1. Le discernement du fondateur envers lui-même
  2. Le discernement du fondateur dans la formation
  3. Le discernement du fondateur dans la conduite des hommes
  4. Le discernement du fondateur dans les affaires de son temps
  5. Le discernement dans les constitutions et règles

Il faut parler de discernement parce que l’existence humaine se passe sous le signe de l’ambiguïté. Le principe de l’action, l’élaboration des choix ou ce que nous appelons la liberté sont en nous confus et mêlés. Il s’ensuit que l’agir humain, dans ses mouvements spontanés, est généralement troublé par les passions, les envies, les peurs, la recherche du pouvoir, de la sécurité et autres penchants qui en affectent l’authenticité et la qualité morale.

Il faut noter encore que l’ambiguïté dans laquelle l’agir humain se meut n’est saisissable que dans un regard critique de la conscience sur elle-même. La conduite quotidienne est souvent victime d’un jeu de déguisements dans lequel les vraies motivations peu glorieuses sont habillées de motifs respectables, de principes moraux, voire d’un noble idéal. Les spectateurs sont généralement moins dupes que les acteurs qui se produisent ainsi, mais cela est une autre histoire.

Les pharisiens sont un bon exemple de ce qui vient d’être dit. Ils purifient l’extérieur de la coupe, soignent les comportements, suivent les règlements, mais leur vie est fausse et stérile parce qu’ils se meuvent dans une ambiguïté tolérée qui devient mensonge.

Jésus définit bien ce qu’est le discernement lorsqu’il dit: «la vérité vous rendra libres» [1]. Sa relation aux Pharisiens, lui qui «savait si bien ce qu’il y a dans l’homme» [2] consiste à leur offrir le service de la vérité; c’est une pédagogie insurpassable de discernement.

Tous les auteurs spirituels ont traité du discernement des esprits. Saint Ignace, avec les Exercices, s’est taillé la part du lion. «On peut dire que le discernement est la fin véritable des Exercices spirituels et la grande contribution d’Ignace à la spiritualité chrétienne: il s’agit de parvenir au choix d’une authentique réponse à la parole de Dieu dans chaque situation concrète de la vie» [3].

Le père de Mazenod n’a pas fait de théorie du discernement, mais il a été conscient en permanence de l’ambiguïté de l’agir humain. Il a essayé de naviguer sur ces eaux troubles, en gardant le cap sur la vérité, envers lui-même et dans les situations multiples auxquelles il a été mêlé. Nous allons maintenant essayer de le suivre.

LE DISCERNEMENT DU FONDATEUR ENVERS LUI-MÊME

Le discernement est le chemin qui, à partir des multiples divisions intérieures, conduit à la réconciliation avec soi-même et à la paix.

Dans sa relation avec lui-même le Fondateur a expérimenté comme tout un chacun, des tensions, des insatisfactions et des déchirements intérieurs. Les notes de retraites font surtout état de l’énorme distance que le Fondateur ressent entre l’idéal spirituel exigeant qu’il s’est fixé et le piètre état intérieur qu’il constate, à la suite de l’agitation constante que lui impose la vie missionnaire. À ce propos, il me semble que la retraite qu’il fit à Bonneveine, en été l816, représente une authentique expérience de discernement, dans laquelle s’harmonisent les éléments précédemment en tension. Elle peut constituer, à mon avis, comme un schéma fondamental à travers lequel on peut lire l’expérience de discernement et de réconciliation intérieure chez le Fondateur. Il vaut la peine de citer largement ces notes: «Je remarque d’abord qu’au milieu de mon extrême détresse, car je me vois bien tel que je suis, c’est-à-dire absolument dépourvu de vertus […] je remarque, non sans étonnement, que je ne suis pas pour cela troublé. J’ai une grande confiance en la bonté de Dieu […] et j’espère avec une sorte de sécurité, qu’il me fera la grâce de devenir meilleur, car il est sûr que je ne vaux pas grand-chose […] Mais je ne puis pas m’ôter de l’esprit […] que, voulant procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes qu’il a rachetées de son sang […] ce bon Maître ne me fit grâce de rien […] Est-ce illusion que tout cela? Est-ce témérité? Je n’en sais rien. J’écris ce que je pense[…]» [4].

Cette expérience semble être nouvelle pour le père de Mazenod, de là les dernières remarques. La nouveauté est «qu’il n’est pas troublé au milieu de sa détresse». Précédemment, la considération de ses péchés éveillait le remords et l’éloignait de Dieu. Actuellement, la lucidité de ce qu’il est le projette dans la bonté de Dieu. De plus, si l’activité missionnaire est source de dissipation intérieure, elle ne le sépare pas de Dieu, car il en va du «salut des âmes qu’il a rachetées de son sang».

L’expérience se compose, me semble-t-il, de trois éléments: la lucidité envers soi-même, la foi en la miséricorde de Dieu et la mission. À vrai dire, il ne s’agit pas de trois éléments juxtaposés, mais de trois moments d’un même mouvement. La découverte de sa «misère» (lucidité, connaissance de soi) le projette dans la miséricorde de Dieu, voilà l’expérience de la réconciliation; la mission en exprime la fécondité et l’action de grâce. Parcourons ces trois éléments.

