, le Fondateur exigeait de ses Oblats qu’ils correspondent régulièrement avec lui. Il réagissait avec des marques d’affection ou des reproches. Il s’entretenait avec eux dans la prière, se réjouissait de leurs visites, souffrait de leurs manquements à la charité fraternelle sur lesquels il portait des jugements très sévères [96]. Si ses enseignements théoriques sur la charité ne sont qu’occasionnels, ils n’en sont pas moins très riches [97].

LES SUPERIEURS GENERAUX

Les Supérieurs généraux sont revenus constamment sur le thème de la charité fraternelle [98]. Le père Joseph Fabre, successeur de saint Eugène, écrit: «Notre vocation nous appelle à n’avoir parmi nous qu’un seul esprit, nous devons en être heureux; mais elle demande aussi qu’il n’y ait qu’un seul amour et elle nous ordonne de nous aimer tous comme de véritables frères, enfants du même Père. Sans doute, nous apportons, en entrant dans la vie religieuse, nos défauts et nos misères personnelles; la vie de communauté nous aide à les faire disparaître ou nous apprend au moins à les supporter; c’est à l’affection que nous avons les uns pour les autres qu’on doit reconnaître de véritables Oblats de Marie Immaculée. C’est là le signe qui nous fera reconnaître parmi nous et qui doit nous faire reconnaître au dehors. Il faut donc nous estimer, nous aimer les uns les autres; certainement cette affection ne peut ni ne doit aller jusqu’à nous faire illusion sur nos défauts trop réels, ni sur des qualités que nous ne possédons pas. […] Ranimons-nous tous dans l’amour de notre chère famille, dans l’amour de tous nos frères, dans une soumission affectueuse à tous nos supérieurs et à toutes nos Règles, afin que de plus en plus se réalise parmi nous le voeu de notre bien-aimé Père mourant: «Le zèle pour les âmes… la charité… la charité… la charité…» [99].

Dans ses lettres circulaires, il revient très souvent sur l’amour comme trait caractéristique de l’Oblat. «Un mot de la vertu, écrit-il en 1863, qui doit caractériser l’Oblat de Marie Immaculée, la charité fraternelle, la charité pour les âmes: c’est là notre vertu spéciale: Sicut fratres habitantes in unum… arctissimis charitatis vinculis connexi. (Const.) Notre vénéré Père nous recommande de toutes les manières la pratique de la charité. Pendant sa vie il nous en a donné les plus admirables exemples. […] Que nous a-t-il recommandé de ses lèvres expirantes? La charité, toujours la charité» [100]. «Resserrons donc, mes chers frères, écrit-il en 1865, les liens qui nous unissent entre nous et qui nous rattachent à nos supérieurs: ne formons qu’une seule et même famille, organisée selon la volonté de Dieu» [101].

La charité est «la vertu de prédilection de ses Oblats, que partout on put les reconnaître à ce signe, comme on reconnaissait ainsi autrefois les premiers chrétiens, et qu’on put dire d’eux ce que l’on disait de ceux-ci» [102]. «Que partout et toujours on nous reconnaisse à ce signe» [103].

La dernière exhortation du père Fabre, en 1892, concorde avec tout son enseignement: «Aimons-nous les uns les autres, comme Notre Seigneur Jésus Christ nous a aimés. Souvenons-nous de plus en plus de la recommandation de notre Père vénéré; que la charité nous anime toujours sur la terre pour continuer à nous unir dans le ciel. Ainsi soit-il!» [104].

Le père Louis Soullier continue dans la même ligne lorsqu’il affirme: «Que l’esprit d’amour et de charité, qui doit être le caractère distinctif de l’Oblat de Marie Immaculée, règne toujours de plus en plus […]» [105].

Le père Cassien Augier reprend le thème de la charité qui caractérise les Oblats lorsqu’il demande à toute la Congrégation: «Où en sommes-nous de cette vertu de charité qui nous a été léguée comme le trait caractéristique, en quelque sorte, comme l’air de famille de l’Oblat? Comment nous jugeons-nous? Comment parlons-nous les uns des autres?» [106]. En France, la suppression des congrégations religieuses et la dispersion de leurs membres donnent au Supérieur général l’occasion de recommander davantage l’unité, fruit de la charité: «L’union, une union plus forte, plus intime des esprits et des cœurs. C’est la grâce que Notre Seigneur demandait pour ses Apôtres: Ut sint unum, sicut et nos unum sumus (Jn 17, 22). Qu’ils soient un comme nous sommes un. […] Restons unis et nous serons forts, et les attaques les plus violentes ne pourront rien contre nous. Cette union existe. […] Les circonstances doivent resserrer et fortifier ces liens de charité. Plus que jamais nous devons n’être qu’un cœur et qu’une âme avec nos supérieurs et avec nos frères» [107].

