1. Le fondateur
  2. L’eucharistie dans les constitutions et règles
  3. L’eucharistie dans le vécu des oblats
  4. L’eucharistie dans le ministère des oblats
  5. L’eucharistie dans l’identité oblate

L’Eucharistie se situe au cœur de la vie de l’Oblat comme de celle de chaque chrétien. Fondement et sommet de la vie de l’Église, elle ne peut donc être réduite à une simple dévotion. Il faut alors saisir le sens qu’elle a dans la vision globale du charisme oblat.

LE FONDATEUR

1. LE SENS LITURGIQUE D’EUGÈNE DE MAZENOD A SON EPOQUE

Eugène de Mazenod a une expérience et une conception du mystère eucharistique qui constituent le fondement de son enseignement tant aux Oblats qu’aux chrétiens auxquels il s’est adressé d’abord comme missionnaire puis comme évêque. Replacées dans le contexte de l’époque particulière où il a vécu, elles se révèlent assez profondes et originales [1].

En effet, durant la première moitié du XIXe siècle, une hypothèque considérable pèse sur la dévotion eucharistique. Cette période est généralement considérée, dans l’histoire de cette dévotion, comme une période de décadence. Il s’agit presque d’une parenthèse entre la simplicité et la profondeur de la dévotion populaire de saint Alphonse de Liguori, qui a illuminé la seconde moitié du XVIIIe siècle, et l’élan de ferveur pour l’Eucharistie que nous voyons renaître à la fin du XIXe siècle. Du point de vue doctrinal, le jansénisme est désormais vaincu. Mais en pratique, dans la vie quotidienne des fidèles, il exerce toujours une influence considérable, consommant le divorce depuis longtemps caché entre la dévotion et la célébration eucharistiques, entre la vie spirituelle et la liturgie.

Toute sa vie, Eugène de Mazenod ira à l’encontre de cette tendance. Comme missionnaire puis comme évêque, il invitera les gens à s’approcher avec confiance de l’Eucharistie. Il sait, de plus, placer la dévotion eucharistique dans une perspective liturgique plus vaste et plus riche [2]. On ne doit pas oublier que l’expérience spirituelle fondamentale qui a marqué sa vie – sa rencontre avec le Christ Sauveur en croix – se rattache à un événement liturgique: la célébration de la liturgie de la Croix du vendredi saint. Ce sera autour de la liturgie, surtout dans son point central, le mystère pascal, que Mgr de Mazenod regroupera les fidèles de Marseille [3]. Son enseignement, comme le révèlent ses écrits, est né d’une expérience personnelle qui remonte au temps de son séminaire et qui a mûri au cours des ans. Ce sera surtout au cours de la célébration de l’Eucharistie qu’il éprouvera les moments de plus intense communion avec le Christ.

Si l’adoration a beaucoup d’importance dans sa vie de prière, elle ne se sépare pourtant jamais de la célébration eucharistique elle-même, dont elle est le prolongement naturel. Aux mêmes fidèles de Marseille, il enseignera comment la célébration eucharistique est le lieu privilégié de l’identification au Christ. La vraie dévotion ne peut être privée ou individualiste; elle est au contraire commune et liturgique. C’est, en effet, dans cette célébration que s’exprime le sacerdoce commun des fidèles: «Le sacrifice de nos autels est offert par le ministère du prêtre au nom de l’Église. Le peuple l’offre avec le prêtre. C’est par cette coopération sublime à l’immolation mystique de l’Homme-Dieu que s’exerce le royal sacerdoce (1 P 2, 9), dont toutes les âmes chrétiennes sont revêtues en union avec Jésus Christ souverain prêtre» [4].

2. SON EXPERIENCE PERSONNELLE

Une lecture attentive de la vie d’Eugène de Mazenod permet de saisir d’innombrables moments de rencontre avec le Christ et de reconstituer les diverses étapes du cheminement spirituel qui l’a conduit à des hauteurs mystiques de communion avec le Seigneur et à cette identification à Lui qui est la fin même du sacrement de l’Eucharistie [5].

Nous trouvons une première indication de cet itinéraire intérieur dans cet attrait inné vers Dieu, «une sorte d’instinct pour l’aimer», dira-t-il lui-même, qui lui faisait goûter depuis qu’il était tout petit la présence eucharistique [6].