1. LA LUCIDITE SUR SOI-MÊME

Le père de Mazenod se voit bien tel qu’il est. «Je me mêle toujours pour quelque chose dans tout ce que je fais» notait-il en 1813 [5] «[…] je suis tout charnel, tout humain, tout imparfait» [6]. De telles expressions ne manquent pas. Plus intéressant est de voir comment le Fondateur s’y prend pour se connaître. Il y a évidemment les examens de conscience. Il les pratique abondamment dans les retraites — et par écrit… — mais également quotidiennement: «deux fois par jour, mais trois fois serait mieux […]» [7]. Il y a la préparation à la confession. Dans cette même citation, il se reproche de ne pas s’examiner avec assez de soin: «Je ne découvre pas ce qui n’est pas apparent à un premier coup d’œil, mais que j’apercevrais sans doute dans un examen plus réfléchi». Il veut sonder son attitude au-delà des apparences pour découvrir ce qui n’est pas immédiatement évident. Dans la retraite de mai 1837, il revient par deux fois sur la nécessité de «me sonder et de descendre dans mon intérieur» [8]. «Il importe de descendre dans son intérieur pour le purifier de toute imperfection et en arracher tout ce qui pourrait mettre obstacle à l’opération de l’Esprit Saint» [9]. La façon dont il met en relation descente dans son intérieur, purification et Esprit Saint est très intéressante. Tant qu’on en reste au niveau des comportements, l’ambiguïté demeure. Il faut donc que l’agir quitte le domaine purement moral afin de se soumettre à l’Esprit.

Dans une lettre quelque peu énigmatique parce que nous n’avons pas le contexte [10], il reconnaît que l’on voit toujours plus clair lorsqu’il s’agit des autres. Il parle, ensuite, de pensées que l’on répugne à s’avouer et à les laisser s’organiser en soi au point qu’elles forment un jugement et qu’on agisse en conséquence. Il semble faire allusion aux pensées spontanées qui ne sont souvent que le reflet de notre égocentrisme et qui provoquent des catastrophes si nous leur permettons, sans discernement, de passer à l’action. Le Fondateur parle de pensées «auxquelles je donnerais la permission de se montrer» [11]. Ces expressions spontanées semblent bien révéler une conscience aiguè des méandres de notre subjectivité.

2. L’EXPERIENCE DE LA MISERICORDE DE DIEU

Pendant la retraite de Bonneveine, le Fondateur va prêcher à Mazargues où il dit aux gens «qu’il faut aller à Dieu par la considération de ses bienfaits». Ce message, il veut se l’appliquer à lui-même et se laisser toucher «par tout ce que le Bon Dieu fait pour nous» [12]. Dans la retraite préparatoire à l’ordination épiscopale, il relie admirablement la considération de sa misère (lucidité) à la miséricorde: «Mon bon Dieu! Si vous ne m’aviez pas accoutumé aux traits de votre infinie miséricorde, si déjà vous n’aviez inspiré à mon cœur une douce confiance, il y aurait de quoi reculer d’effroi. Mais non, vous êtes mon Père […] Tout ce que vous avez fait pour moi dans le cours de ma vie est trop présent à ma mémoire […] pour ne pas compter sur votre infinie bonté […]» [13]. Il convient de souligner ce verbe «compter». C’est l’expression même de la foi. Compter sur Dieu, tabler sur sa Parole, trouver sa sécurité en Lui. Compter sur Dieu veut dire ne pas, ne plus compter sur soi.

À la fin de sa méditation du rituel de l’ordination, il écrit: «Comment ai-je pu tracer ces lignes jusqu’au bout? […] Le Seigneur aura pitié de moi. […] J’ai recours à lui avec la plus entière confiance, car il est mon soutien […] J’espère de sa bonté infinie qu’ayant jeté par un effet de sa miséricorde cette semence dans mon âme, ayant ainsi commencé l’œuvre il daignera l’achever» [14].

3. LA MISSION

Dans la retraite de Bonneveine, Eugène dit: «Le Bon Dieu sait que j’ai besoin de cette confiance pour agir, voilà apparemment pourquoi il me la donne» [15]. Il cite aussi la retraite d’Amiens, avant son ordination, dans laquelle il relie la conscience de son péché à la réponse missionnaire. Le ministère est vu comme une façon de se racheter, «le moyen d’escompter un peu mes grands péchés» [16]. Plus profondément, il découvre que si jusqu’à présent il a pu «se considérer comme une personne privée qui doit songer à son salut» désormais, «[s’il n’est] pas fervent et saint, les œuvres que le Seigneur [lui] a confiées s’en ressentiront» [17]. Le lien entre mission et sainteté se fait. Dans la retraite en vue de l’ordination épiscopale, le Fondateur, termine ainsi la contemplation de sa propre pauvreté et de la bonté de Dieu à son égard: «[…] me jeter dans votre sein paternel, bien résolu de faire […] tout ce que vous exigerez de moi […] Trop heureux de consacrer le peu de jours qu’il me reste […] à faire votre sainte Volonté […]» [18]. La mission est ainsi un témoignage d’affection, une réponse au Père qui nous aime.

La retraite de 1837, au moment de prendre effectivement en main le siège de Marseille, est centrée sur le lien entre sainteté et mission. Néanmoins, nous retrouvons nos trois éléments, lucidité, miséricorde et mission, combinés dans un même mouvement. «À vous seul il appartient de donner la force à mon âme; vous seul pouvez renouveler dans mes entrailles le feu sacré de votre amour qui doit d’abord embraser mon cœur et se répandre ensuite par mon ministère dans les âmes que vous voulez me confier»9 [19]. «Je n’attends pas moins de votre bonté accoutumée, de cette miséricorde que mes infidélités n’ont jamais lassée et qui m’inspire en ce moment même tant de confiance. Je vais mettre sans délai la main à l’œuvre, car le temps presse» [20].

De cette expérience fondamentale qui combine dans un même mouvement la vérité sur soi, la miséricorde de Dieu et la mission naît la réconciliation et la paix intérieure. Le Fondateur expérimente ainsi un chemin de liberté.

