1. Sa vie et son action pour sauver l'Église de France
  2. Ses relations avec l'abbé de Mazenod

L’abbé Jacques André Émery «oracle de l’Église de France» au temps de Napoléon 1er mériterait une ample biographie; le caractère de cette œuvre nous astreint à ne donner qu’un bref aperçu de sa vie et de ses relations privilégiées avec l’abbé de Mazenod.

Sa vie et son action pour sauver l’Église de France
Jacques André Émery est né à Gex le 26 août 1732. En suivant des cours de théologie à la Sorbonne, il passe plusieurs années au séminaire Saint-Sulpice dont deux à la Solitude, espèce de noviciat. Il devient sulpicien en 1758. En 1781, il est élu le neuvième supérieur général de Saint-Sulpice, charge qu’il conserve jusqu’à sa mort, survenue le 28 avril 1811. Il remet d’abord de l’ordre dans le relâchement moral que connaît alors le grand séminaire. Celui-ci, en effet, était fréquenté par les séminaristes en majorité nobles, plus préoccupés de leur noblesse que de leur avancement dans la vie spirituelle.

Avant la Révolution, M. Émery se trouve déjà au-devant de la scène politico-religieuse. Mgr de Juigné, archevêque de Paris, refuse de prêter serment à la constitution civile de 1790 et quitte la France. Avant de partir, il associe M. Émery à ses deux vicaires généraux pour gouverner le diocèse de Paris. Pour sauver la France de la déchristianisation, celui-ci prête le serment de «liberté et d’égalité» (le 3 septembre 1792), puis «de soumission aux lois de la république» (en 1795) et même «de haine à la royauté» (le 5 septembre 1797). Il conseille aux autres membres du clergé de faire de même, autrement les paroisses seraient privées de curés et les diocèses d’évêques. Malgré son attitude conciliante, il fut incarcéré sous la Terreur (1793-1794).

Malgré une forte opposition de certains évêques émigrés, M. Émery sortit de la tourmente révolutionnaire grandi aux yeux de l’Église de France et du pape. Prêtre charismatique, il allait encore servir cette Église lors de la période napoléonienne (1799-1811). Artisan de la pacification religieuse, il se conforme au décret du 28 décembre 1799, qui exige des ministres du culte «la promesse de fidélité» et use de son influence pour faire accepter cette promesse par le clergé de France. Il se réjouit à la conclusion du concordat entre Napoléon et Pie VII (le 15 juillet 1801). Ce concordat accorde, en effet, la reconnaissance légale de l’Église par le régime issu de la Révolution, et accorde aux paroisses et aux diocèses un statut légal. Mais rien n’y est dit sur les congrégations religieuses. Or tant le séminaire de Paris que la maison de campagne à Issy ont été confisqués. M. Émery ne tarde pas à reprendre l’initiative. En septembre 1800, il ouvre une maison de formation, rue Saint-Jacques à Paris, puis, après le Concordat, en 1803, le séminaire de la rue Notre-Dame-des-Champs, avec quarante séminaristes. Finalement, en 1804, il achète la maison des filles de l’Instruction chrétienne, confisquée et vendue pendant la Révolution, située au croisement des rues Pot-de-Fer et Vaugirard. C’est cette maison qui est occupée par les séminaristes de 1804 à 1830.

Pour se consacrer entièrement à la direction du séminaire, M. Émery refusa à trois reprises trois différents évêchés. En 1808, il fut nommé conseiller de l’Université et, en 1809, membre du conseil ecclésiastique créé par Napoléon. Dans les disputes entre Pie VII et l’empereur, il se rangea décidément du côté du pape. Napoléon, furieux, se vengea en ordonnant, le 13 juin 1810, que M. Émery «cesse sur-le-champ d’y remplir aucune fonction». Celui-ci se retira dans un logement privé, non loin du séminaire. De là, il allait souvent au séminaire pour voir ce qui s’y passait. C’est au séminaire Saint-Sulpice qu’il rendît son âme à Dieu le 28 avril 1811. Il fut enterré au cimetière des Sulpiciens à Issy. L’abbé de Mazenod, confident de M. Émery, en trace un portrait spirituel: «La compagnie des Sulpiciens était ressuscitée de ses cendres par les soins du très respectable M. Émery qui, après avoir lutté contre tous les orages de la Révolution sans en être englouti, après avoir, lui tout seul, conservé la religion catholique en France à une époque où elle allait être entièrement proscrite de nouveau, s’était dévoué à l’œuvre des séminaires dans l’espoir d’élever des jeunes plantes dans la vigne du Seigneur pour remplacer les vides effrayants que la mort avait produits dans le sanctuaire. Pour se livrer entièrement à cette sainte entreprise, il avait refusé, à différentes reprises, trois différents évêchés qu’on lui avait offerts. Sa grande piété, son profond savoir, son expérience accomplie avaient fait de ce vénérable vieillard l’oracle de l’Église de France. Inaccessible à tout intérêt quelconque, il ne considérait jamais que le bien et, sans passion ni préjugés, il trouvait souvent le moyen de le faire ressortir d’où bien d’autres, très habiles, n’auraient vu aucune ressource» (Eugène à sa mère, le 19 juin 1810, dans Écrits oblats I, 14, p. 189). Ce jugement, fait une année avant la mort de M. Émery, sera aussi celui de l’histoire.