Il faut remonter à la période du séminaire pour découvrir son rapport explicite avec Jésus dans l’Eucharistie, même si ce rapport existe déjà durant les années passées à Turin et à Venise [7]. En lisant les pages intimes et les notes d’Eugène séminariste, on voit naître chez lui le désir intense de pénétrer le mystère eucharistique, dont il commence à découvrir la profondeur. Il transcrit diligemment les listes des communions que, selon l’usage du temps, il lui est concédé de faire. Il note les dispositions nécessaires pour en être digne. Il étudie l’exemple des saints afin d’être enflammé par leur amour de l’Eucharistie. Il cherche à communier au moins une fois de plus qu’on a l’habitude de le faire au séminaire. Il se prépare ainsi au jour où il pourra célébrer l’Eucharistie quotidiennement [8]. Son rapport avec son «bon Maître» se poursuit dans l’adoration et chaque fois qu’il doit s’arracher d’auprès de son «tendre ami», il le fait «avec bien de la peine» [9].

Ses expériences intérieures fréquentes durant cette période se reflètent dans la correspondance qu’il entretient avec sa famille. Il invite continuellement à la communion eucharistique sa mère, sa sœur et sa grand-mère. En combattant les préjugés jansénistes, il montre comment, même dans une vie sociale comme celle que mène sa sœur, on peut et on doit vivre son christianisme. C’est justement parce qu’elle vit plongée dans le monde qu’elle a besoin de «puiser plus souvent les grâces du Sauveur dans la source intarissable de ses adorables sacrements». Il lui enseigne qu’on ne doit pas attendre d’être parfait pour s’approcher de l’Eucharistie. Au contraire, c’est la fréquentation de l’Eucharistie qui rend parfait: «Tu n’apprendras jamais à aimer dignement Jésus Christ que dans le sacrement de son amour» [10]. «En fréquentant les sacrements, c’est alors que tu deviendras plus parfaite. Ce moyen est infaillible» [11].

L’union d’Eugène à Jésus dans l’Eucharistie, union qui s’est développée durant son séminaire et dont témoigne sa correspondance avec sa famille, atteint son sommet au moment de l’ordination presbytérale. Il résume alors ainsi ses sentiments: «Il n’y a plus que de l’amour dans mon cœur» [12].

Les années qui suivent immédiatement l’ordination nous montrent un Eugène vivant un véritable conflit intérieur; la formation spirituelle reçue au séminaire met en contraste les exigences de l’apostolat et celles de la perfection [13]. C’est une période de obscurité même au sujet de l’Eucharistie. «Il est rare maintenant, écrit-il dans ses notes de retraite, que j’éprouve, dans le saint sacrifice, certaines consolations spirituelles qui faisaient mon bonheur dans un temps où j’étais plus recueilli; à leur place, j’ai à combattre sans cesse des distractions, des préoccupations, etc.» [14]. La fidélité dans l’épreuve le conduit à un rapport nouveau, plus mûr, avec Jésus Eucharistie, comme en témoignent de nombreux passages de son journal et des lettres qu’il écrit au père Henry Tempier. Une de ces lettres nous introduit un peu dans le secret de cette intimité: «Ce matin, avant la communion, j’ai osé parler à ce bon Maître avec le même abandon que j’aurais pu faire si j’avais eu le bonheur de vivre lorsqu’il passa sur la terre, et que je me fusse trouvé dans les mêmes embarras. […] Je lui ai exposé nos besoins, demandé ses lumières et son assistance, et puis je me suis entièrement abandonné à lui, ne voulant absolument autre chose que sa sainte volonté. J’ai communié ensuite dans cette disposition. Dès que j’ai eu pris le précieux sang, il m’a été impossible de me défendre d’une telle abondance de consolations intérieures, qu’il m’a fallu […] pousser des soupirs et verser une telle quantité de larmes que le corporal et la nappe en ont été imbibés. Aucune pensée pénible ne provoquait cette explosion, au contraire, j’étais bien, j’étais heureux et si je n’étais pas si misérable, je croirais que j’aimais, que j’étais reconnaissant» [15].

Lorsque, dans son journal, il parle des «grandes lumières et [des] inspirations que Dieu a bien voulu [lui] communiquer depuis un bien grand nombre d’années sur l’admirable sacrement de nos autels […]», il ne s’agit pas d’un événement exceptionnel, même lorsqu’il parle des «impressions extraordinaires que [lui] a souvent procuré la personne du divin Sauveur» [16].

La communion se prolonge, au delà de la célébration eucharistique, dans l’oraison silencieuse et prolongée de chaque jour. Là l’intimité est telle qu’il peut demander des grâces pour lui-même et pour toutes les personnes qui lui sont confiées, le pardon des péchés, le don de toujours vivre et de mourir dans sa grâce… «Que ne demande-t-on pas encore, poursuit-il, quand on est au pied du trône de miséricorde, qu’on adore, qu’on aime, qu’on voit Jésus, notre Maître, notre Père, le Sauveur de nos âmes, qu’on lui parle et qu’il répond à notre cœur par l’abondance de ses consolations et de ses grâces? Oh! que cette demi-heure est vite passée, qu’elle est délicieusement employée!» [17] On saisit déjà quelle devrait être l’oraison caractéristique de l’Oblat dont parlent les Constitutions et Règles.