Dans l’épître au Philippiens, saint Paul prie ainsi: «Que votre charité croissant toujours de plus en plus s’épanche en cette vraie science et ce tact affiné qui vous donneront de discerner le meilleur» [21]. Un cœur réconcilié est capable de vraie science et de tact affiné pour discerner le meilleur. Quelles excellentes expressions dans notre contexte! Voyons maintenant comment cela fonctionne chez le Fondateur, dans la grande variété des situations de la vie de tous les jours.

LE DISCERNEMENT DU FONDATEUR DANS LA FORMATION

Le processus de formation commence par l’admission au noviciat. L’importance de ce moment n’avait évidemment pas échappé au Fondateur. Non content de rappeler les principes [22], il se révèle perspicace sur la qualité des candidats. Les 2 et 3 octobre 1834, il écrit à Casimir Aubert à propos de postulants rencontrés au Calvaire: «[…] je ne crois pas qu’il soit possible d’admettre celui qui a moins d’esprit. Il a très mal fait ses classes […] C’est un professeur en ville qui lui a fait tout bâcler en peu de temps». Quant à l’autre, «il a un sourire ricaneur, une recherche dans la toilette […] Je crois qu’il n’a pas l’ombre d’idée des vertus religieuses et il se pourrait bien qu’il ne se présente que par calcul» [23]. La lettre montre que le Fondateur a habilement questionné et sondé ces deux hommes et s’est fait son idée.

À propos d’un novice prêtre, il écrit au père Florent Vandenberghe, maître des novices à Notre-Dame de l’Osier: «J’ai peine à croire à la sincérité de ses démonstrations; il me semble qu’il y a de l’affectation dans tout ce qu’il dit, en un mot je n’ai pas partagé l’espèce de séduction qu’il a exercée ici […]» [24], c’est-à-dire dans la communauté de Marseille.

En 1832, le 23 mars il écrit au père Hippolyte Courtès: «Le bon sens est une qualité trop indispensable pour que nous puissions nous passer de l’exiger des sujets qui se présentent» [25].

Dans une lettre au père Prosper Boisramé, maître des novices en Angleterre, le 25 juin 1858, il s’étonne que le niveau intellectuel des novices soit médiocre. Même si la vertu est préférable au talent, «c’est un grand malheur» [26]. Mais plus souvent il reconnaît et s’enthousiasme de la qualité des sujets que la Providence nous envoie «Ce sont tous des sujets excellents qui nous édifient et qui nous charment» [27]. Il dira même au père Richard: «Savez-vous que vous m’avez envoyé un saint Louis de Gonzague dans le frère Logegaray?» [28].

Ses lettres aux divers maîtres des novices fourmillent de remarques judicieuses, qu’il s’agisse du gouvernement du noviciat ou de la croissance des candidats. Ainsi, par exemple, il répond longuement sur l’admission d’hommes ayant vécu maritalement en distinguant soigneusement les situations [29]. Dans le même sens, il recommande au père Casimir Aubert, en 1834, de prolonger le noviciat des «impudiques»: «Ce vice n’est pas mort quand on l’a étourdi» [30]. Il y aurait une collection à faire de ses remarques savoureuses qui révèlent un solide bon sens et une grande connaissance du cœur humain. Perspicacité, santé de la vie spirituelle, considération des exigences du ministère ce sont les attitudes du Fondateur dans la formation. Elles dessinent «une éducation mâle, religieuse, mais paternelle», comme il le résume lui-même au père Antoine Mouchette [31].

LE DISCERNEMENT DU FONDATEUR DANS LA CONDUITE DES HOMMES

La vie quotidienne est faite d’une variété de situations inédites qui demandent des décisions et des choix. Les opinions différentes créent des tensions qui demandent un arbitrage. Les compagnons du Fondateur sont jeunes et inexpérimentés, autant dire qu’il est sollicité en permanence — et d’ailleurs il y tient — pour toutes sortes d’orientations et de conseils. De cet ensemble se dégage une sorte de sagesse de l’existence dont les caractéristiques pourraient être:

1. L’insistance sur la pureté d’intention et la clarté des motivations.

2. Un principe de réalisme: préférer les résultats, la logique de la vie à toute autre considération de procédure ou de forme.

3. Rechercher des critères objectifs.

4. Consulter, savoir prendre conseil.

L’insistance sur la pureté d’intention et la clarté des motivations est certainement la clé de la conduite du Fondateur.

Le 9 janvier 1837, il écrit au père Joseph Martin, à Billens, une longue considération sur les Oblats qui quittent. Il y analyse les causes de telles défections. La première cause de ces «désirs criminels» c’est l’individualisme: «C’est parce que l’on se croit quelque chose, qu’on s’imagine avoir des moyens de réussir; c’est parce qu’on s’est laissé prendre à l’appât d’éloges exagérés, que l’on compte sur soi, et qu’on désire être plus libre pour agir à sa manière, pour faire valoir ses talents, toujours sous le fallacieux prétexte de la gloire de Dieu» [32]. Quelle fine analyse! Tout y est: la conscience exagérée de soi et de ses capacités, la recherche d’appuis extérieurs, la naissance d’un plan d’action, donc la volonté d’être libre pour développer son programme… et tout cela sous prétexte de servir la gloire de Dieu!

Le texte continue: «On ne voit pas que c’est un piège de l’amour propre […] contrarié par l’obéissance». Et le désordre s’installe: «Alors on ne s’en tient plus à la décision des supérieurs […] on veut consulter des étrangers […] jusqu’à ce qu’on ait trouvé quelqu’un qui entre dans les mêmes vues et c’est celui-là qui a raison; c’est jusque-là que pousse l’amour propre et la passion de faire sa volonté!».