Le souhait du père Auguste Lavillardière est également celui de voir la Congrégation unie, en fidélité avec sa vocation. «Puisse cette union être toujours la note caractéristique de notre Congrégation bien-aimée! Union des intelligences, union des cœurs, union dans nos rapports mutuels, union dans l’observance de nos saintes Règles, union dans nos traditions apostoliques! […] Elle nous permettra d’atteindre la fin de notre mission sublime: n’est-elle pas la source de la force, de la paix et de la sainteté!» [108].

Devant le développement de la Congrégation et sa constante expansion, Mgr Augustin Dontenwill sent le besoin de raffermir les liens d’unité, surtout par une meilleure communication des nouvelles. Il voit dans la revue Missions un des instruments les plus adéquats pour la connaissance mutuelle, élément indispensable pour l’unité, afin «d’empêcher que la distance [devienne] la cause d’une lente désagrégation des liens de la charité fraternelle. […] Nous serions tentés de dire que l’accroissement providentiel de notre Institut augmente encore les motifs de nous renseigner les uns les autres sur ce qui se passe dans chacune de ses parties. Il nous est doux, lorsque nous allons vous rendre visite, d’entendre partout ces questions affectueuses sur l’activité de nos frères envoyés au loin et que nous avons eu la joie de voir les années précédentes. Mais il nous est cruel de sentir, sous l’afflux de ces interrogations, l’anxiété ou la peine qui se cachent ou essaient de se cacher, masquant mal cette réflexion parfois ingénument échappée à l’un ou l’autre: «La Congrégation s’agrandit tellement! On ne sait plus rien les uns des autres!» […] Nous avons déjà dit l’empressement touchant que nous avons constaté partout à connaître les nouvelles de la Congrégation. Dieu merci! nous avons pu visiter à peu près toutes les provinces et vicariats et nous pouvons témoigner de l’union étroite qui existe entre toutes les branches de la famille. L’œuvre de Mgr de Mazenod s’est admirablement développée; son activité s’est étendue dans les cinq parties du monde et nous ne pourrons jamais assez remercier Dieu et notre Mère Immaculée de cet accroissement, signe indubitable de bénédiction. Mais nous ne devons pas oublier que cette prospérité ne nous a été donnée que par surcroît: la dernière prière de notre vénéré Père avait pour objet le zèle et la charité. Avant la multiplication indéfinie des Oblats de Marie Immaculée, nous avons pour devoir de souhaiter et d’assurer leur dévouement surnaturel et leur fraternelle union» [109].

Le père Théodore Labouré souligne une fois de plus le rapport entre le caractère international de la Congrégation et son unité. «Pour quiconque a voyagé, il est évident que partout, quelle que soit leur nationalité, les Oblats sont Oblats, fils aimants et dévoués de Mgr de Mazenod. Cet amour de la famille a été une des caractéristiques les plus frappantes et les plus consolantes de notre Chapitre de 1932» [110]. Dans sa relation sur le Chapitre de 1932, il écrit qu’il s’est montré «soucieux de conserver, de développer même, la vie de la famille oblate […]. Il a eu recours aux œuvres de presse, aux publications oblates, aux écrits de famille. Ces publications se classeront naturellement en deux catégories: les unes auront pour but d’unir fortement entre eux et au chef de la famille les Oblats de tous pays, de toutes races, de toutes nations; les autres permettront à la Congrégation de se retremper dans ses origines en communiant plus abondamment à la pensée, à l’esprit, à la vie même de notre vénéré Fondateur et de ses premiers compagnons»» [111].

Dans leurs écrits, les pères Léo Deschâtelets et Fernand Jetté ont de nouveau approfondi la vision traditionnelle de la charité comme élément caractéristique de la vie oblate. Les textes cités ci-dessous sur la pédagogie de la charité expriment bien la pensée du père Marcello Zago. Elle est reprise dans la lettre sur la charité fraternelle adressée aux Oblats en formation première.