3. LA PASTORALE ET L’ENSEIGNEMENT

Le ministère pastoral d’Eugène de Mazenod tout comme son enseignement épiscopal ont été marqués par son expérience personnelle de l’Eucharistie.

De la catéchèse qu’il enseignait aux jeunes de l’Association de la jeunesse chrétienne d’Aix à l’institution de l’adoration perpétuelle dans le diocèse de Marseille, l’Eucharistie occupe une place considérable dans l’exercice de son ministère et de celui des Oblats [18]. Eugène de Mazenod s’applique lui-même à préparer les jeunes à la première communion, à porter le viatique aux malades et à présider l’adoration eucharistique. Une fois évêque, il continuera de combattre les préjugés bien enracinés issus du jansénisme en donnant, par exemple, la communion aux condamnés à mort. Il invitera ses missionnaires à avoir la même ouverture dans les pays de mission; il considère l’Eucharistie comme le moyen par excellence de fortifier la foi des néophytes. Lorsqu’il apprend qu’ils font des réserves lorsqu’il s’agit d’admettre les Amérindiens du Canada à la communion, sous prétexte qu’ils ne sont pas encore suffisamment formés, il intervient en disant: «Ignorez-vous donc que c’est là le moyen de les former, de les christianiser? Allez-y avec mesure, passe; mais les exclure en général, c’est par trop fort» [19].

Cette attitude pastorale a trouvé ensuite une forme particulière d’expression dans l’enseignement diffusé surtout à travers ses lettres pastorales [20]. Nous y relevons trois thèmes majeurs:

– L’Eucharistie est le centre de tout le mystère chrétien parce que c’est le Christ lui-même. «C’est à l’Eucharistie, écrit-il à ce propos, […] que tout aboutit dans la religion, comme au terme où Dieu trouve sa gloire et les âmes leur salut. Tous les sacrements de l’Église, tous les dons surnaturels de Dieu, toutes les œuvres de la vraie piété tendent vers ce terme, où est, avec Jésus Christ, la cause et la consommation de notre sanctification, comme le couronnement de notre glorification, en même temps que la perfection de la gloire extérieure de Dieu parmi les hommes» [21].

– Parler de l’Eucharistie, c’est de plus parler du Christ au moment suprême de sa vie, lorsqu’il se donne à nous. Il est alors «dans cet état qui est celui de l’amour dans sa plus haute expression» [22], il est la synthèse de la Rédemption, «l’agneau de Dieu immolé dès le commencement du monde (Ap 13, 4) pour le salut des hommes. Il est non seulement la victime mais encore le prêtre qui s’offre et s’immole sans cesse pour nous» [23].

– Présence du Christ, l’Eucharistie exerce une action efficace sur le chrétien en opérant en lui le fruit de la Rédemption, en le transformant radicalement pour l’identifier au Christ lui-même dans une «union d’un prix vraiment infini» [24]. «[Le Christ] a voulu dans le divin sacrement devenir notre nourriture, s’incorporer en nous pour rendre son union avec nous plus intime et nous identifier en quelque sorte avec lui» [25]. «Ainsi l’union entre le Créateur et la créature est, dans la communion, la plus parfaite qu’il soit possible de concevoir. Jamais l’homme n’aurait eu de lui-même l’idée de quelque chose de semblable […] c’est le prodige et le chef d’œuvre de l’amour divin» [26].

– Enfin, en permettant à chaque chrétien de ne faire qu’un avec le Christ, l’Eucharistie amène tous les fidèles à ne plus faire qu’un entre eux. À la fraction du pain, le Seigneur est «l’unique et véritable lien des esprits et des cœurs» [27].