Ses relations avec l’abbé de Mazenod
L’abbé de Mazenod apprécia hautement les qualités intellectuelles, morales et humaines de M. Émery pendant son séjour au séminaire Saint-Sulpice. Dès le début, c’est-à-dire dès le mois d’octobre 1808, il lui était déjà fort attaché. Ce dernier avait aussi pour l’abbé de Mazenod une grande estime et le rendait confident de ses projets en faveur du pape, interné par Napoléon à Savone, Italie. L’empereur, en effet, a non seulement annexé les États pontificaux, mais a même fait enlever le pape de Rome pour le conduire à Savone, en juillet 1808. Pie VII répondit à ces vexations par une Bulle d’excommunication. Mais Napoléon interdit de la publier en France. M. Émery réussit à s’en procurer une copie, la fit transcrire par l’abbé de Mazenod pour ensuite la diffuser en France. Dès ce moment-là jusqu’en juin 1810, date où M. Émery fut forcé par Napoléon de quitter le séminaire, Eugène fit partie du bureau dit orium où, en grand secret, on transcrivait des documents émanant du pape ou de certains cardinaux; on les diffusait ensuite en France par des personnes de confiance. Pris en flagrant délit, ces scribes bénévoles étaient passibles de peines très sévères.

Au sommet de sa gloire, Napoléon désirait avoir un héritier. Mais sa femme Joséphine était stérile. C’est pourquoi il demanda à l’officialité de Paris l’annulation de son mariage. Celle-ci, vu les circonstances, ne pouvait pas refuser le décret d’annulation au tout puissant empereur. Napoléon épousa donc en deuxième noce Marie-Louise de Habsbourg. À la cérémonie civile, qui eut lieu le 1er avril 1810 à Saint-Cloud, assistèrent les vingt-six cardinaux présents à Paris. Mais il n’en fut pas de même au mariage religieux, célébré le lendemain 2 avril, dans une salle du Louvres, aménagée en chapelle. La moitié, c’est-à-dire, treize cardinaux n’y parurent point. Ils suivaient l’opinion du pape selon laquelle l’annulation de tels mariages relève exclusivement du Saint-Siège; donc un tel mariage religieux ne pouvait pas être célébré. Furieux, Napoléon destitua les cardinaux absents de leurs insignes cardinalices et leur ordonna de ne porter désormais que la soutane noire. Par ce fait, il les priva de leurs ressources et les condamna à la misère. L’abbé de Mazenod, qui parlait parfaitement l’italien, s’offrit pour servir d’agent de liaison entre M. Émery et ces pauvres cardinaux «noirs». On s’efforça de trouver des bienfaiteurs pour leur assurer de quoi vivre honnêtement selon leur état.

Napoléon voulut punir M. Émery pour sa défense du pape et son refus des projets de l’empereur en vue d’assujettir l’Église à son pouvoir despotique. En juin 1810, M. Émery reçut l’ordre de quitter le séminaire. Il trouva un logement à la rue de Vaugirard, non loin du séminaire. Il fut remplacé par M. Duclaux qui devint le dixième supérieur général de la Compagnie. Il était si affecté par les malheurs de l’Église qu’il en gémissait sans cesse. Tombé gravement malade, il fut amené au séminaire pour des examens médicaux. Dès ce moment-là, l’abbé de Mazenod, en sa qualité d’infirmier et de confident, ne le quitta plus. M. Émery mourut, pour ainsi dire, dans les bras d’Eugène de Mazenod. Celui-ci insista auprès de M. Duclaux pour qu’on conserve le cœur de M. Émery au séminaire. Il eut gain de cause. L’extraction fut faite par le docteur Laennec, avec l’assistance d’un autre docteur et en présence de l’abbé de Mazenod. Aux funérailles, prirent part beaucoup de prélats et une grande foule de fidèles. L’abbé de Mazenod, en sa qualité de maître de cérémonie, veilla au bon déroulement des obsèques tant à l’église qu’à la procession au cimetière d’Issy. M. Émery fut inhumé dans un caveau, tout près de la chapelle de Notre-Dame de Lorette.

Trente ans plus tard, dans une lettre à M. Faillon, le 29 août 1842, Mgr de Mazenod se plaît à raconter ses relations privilégiées avec M. Émery: «J’avais vingt-cinq ans quand j’entrai au séminaire et M. Émery me traita toujours en homme raisonnable. Il me donnait un accès facile auprès de lui et j’ai pu apprécier dans cette intimité, je ne dirai pas seulement l’amabilité de son esprit, mais sa profonde sagesse, sa sagacité, ses vertus sacerdotales et surtout son amour pour l’Église, si cruellement persécutée à cette époque… J’allais le voir tous les jours, ne fût-ce qu’un moment. Il me recevait avec plaisir et j’étais peut-être le seul à qui il permît de lui parler de sa santé, qu’il ménageait si peu. Dans les derniers temps, il s’était formé une escarre sur le dos d’une de ses jambes, à la suite d’une petite plaie qui suintait. Il ne trouvait rien de mieux, dans la vigueur de son esprit de pénitence, que d’arracher le bas qui se prenait à la plaie. Il n’écoutait personne en cette matière et ne voulait point de médecins; je crois qu’il n’en avait jamais consulté de sa vie. Par suite de la déférence qu’il voulait bien avoir pour moi, il consentit à se laisser bassiner par moi cette jambe malade, d’autant que je puis m’en rappeler, avec du quinquina; mais ce n’est pas sans avoir plaisanté auparavant sur mes prétentions au doctorat… Je prenais soin de ce bon vieillard, pour répondre à la liberté qu’il me donnait de l’approcher et de lui parler franchement comme un fils à un père…» (Leflon, Jean, Eugène de Mazenod, t. I, p. 328).

Jósef Pielorz, o.m.i.