Deux exemples illustreront encore ce constat. En 1850 le père Nicolas veut fonder une deuxième maison oblate à Limoges parce qu’il ne s’entend plus avec son supérieur «que l’on avoue être antipathique» et qu’il veut choisir ses confrères «que l’on a l’air d’affectionner à la manière des mondains passionnés». Il s’entend dire: «[…] il n’y a pas l’ombre de vertu dans tout cela et Dieu ne bénira pas des projets conçus sous de semblables impressions» [33].

C’est le même argument qui inspire la réponse au père Suzanne qui veut écrire des livres: «Ma crainte est que l’amour-propre, l’estime de soi-même, le mépris des autres […] ne se glissent parmi vous» [34]. La plus terrible lettre que j’ai lue s’adresse précisément au même, alors scolastique, le 16 juillet 1820. Celui-ci s’emploie à faire du genre dans une lettre au Fondateur, mais surtout à un M. Coulin. Celui-ci montre la lettre au Fondateur. Et voilà l’objet de cette terrible lettre: «[…] le style en était ridicule..». et puis «à chaque ligne […] on y voyait une prétention à l’esprit, une recherche d’expression, une affectation à faire image si mal ou si peu dissimulée que la lecture en était dégoûtante […] mais moi qui allais plus loin, moi qui remontais au principe et qui voyais à découvert l’amour-propre, juge si j’étais content!». Sur ces entrefaites, arrive une troisième lettre du pauvre Marius Suzanne: «[…] ta deion de votre voyage à Saint-Cerf […] c’est du plus mauvais qu’il soit possible de faire dans quelque genre que ce soit; mais ce qui est vraiment insupportable, c’est cette prétention de ne pas vouloir laisser croire que tu as pu ignorer un terme […] Il en résulte […] que tes lettres sont surchargées de ratures». Et, comble de bêtise, il utilise envers ce M. Coulin des expressions d’affection «que tu aurais pu dire, écrit le Fondateur, à Courtès ou à moi». Le pauvre s’est donc couvert de ridicule, a fait preuve d’un manque total de jugement, et surtout est victime «d’un vice haïssable qui se cache sous toutes les formes, mais qu’il faut démasquer et poursuivre» c’est-à-dire l’amour-propre [35]. Le Fondateur lui administre vertement et crûment cette potion de vérité, tout en se déchirant le cœur d’avoir à lui faire une telle leçon. Heureusement, Marius Suzanne supporte bien le traitement! Nous avons ici, je crois, un excellent exemple de discernement; je me suis donc permis de le citer abondamment.

L’antidote à cette situation est la pureté d’intention, à savoir la recherche de la Gloire de Dieu, le salut des âmes et le bien de l’Église. Les citations sont multitude.

La pratique de la pureté d’intention aboutit à l’«indifférence absolue pour tout ce à quoi l’obéissance nous appelle», comme il le dit au père Jean-Baptiste Honorat, qui vient d’être nommé maître des novices [36]. Il écrit au père Charles Bellon qui accepte son obédience comme supérieur de Romans: «J’aime cet abandon à la volonté de Dieu, ce renoncement à tout goût particulier […]» [37]. Il l’avait d’ailleurs prévenu trois ans auparavant, en le retirant d’Angleterre: «[…] j’en appellerai au dévouement que nous devons tous à Dieu et qui n’admet plus des raisons de goût, d’attrait, de santé ou de vie même» [38]. La pureté d’intention donne naissance au zèle qui fait le vrai missionnaire, celui qui ne recherche pas ses aises, ni son intérêt [39].

Tout en le recommandant aux siens, le Fondateur le pratique lui-même: «[…] je voudrais que ma main se desséchât plutôt que d’écrire une seule syllabe qui ne tendît à cette fin [la gloire de Dieu]» [40]. Quelle meilleure citation pour clore ce point?

1. UN PRINCIPE DE REALISME

Ce que le Fondateur veut c’est que les choses progressent, que les missions se fassent, que les chrétiens se convertissent, que l’Évangile avance dans le monde. Il faut donc prendre les moyens efficaces, même s’ils sont simples, ne pas chercher qui a tort ou raison, ne pas s’emprisonner dans des règles de procédure, etc. C’est ce qui guide sa réflexion pour savoir s’il faut oui ou non écrire des livres; il écrit au père Suzanne: «[…] un bon catéchisme, s’il convertit plus d’âmes, doit être préféré au plus bel ouvrage» [41]. Il ne s’agit pas de vouloir punir les jeunes qui ont chahuté à la mission de Theys, mais de «gagner leur cœur» de manière «à entraîner vers vous ceux qui étaient plus coupables qu’eux» [42]. Zèle oui, mais à bon escient. Ainsi il ne convient pas, dans les pays mixtes des Cévennes, de vouloir convertir les protestants: «Il faudrait peu de choses pour réveiller une persécution dont les suites seraient incalculables» [43].

Au Canada, en 1848, les Oblats ont un différend économique avec l’évêque de Bytown, Mgr Bruno Guigues. Le Fondateur leur conseille de chercher un accommodement. Puisque «vous ne voulez, les uns et les autres, que la gloire de Dieu et la sanctification des âmes […] marchez donc de concert pour atteindre ce but […]» [44]. En 1826, à la mission de Digne, s’est posée la question de faire une quête pour soutenir une bonne œuvre. C’est le même principe de réalisme qui guide sa réponse. Le Fondateur n’est pas pour la quête parce que cela coûte beaucoup de peine, prend beaucoup de temps et, si les résultats sont mauvais, «le public est tenté de penser […] qu’on a quêté pour son couvent» [45]. On perdrait donc sur tous les tableaux.