L’unité que réalise l’Eucharistie est, pour Eugène de Mazenod, une expérience qui remonte au temps de sa jeunesse, lorsque, en entrant dans une église, il était envahi par le sentiment de la «catholicité», par l’idée d’être «un membre de cette grande famille dont Dieu même est le Chef» [28]. Depuis lors l’idée a mûri de retrouver tous ses amis, ses parents, les membres de sa famille oblate dans ce «centre commun où l’on se rencontre chaque jour» [29]. L’Eucharistie devient pour tous les Oblats le «centre vivant qui [leur] sert de communication» [30]. Pour le Fondateur, c’est désormais une habitude, durant l’oraison, de passer en revue, un par un, ses fils [31] et de prier ainsi pour chacun d’eux en particulier [32]. Aussi invite-t-il tous les Oblats à être fidèles au rendez-vous de l’oraison devant Jésus dans l’Eucharistie, afin de pouvoir tous se rencontrer [33]. «Cherchons-nous souvent dans le cœur de notre adorable Maître, écrit-il à sa mère, […] c’est la meilleure manière de nous réunir, car en nous identifiant chacun de notre côté avec Jésus Christ, nous ne ferons qu’un avec lui, et par lui et en lui nous ne ferons qu’un entre nous» [34].

L’EUCHARISTIE DANS LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES

1. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1826

Eugène de Mazenod a transmis son expérience eucharistique dans les Constitutions et Règles. Trois articles ont marqué d’une façon particulière la dévotion eucharistique de l’Oblat: 299 sur la célébration de la messe, 254 sur l’oraison du soir et 257 sur la visite au saint sacrement.

Le texte qui, sous cet aspect, a le plus nourri la vie des Oblats est sûrement l’article 299: «Les prêtres vivront de telle sorte qu’ils puissent chaque jour offrir dignement le saint sacrifice» [35]. Comme l’a écrit le père Joseph Reslé dans son commentaire de la Règle, c’est un texte qui propose «brièvement, clairement et vigoureusement» à l’Oblat la loi de la vie et de la mission sacerdotale [36]. Les commentateurs ont insisté sur deux points: la célébration quotidienne de la messe et la nécessité de mener une vie qui permette de célébrer dignement le mystère eucharistique.

Le premier point – la célébration quotidienne de la messe – n’était pas une donnée acquise au temps du Fondateur. Plusieurs prêtres n’avaient pas l’habitude de célébrer chaque jour. Le code de droit canonique de 1917 rappelait encore aux prêtres l’obligation de célébrer l’Eucharistie plusieurs fois par année (pluries per annum, canon 805). Les biographes d’Eugène de Mazenod et lui-même, dans son journal et ses lettres, racontent les sacrifices et les privations qu’il a dû s’imposer, en particulier durant ses voyages, à cause du jeûne eucharistique obligatoire.

Dans l’acte de visite de la province d’Angleterre, il écrit à ce sujet: «Ne vous abstenez jamais de dire la sainte messe, sous quelque prétexte que ce soit; le tort que vous feriez à vous-mêmes et à l’Église, la gloire que vous refuseriez de rendre à Dieu et toutes les autres raisons que vous connaissez et qu’il est inutile de rappeler ici m’obligent de vous en faire un devoir de conscience. Ce serait s’écarter entièrement de l’esprit de notre Institut et de ce qui s’y est constamment pratiqué que d’agir autrement […]. J’insiste sur ce point parce que, à mon grand étonnement, j’ai rencontré quelques-uns de nos Pères coupables de cette impardonnable tiédeur, véritable infraction à une de nos Règles les plus essentielles […]. Ne perdons pas de vue, mes bien-aimés, que vous êtes appelés à combattre le fort armé dans un de ses plus redoutables retranchements et qu’il ne vous faut rien moins que la force même de Dieu pour triompher de ce puissant ennemi. Et où puiseriez-vous cette force si ce n’est au saint autel et auprès de Jésus Christ notre Chef?» [37].

Le second point a été une source d’inspiration pour les Oblats; c’est la qualité de vie exigée pour célébrer l’Eucharistie: «[Ils]vivront de telle sorte, qu’ils puissent chaque jour offrir dignement le saint sacrifice». De là découle la demande de la confession hebdomadaire (art. 300), de l’exacte observance des rubriques, d’une célébration de l’Eucharistie à laquelle on accorde tout le temps nécessaire (art. 301-302), de la préparation et de l’action de grâces (art. 303-304). Mais les Oblats ont surtout vu, dans ces textes, la profondeur de vie intérieure qui leur était demandée pour se conformer au mystère du Christ prêtre et victime.

Le second moment de la journée caractéristique de la spiritualité eucharistique de l’Oblat est celui de l’oraison du soir. «Nous vaquerons à l’oraison mentale et en commun deux fois par jour, à savoir le matin […] et le soir, à l’église, devant le très saint sacrement […]» (art. 254). Il n’y a pas lieu de parler ici de la méthode d’oraison. Nous pouvons cependant souligner deux aspects se rapportant à notre thème: l’oraison doit être faite devant le saint sacrement et en commun.