LA PEDAGOGIE DE LA CHARITE

La charité, écrit le père Zago, n’est pas quelque chose d’automatique, de spontané. Elle n’est pas comme un certain amour humain qui est souvent aveugle. Elle est le fruit d’une conquête, d’une ascèse. Elle est participation au mystère pascal qui est mort et aussi résurrection. Elle est don de l’Esprit [112].

1. LES CARACTERISTIQUES DE LA CHARITE

Il y a deux caractéristiques de cette vertu, comme deux côtés de la même médaille. La charité oblate doit être incarnée et doit être consacrée, c’est-à-dire qu’elle doit répondre aux exigences des personnes consacrées à Dieu et vouées à la mission. Dire que la charité doit être incarnée, c’est dire qu’elle doit être concrète et intégrale. Elle comprend l’intelligence et l’esprit, le cœur et les sentiments, l’interne et l’externe. Elle doit être affective et effective, sensible et serviable, attentive et inventive. Elle exige le respect et l’appréciation réciproque, l’aide mutuelle dans la croissance personnelle et dans la fidélité à la vocation, le partage de sa propre vie, celle intérieure aussi. Elle devient communion et interdépendance qui ne se limitent pas à des secteurs particuliers. Elles s’ouvrent fondamentalement à toutes les dimensions de notre vie, surtout à celles plus importantes comme la mission et la consécration, la vie de foi et de prière, le cheminement personnel et les exigences humaines. «Je ne vous dis pas: aimez-vous bien les uns les autres, cette recommandation serait ridicule; mais je vous dirai bien: Soignez-vous les uns les autres et veillez chacun sur la santé de tous» [113].

Notre amour fraternel doit ensuite être consacré. C’est-à-dire que ses modalités doivent exprimer notre consécration spéciale à Dieu. Il a donc des exigences et des manifestations différentes de l’amour des personnes mariées ou de celles qui vivent seules dans le monde. Pour aimer comme des consacrés il faut se laisser modeler par la Parole de Dieu, qui illumine et indique la voie. Non seulement les textes sur la charité [114], mais toute la Parole de Dieu nous fait entrer dans les attitudes du Christ. Nous comparant à elle et cultivant une véritable amitié pour Jésus, nous devenons «capables d’aimer avec le cœur du Christ» (R 12). C’est l’identification progressive au Christ qui nous habitue à voir «à travers le regard du Christ crucifié […] le monde racheté de son sang» (C 4) et partant, comme lui, à aimer tous les hommes, en commençant par nos frères. Les Oblats sont alors prêts «à sacrifier tous leurs biens, leurs talents, leur repos, leur personne et leur vie pour l’amour de Jésus Christ, le service de l’Église et la sanctification du prochain» (Préface).

Dans son amour, le Fondateur s’est laissé modeler par la Parole de Dieu lue et méditée quotidiennement, et par son expérience du Christ renouvelée dans la prière constante. Dans son premier commentaire de la Règle il écrivait: «Intimement unis à Jésus Christ, leur chef, ils ne feront qu’un entre eux, ses enfants, très étroitement unis par les liens de la plus ardente charité, vivant sous l’obéissance la plus parfaite, pour acquérir l’humilité qui leur est si nécessaire, «arctissimis charitatis vinculis connexi». Ils ne doivent donc pas se bouder, ils ne doivent donc pas se contrister par des marques d’indifférence ou de froideur. «Arctissimis charitatis vinculis connexi, omnes sanctæ obedientiæ sub superiorum regimine exacte subiicientur». Il ne s’agit pas ici seulement du Supérieur général. Que dire alors des murmures? Que dire des préventions?» [115].

En ce qui concerne la charité, les aspects les plus difficiles à pratiquer sont le pardon réciproque lorsqu’il y a blessure et la correction fraternelle. Traditionnellement existait chez nous un exercice communautaire appelé «la coulpe». On en a perdu l’usage peut-être parce qu’on en avait perdu le sens profond.

Le document Témoins en communauté apostolique,en effet, a des affirmations qui en ont impressionné plus d’un: «Il n’est guère possible d’éviter des blessures provenant de la vie ou du ministère; voilà pourquoi la communauté a un rôle de guérison et de réconciliation. Si ce service n’est pas rendu, les incompréhensions accumulées détruiront la confiance et rendront les relations communautaires superficielles et formelles» (n° 23, § 4).