C’est ce même réalisme qui inspire le choix des missions plutôt que la prédication «mondaine» des Carêmes ou des Avents. Les prédicateurs jouent les vedettes, attirent la gloire sur eux-mêmes, alors que les missions s’adressent aux gens simples; c’est plus facile de s’oublier et donc d’être instrument de la grâce de Jésus. Les pauvres missionnaires recueillent donc des fruits «comparés à la nullité des résultats de la plupart des prédicateurs de carême». Et voilà la conclusion: «Visons toujours à l’utile, ne cherchons que la gloire de Dieu et le salut des âmes […]» [46]. On retrouve la même façon de voir à propos du jubilé d’Aix, prêché en Carême 1826. «Tout ce que je désire, c’est qu’on prêche d’une manière profitable, mettant de côté tout l’amour-propre» [47]. Il aimerait aussi qu’on fasse le catéchisme «avec le sablier sur la table» et non pas un «petit sermon» parce que les gens ont besoin d’instruction [48]. Qu’on profite aussi de l’occasion pour perpétuer et raffermir la Congrégation des jeunes gens [49]. Le résultat final ne semble pas avoir été de son goût: «Si, au lieu de cette parade, on avait évangélisé les pauvres âmes bien abandonnées […]» [50], regrette-t-il.

2. LA RECHERCHE DE CRITÈRES OBJECTIFS

À la mort du père Victor Arnoux, en 1828, la question s’était posée à savoir si, au lieu de donner sa croix, on ne devait pas la conserver dans la communauté, en rappel de ses vertus. Mais qui «sera juge du degré d’héroïsme auquel il faudra être parvenu pour être préféré? […] Ce ne sera pas moi qui ferai ce discernement. Je ne vois que les miracles qui puissent mettre hors ligne» [51]. Les miracles voilà bien un critère objectif, indiscutable de classification.

La référence à la parole du Pape est aussi un critère objectif. Cela est très clair dans la question de Lamennais: «[…] renoncer à ses propres opinions lorsqu’elles ne sont pas conformes, je ne dis pas à la décision du Saint-Siège, mais à son sentiment» [52]. On discutait aussi s’il fallait oui ou non prier officiellement pour le roi Louis Philippe. Le Pape étant pour l’apaisement, le Fondateur conclut alors «Il n’y a point de déshonneur à modifier son opinion quand le chef de l’Église donne ses instructions» [53].

La référence à la Règle des Oblats est également un critère objectif. Dans sa correspondance avec l’extérieur, les évêques par exemple, le Fondateur fait volontiers référence à la Règle pour accepter ou refuser tel ou tel travail, faire respecter telle façon de faire, que ce soit la retraite annuelle, le style de prédication: par exemple, la nécessité de la communauté, la nature de la prédication des Oblats, le refus des carêmes, des paroisses ou des petits séminaires [54].

3. LA NECESSITE DE CONSULTER

Il est difficile de trouver son chemin tout seul. Les points de vue sont multiples, les informations et la connaissance des dossiers que les uns et les autres peuvent avoir se complètent; il faut donc consulter.

Le Fondateur savait consulter. Qu’il s’agisse du fonctionnement de la Congrégation, des obédiences, ou de la marche du diocèse, il consulte. «Je me suis cassé la tête ici pour les placements à faire. J’en ai beaucoup causé avec les pères Vincens et Santoni» [55]. Il consulte le père Vincens «[…] pour savoir si je puis risquer de donner une obédience au père Piot. J’y renonce après ce que vous me dites […]» [56]. Il y avait des Oblats qu’il consultait plus volontiers, le père Courtès par exemple. Le 17 mai 1831, il regrette de ne pas l’avoir sous la main: «Dans ce moment-ci même, je me trouve dans une grande perplexité par rapport à deux individus et en cette matière je n’aime pas à agir d’après mes lumières […]» [57].

La citation suivante, tirée d’une lettre au père Casimir Aubert, après l’abandon de la maison de Penzance, en Angleterre, pourrait nous servir de conclusion intermédiaire. Après une telle épreuve, il se dit d’un grand calme: Il est «le résultat d’abord de ma résignation à la volonté de Dieu […] ensuite des réflexions sérieuses et réitérées que j’avais faites moi-même et qui se sont présentées également au bon esprit des deux hommes que j’ai appelés auprès de moi pour me donner leur avis […]» et qui «chose singulière» se trouvent correspondre [58]. Voilà les trois niveaux du travail du discernement: la résignation à la volonté de Dieu qui apaise en nous les passions et nous accorde à l’Esprit; la réflexion personnelle qui peut alors élaborer un jugement serein; ce jugement est confirmé, approfondi ou nuancé par le conseil d’autrui.

Le Fondateur demande que l’on prenne conseil. Le morceau choisi par excellence en ce domaine est certainement la lettre du 10 janvier 1843 au père Honorat, au Canada. Celui-ci «gouvernait avec indépendance» et construisait à tort et à travers «dans sa monomanie de la truelle» [59], jetant ainsi l’argent par les fenêtres. Le Fondateur lui enjoint de tenir des «assemblées régulièrement» et de «traiter les choses consultativement». Très finement il lui montre les bienfaits de cette façon de faire: «C’est en témoignant de la confiance, en montrant de la déférence pour les autres, en sachant modifier ses propres idées pour adopter celles des autres que l’on s’attire leurs sympathies, leur concours et leur affection» [60]. De plus chacun a des qualités que les autres n’ont pas, le travail en collaboration, dont les conseils sont un instrument, permet d’enrichir l’ensemble: «Mettez donc tout en commun pour l’avantage de tous» [61].

Ce texte donne l’esprit de la pratique du conseil. Elle conduit à un jugement plus sûr des situations, crée un rapport de confiance et permet aux talents des tous de s’exprimer. C’est pourquoi le Fondateur la recommande, par exemple, au père Santoni, maître des novices auquel il dit d’admettre les novices avec précaution; pour cela, «il ne faut pas négliger les petits avis qui arrivent parfois de bien près de soi» [62]. Même le bon père Tempier, qui aurait contracté «une sorte d’habitude d’indépendance», se fait tirer l’oreille. «[…] je vous communique toutes mes pensées, lui écrit le père de Mazenod, toujours plus étonné […] que vous ayez tant de peine à me faire part des vôtres» [63].

Il faut prendre conseil; encore faut-il discerner les conseillers. Nous avons vu comment les Oblats en difficultés cherchent des conseillers qui leur disent ce qu’ils en attendent. «Que savent la plupart des hommes, écrit le Fondateur, des devoirs de l’âme religieuse et de la valeur des engagements contractés […] avec Dieu?» [64].

Pendant le choléra à Marseille, un Oblat s’appuie sur les conseils des médecins pour quitter son poste; le Fondateur sait alors faire les distinctions qui s’imposent: «Qu’on consulte donc les médecins que pour leur demander les secours de leur art dans les incommodités que l’on peut avoir; mais qu’on se garde de les écouter quand «ils conseillent une bassesse, une lâcheté […]» [65].

Ces textes nous disent qu’il ne faut pas confondre conseillers et complices comme l’étaient les prophètes de cour, dans l’Ancien Testament. La pratique du conseil est une œuvre de discernement critique, animée par la recherche de la vérité. Elle est le fruit d’une vraie amitié, comme le dit admirablement cette dernière citation: «Vous savez qu’un véritable ami peut être comparé à un miroir fidèle dans lequel on se voit tel qu’on est; s’il vous retrace quelque imperfection […] on ne se fâche pas contre le miroir, on en est bien aise au contraire, grâce à lui, de s’en apercevoir» [66].

LE DISCERNEMENT DU FONDATEUR DANS LES AFFAIRES DE SON TEMPS

Jésus a été sollicité de prendre position par rapport à l’occupant romain, aux indépendantistes armés ou non de son temps. Les premiers chrétiens se sont montrés des citoyens dociles [67], mais ils se sont aussi vus comme des étrangers et des voyageurs au milieu des nations [68]. La société existe et chacun doit prendre position. Il peut y avoir une neutralité en théorie, mais dans la pratique on est toujours situé. C’est ici qu’intervient le discernement pour éclairer cette course d’obstacles au milieu des idéologies, des compromis, des alignements, des résistances, de l’esprit de parti ou des choix personnels.

Le Fondateur a vécu une époque de bouleversements radicaux; il est indispensable de considérer son discernement même dans les domaines sociaux. Je dirai donc rapidement quelque chose de l’affaire Lamennais, exemplaire pour notre propos.

Jean Leflon traite amplement de l’affaire Lamennais [69]. Contentons-nous donc d’examiner deux lettres au père Tempier sur la question.

La première, du 30 mai 1826, donne les raisons pour lesquelles le père de Mazenod n’est pas en faveur de signer une pétition souscrite par soixante-huit évêques, dénonçant l’ultramontanisme de Lamennais. Cela n’est pas étonnant, car sur le fond, il est d’accord avec Lamennais [70]. Ce qui est intéressant, cependant, c’est l’argumentation qu’il emploie. Il trouve qu’une déclaration de force ne convient pas aux évêques. Une telle démarche tapageuse pourrait laisser croire «qu’on avait droit de douter de leurs sentiments».

Plus subtil enfin, il ressent cette déclaration comme «une concession faite au parti libéral que l’on redoute et qui ne cessera pas de tramer notre perte malgré toutes les déclarations dont il se moque» [71]. Il pressent l’opportunisme de l’esprit libéral et son profond antagonisme avec l’Église. Nous le comprenons aujourd’hui, la vraie attitude dans la société libérale n’est pas le compromis, mais l’identité: être ce que l’on est dans une société qui justement le permet et c’est là son mérite. Or l’Église était tentée par le compromis. Une lettre du 13 septembre 1830 fait allusion aux croix de missions qui ont été déplacées, probablement dans des lieux moins voyants, avec le consentement des autorités ecclésiastiques. «Dans mon sens, écrit-il au père Tempier, il y a un plus grand scandale dans ce compromis bénévole […] que dans la profanation opérée par une horde de malfaiteurs […]» La conclusion est d’une perspicacité sur laquelle il faudrait revenir. Pour le Fondateur «il est possible qu’à force de déraisonner on parvienne à changer l’acceptation des mots […] mais, dans cette hypothèse je voudrais qu’on laissât Dieu de côté pour ne pas le mêler irrespectueusement à toutes les instabilités et vicissitudes humaines» [72]. Accommoder «Dieu» au goût du jour, c’est bien l’une des critiques faites aux théologiens libéraux; l’aurait-il déjà perçue?