En effet, il n’existe pas de communauté idéale ni de charité parfaite, même pas entre consacrés qui sont en communion quotidienne avec le Seigneur. Face aux difficultés et aux incompréhensions qui surgissent en communauté et entre les confrères, il existe une seule solution: se pardonner et reprendre le chemin des disciples de Jésus. La voie évangélique est dans la réconciliation, en recommençant à s’aimer comme des frères. En ces circonstances, ce que Jésus disait vaut aussi pour nous: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir? […] Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait» (Mt 5, 43-48). Alors on goûtera encore plus que dans les expériences idylliques des premiers temps: «Oh! quel plaisir, quel bonheur de se trouver entre frères!» (Ps 132, 1).

D’ailleurs, porter les poids des autres (voir Gal 6, 2), donner la vie (voir Jn 15, 13), se pardonner mutuellement (voir Ep 4, 32), s’entraider pour croître et surmonter nos défauts font essentiellement partie de la charité fraternelle. La communauté est vraie lorsqu’on s’entraide avec le pardon et la correction fraternelle. Le Fondateur écrivait à un directeur du séminaire d’Ajaccio: «[…] soyons humbles et que la charité de Jésus Christ nous inspire, sans cela on court le risque de n’être que des pharisiens, très habiles pour voir la paille dans l’œil de leurs frères et aveugles pour découvrir la poutre qui nous blesse nous-mêmes» [116].

2. UN TEMOIGNAGE POUR LE MONDE D’AUJOURD’HUI

La charité a une importance particulière dans notre monde ainsi que dans la vie de la Congrégation aujourd’hui. Nous devenons, en effet, toujours davantage une Congrégation internationale et multiculturelle. C’est seulement grâce à la charité que nos communautés multiethniques peuvent devenir authentiques et donner un témoignage dans notre monde. Les communautés internationales sont de plus en plus fréquentes dans les maisons de formation en Amérique latine, en Afrique et même en Amérique du Nord et en Europe, parce que les sociétés modernes deviennent toujours plus pluralistes et multiethniques. Cette situation entraîne évidemment des défis particuliers pour une vie commune efficace qui sait surmonter non seulement les accrochages mais aussi la superficialité des rapports. Cette situation pousse nos communautés à se construire sur l’Évangile. Notre vie commune ne trouve pas son origine et sa croissance dans les liens de la chair ou du sang ou de la culture, mais dans l’appel de Jésus Christ (voir C 1) et dans la charité évangélique (voir C 3), qui font de nous des missionnaires (voir C 37).

La communauté qui vit dans la charité est une réponse à notre monde divisé, replié sur soi, dominé par les égoïsmes et les injustices [117]. «Elle conteste de façon prophétique l’individualisme du monde et l’arbitraire du pouvoir, source du malheur de tant de pauvres. En même temps, elle donne à ce monde des raisons d’espérer, dans son effort pour sortir de son émiettement et de sa dispersion. À la manière du Christ qui invite avec tendresse à son banquet, ainsi notre vie communautaire aura-t-elle l’humble autorité d’une proposition qui jamais n’abuse ni ne force» [118].

Une communauté où règne la charité est signe de la vie nouvelle que le Christ nous a apportée. La charité communautaire devient motif de crédibilité dans notre ministère, qui invite à la réconciliation, au dépassement de l’égoïsme, à la solidarité et à la justice. Elle suscite normalement des conversions et des vocations, parce qu’elle permet au Seigneur d’opérer en nous et à travers nous. Concluons comme le faisait le Fondateur, dans sa première lettre circulaire du 2 août 1853, lorsqu’il résumait toutes ses recommandations et ses souhaits par ces paroles de l’apôtre saint Paul aux Corinthiens: «Enfin, mes frères, [réjouissez-vous], rendez-vous parfaits, encouragez-vous les uns les autres, soyez unis d’esprit et de cœur, vivez dans la paix, et le Dieu d’amour et de paix sera avec vous. Saluez-vous mutuellement par un saint baiser. Que la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ, et la charité divine, et la communion du Saint-Esprit, demeurent avec vous tous» (2 Co 13, 11-13) [119].

Fabio Ciardi