La lettre du 26 octobre 1830 au père Tempier signale une rupture avec «l’école de M. de Lamennais». Mgr Leflon résume ainsi les thèses de Lamennais: «Dans un monde où triomphait le libéralisme, les catholiques devaient se prononcer pour la liberté […] et au lieu de réclamer des privilèges […] se réclamer uniquement d’elle, afin de régénérer le monde et la religion en accomplissant l’œuvre du Christ» [73]. Ces thèses nous paraissent plutôt sympathiques aujourd’hui. La critique du Fondateur ne touche pas au fond, mais aux circonstances. Les thèses de Lamennais supposent que les «catholiques sont une puissance en France, tandis qu’ils ne sont même pas un parti». La puissance de l’Église est-elle alors vraiment à l’ordre du jour? Et si on veut assurer l’indépendance au clergé, le meilleur moyen est-il de renoncer à un traitement d’état? Sera-t-il indépendant quand il n’aura plus de pain et que personne ne lui en donnera? Ce qui chagrine surtout le Fondateur c’est «de voir un homme d’un tel génie perdre son temps à faire des articles de journaux», alors qu’il devrait «terminer des ouvrages que l’Europe attend avec une juste impatience» [74]. Nous retrouvons ici le réalisme plein de santé du Fondateur, même s’il ne perçoit pas tous les enjeux de la question. C’est ce que semble dire la conclusion de Leflon: On doit «en toute justice reconnaître que, durant toute cette crise, cet homme si peu libéral, si pointilleux sur la doctrine […] échappa constamment à l’esprit de parti, se montra compréhensif, fraternel, apaisant […], il excella en l’occurrence à sauvegarder la charité comme la vérité […]»5 [75].

LE DISCERNEMENT DANS LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES

Le texte de 1980 a dix-huit références au discernement, neuf dans les Constitutions et neuf dans les Règles. Quand le choix entre les vœux temporaires et les promesses a été supprimé, la règle 46 l’a été également. Il reste donc dans le texte actuel dix-sept références. Six concernent la formation, C 51, 53, 55 et R 64, 67; cinq ont trait à l’exercice du gouvernement, C 72, 81, 105, 111 et R 18; quatre à la croissance spirituelle, C 26, 68 et R 20, 21; trois portent explicitement sur la mission, R 6, 9 et 10.

Quel est l’objet du discernement dans les Constitutions et Règles? Que s’agit-il de discerner? Dans les paragraphes qui parlent de la formation, il est évidemment question de discerner la vocation oblate (C 51), «ce que le Seigneur attend d’eux [les novices]» (C 53), «l’appel du Seigneur» (C 55); le guide spirituel aide «à discerner l’action de Dieu» (R 21); devant les besoins nouveaux, ils feront «un constant discernement de l’action de l’Esprit» (C 68). Sur les laïcs, le discernement porte sur «leurs propres talents et charismes» (R 6). Dans l’obéissance, il s’agit également de discerner «la volonté de Dieu» (C 26). Dans la participation au gouvernement de la Congrégation, «c’est ensemble que nous discernons l’appel de l’Esprit» (C 72). En Chapitre général, «nous discernons la volonté de Dieu dans les besoins de notre époque» (C 105). L’Administration générale «a pour tâche […] d’aider les Oblats à mieux discerner leurs objectifs communs» (C 111).

Parlant du ministère pour la justice, la règle 9 recommande «en chaque cas un discernement sérieux». «Lorsqu’elles s’élèvent, [les voix prophétiques] seront entendues, soumises au discernement et encouragées» (R 10).

Les Constitutions et Règles disent peu de choses sur la façon de pratiquer le discernement. Un point cependant est clair, c’est son lien avec la communauté. La constitution 26 le dit très explicitement: «Nos décisions reflètent davantage cette volonté [de Dieu] quand elles sont prises après un discernement communautaire, et dans la prière». La constitution 72 qui parle de l’esprit du gouvernement dit: «C’est donc ensemble que nous discernons l’appel de l’Esprit […]». Et la constitution 105: «Ensemble, en union avec l’Église, nous discernons la volonté de Dieu […]».

Dans un autre contexte, la communauté est le lieu qui permet aux individus de faire un parcours de discernement: la constitution 53 invite les communautés à accueillir «ceux qui désirent venir voir […] Nous les aiderons à discerner ce que le Seigneur attend d’eux». Le maître des novices permet aux «aspirants de discerner plus clairement l’appel du Seigneur» (C 55).

En plus de cette référence majeure à la communauté, le texte donne quelques autres indications méthodologiques pour le discernement: la constitution 26 mentionne, on l’a vu, la prière; la constitution 105 parle du Chapitre général qui discerne «en union avec l’Église»; la même constitution demande de «discerner la volonté de Dieu dans les besoins de notre époque»; la règle 9 demande un discernement «à la lumière des directives de l’Église»; et la règle 21 parle de l’aide du guide spirituel.

Cette première lecture du texte lui-même des Constitutions et Règles est déjà très éclairant et montre la richesse de son contenu. Nous pouvons maintenant en approfondir le contenu dans les trois brefs paragraphes suivants.

1. LE DISCERNEMENT, UNE ECOLE DE VIE APOSTOLIQUE

La constitution 1 nous dit que «c’est l’appel de Jésus Christ perçu en Église à travers les besoins de salut des hommes» qui nous réunit. Les besoins de salut s’expriment différemment selon les temps et les cultures. Il faut donc apprendre à les repérer, les interpréter, les prier, pour qu’ils donnent naissance en nous à des réponses missionnaires adéquates. «Aucun ministère ne nous est étranger» pourvu qu’il s’adresse à «l’évangélisation des plus abandonnés» (R 2).

La nature de notre charisme telle qu’exprimée nécessite donc l’exercice du discernement.

La constitution 68 brosse une fresque grandiose qui part de l’œuvre de Dieu dans le monde, de son Verbe qui transforme l’humanité pour en faire le peuple de Dieu. Les Oblats sont appelés hardiment «instruments du Verbe». Voilà des perspectives on ne peut plus théologiques et globales. L’œuvre de Dieu est actuelle, elle ne se répète pas, elle se fait. C’est pourquoi les Oblats «doivent demeurer souples et ouverts, ils doivent apprendre à faire face à des besoins nouveaux». Le moyen préconisé pour cela par la même constitution est «un constant discernement de l’action de l’Esprit qui renouvelle la face de la terre».

Le texte s’inspire évidemment de la théologie des «signes des temps», si chère à Vatican II. La mission n’est pas la simple répétition de formules qui ont fait leurs preuves; elle est inculturation, incarnation, invention, afin de donner au dépôt de la foi, toujours le même, une actualisation nouvelle qui sera nourriture et bonne nouvelle pour l’homme d’aujourd’hui.

Dans ce travail de discernement qui est avant tout un travail de purification et de détachement de soi-même pour refléter au mieux la volonté de Dieu, le rôle de la communauté et de la prière est fondamental (C 26). La règle 9 dit judicieusement, à propos des initiatives missionnaires liées au ministère pour la justice — et cela est vrai de toutes les initiatives — qu’après discernement «ils recevront mission des supérieurs pour ce ministère». La mission est assumée par la communauté qui l’authentifie et en assure la durée.

L’attitude qui favorise la pratique du discernement est décrite dans la constitution 81, qui parle des qualités des supérieurs: «En esprit d’humilité et d’obéissance sincère, ils rechercheront la lumière auprès de Dieu, ainsi que dans les conseils de leurs frères». À la base du discernement, il y a la pauvreté du cœur telle qu’exprimée dans la première des Béatitudes. Il faut donc se garder de l’endurcissement du cœur et des rigidités idéologiques. Parmi les frères dont les conseils sont porteurs de grâce, le guide spirituel (R 21) a un rôle propre. Les «exercices» énumérés par la constitution 33 sont le cadre de vie qui permet la pratique du discernement, l’examen de conscience, situé dans ce contexte de discernement, occupe une place particulière.

2. LE DISCERNEMENT, UNE CLE POUR LA FORMATION

La formation travaille avec la vie. Le règne minéral est un monde de répétition, régi par des lois statistiquement invariables. On peut prévoir les réactions chimiques et les reproduire. Rien de tel dans la formation. Chaque personne est unique et elle est en devenir. L’éducateur travaille sur cette réalité mouvante et inédite. La mentalité actuelle en est davantage consciente. C’est pourquoi la constitution 51 parle d’accompagnement des personnes dans leur développement intégral, dans leur cheminement spirituel et de discernement progressif de leur vocation.

La formation est définitivement un art. La règle 35 demande des éducateurs «une grande rectitude de jugement, le sens des personnes, l’esprit communautaire et apostolique». C’est certainement un ensemble de qualités qui leur permet d’être de bons guides spirituels. À la base de la direction de conscience, il y a la pratique du discernement. Le discernement doit permettre à chacun de faire la vérité sur lui-même. La communauté de formation est appelée à être un milieu révélateur. La constitution 48 dit: «Ils se soutiennent et s’encouragent les uns les autres, créant ainsi une atmosphère de confiance et de liberté, où ils s’invitent mutuellement à un engagement de plus en plus profond».

3. LE DISCERNEMENT, UNE SAGESSE DE GOUVERNEMENT

Curieusement, la question du discernement revient fréquemment à propos du gouvernement. La constitution 72 le mentionne en lien avec l’esprit du gouvernement. Il fait partie des qualités requises pour être supérieur(C 81). Il est au cœur du travail du Chapitre général (C 105) et de l’Administration générale (C 111).

Je soulignerai pour ma part le lien qu’établissent la constitution 72 et la règle 18 entre discernement et consensus. J’y vois comme une philosophie politique intéressante.

En effet la démocratie n’est pas loin de l’arbitraire lorsque des décisions se prennent à de très faibles majorités. Chez nous nous essayons de faire mieux: «C’est […] ensemble que nous discernons l’appel de l’Esprit, que nous tâchons de parvenir à un consensus sur les questions importantes […]». Au départ de cette association des mots discernement et consensus, il y a la certitude que l’appel de l’Esprit est un et unique. Le principe du consensus est dans le fait qu’il existe un appel de l’Esprit. Le problème, dès lors, réside dans la perception, la réception, la découverte de cet unique appel. C’est ici qu’entre en jeu le discernement. Si la réception n’est pas bonne, c’est qu’elle est parasitée par des éléments passionnels ou des peurs qui en troublent la lecture. Le travail du discernement communautaire vise donc à purifier les organes sensoriels, afin qu’ils donnent accès, avec le plus de fidélité possible, à l’appel de l’Esprit, à la perception de la réalité, au diagnostique du moment présent. Ce mouvement se fait en communauté. La communauté, comme telle, doit aussi se soumettre à ce travail de purification et de conversion afin de refléter, comme dans un miroir clair, l’appel de l’Esprit, lu dans les défis et les appels concrets d’un moment précis de la vie de la communauté.

C’est ainsi que le consensus est possible et qu’il vient comme un fruit mûr, au terme du processus de discernement.

La règle 18 énonce cette même philosophie au niveau de la communauté locale. Une telle démarche vers le consensus est réservée «pour les décisions majeures et les questions touchant à la vie et à la mission de l’ensemble de la communauté». C’est donc important de savoir distinguer l’essentiel de l’accidentel. De plus en plus de communautés se dotent maintenant d’un projet de communauté. Voilà un domaine qui mérite d’être abordé de cette façon, à travers un processus de discernement qui vise à un consensus.

Nous n’en sommes probablement qu’au début dans le domaine du discernement. Il sera important, dans les années qui viennent, de recueillir les expériences vécues dans la Congrégation pour préciser, à travers elles, les intuitions stimulantes que nous trouvons dans les textes des Constitutions et Règles.

Jean-Pierre Caloz