Le troisième moment est celui de la visite quotidienne au saint sacrement (art. 257), auquel s’ajoute la visite habituelle au saint sacrement avant de sortir de la maison et au retour (art. 81, 336).

Au début, l’oraison du soir était conçue plutôt comme une prolongation de la visite au saint sacrement. Dans le manuscrit de la Règle de 1818 nous lisons, en effet: «[…] et le soir, autour de l’autel, en guise de visite au très saint sacrement, pendant [une] demi-heure» [38]. Fort de sa propre expérience, le Fondateur estimera toujours fondamental de passer ce moment de prière devant l’Eucharistie: «Je regarde comme indispensable de ménager une chapelle intérieure où puisse reposer le très saint sacrement, écrit-il au père Delpeuch en 1856. Notre oraison du soir doit essentiellement être faite en la présence de Notre Seigneur, qu’il faut avoir la facilité de visiter souvent dans la journée, ce qui ne peut pas se faire quand on est obligé de se transporter dans une église publique» [39].

L’oraison se fait non seulement devant le saint sacrement (et non, par exemple, dans sa chambre, comme pour la méditation ignatienne), mais aussi en commun, comme un acte de toute la communauté. Cela indique une perception claire de la dimension ecclésiale du mystère eucharistique. L’Eucharistie est, nous l’avons vu dans l’expérience d’Eugène de Mazenod, le lieu de convergence et de rencontre de tous les Oblats dispersés dans le monde entier. Elle crée la communauté. Le père Joseph Fabre met cet aspect bien en évidence lorsqu’il écrit, en commentant cet article, que la prière en commun constitue «un avantage inappréciable; le Sauveur nous a dit:Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum (Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux) (Mt 18, 20)» [40].

Eugène de Mazenod, nous l’avons vu, a enseigné comment prier devant le saint sacrement: adoration, expression d’amour, de louange et d’action de grâces; contemplation des mystères du Christ qui se transforme en source d’inspiration pour notre propre vie; demande de grâces pour la Congrégation, l’Église, les personnes auxquelles nous sommes envoyés; discernement dans notre propre cheminement spirituel et dans notre ministère.

Il ne manque pas d’allusions à l’Eucharistie dans les Constitutions et Règles. La mission, en particulier, en est marquée. Les missionnaires, avant de partir, reçoivent la bénédiction du saint sacrement en même temps que toute la communauté [41]. Une fois en voyage, lorsqu’ils passent dans une ville ou dans un pays, ils se rendent à l’église pour l’adorer et, dans le cas où ils ne pourraient pas s’arrêter, «ils y suppléeront en adressant de loin leur prière à Notre Seigneur dans le saint sacrement» [42]. La mission s’ouvre par l’exposition et la bénédiction du saint sacrement [43]. La visite des familles est précédée de la visite au saint sacrement «pour recommander à Notre Seigneur Jésus Christ cette action importante, qui peut influencer beaucoup le succès de la mission» [44]. Enfin, c’est à genoux devant Lui que, durant toute la mission, on récite l’Office [45].

2. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1966

Les articles des Constitutions et Règles sur l’Eucharistie sont demeurés pratiquement inchangés jusqu’à l’édition de 1966 dans laquelle on a apporté des changements considérables sur ce point comme sur tant d’autres. Le Concile venait à peine de donner un souffle nouveau à la vie liturgique de l’Église en resituant le mystère eucharistique au cœur de la liturgie. Suivant presque littéralement le texte du Concile, l’article 49 des Constitutions et Règles de 1966 met en évidence, d’une façon rigoureusement dogmatique, le rôle éminent que l’Eucharistie doit jouer dans l’œuvre de la sanctification personnelle de l’Oblat, dans son action apostolique et dans ses relations fraternelles avec les hommes auxquels il est envoyé. On se trouve en face d’un texte où les données théologiques les plus sûres et les plus orthodoxes doivent servir de points d’appui et de nourriture pour la vie oblate personnelle, communautaire et apostolique [46].

Dans le texte de 1966, on parle encore de la visite (R 115) et de l’oraison devant le saint sacrement, même si on en oublie la dimension communautaire (R 110). Il y a toutefois un changement substantiel par rapport à la Règle précédente, qui se reflète dans un style nouveau de vie spirituelle centrée sur la vie de prière dans la liturgie. «La spiritualité du Fondateur, a-t-on fait remarquer à juste titre, est celle de son temps, un temps troublé mais moins accéléré que le nôtre. Les exercices de piété que proposent les Constitutions et Règles pour développer l’intimité avec le Christ et alimenter la ferveur apostolique sont moins facilement observables, dans leur intégrité qualitative; exception faite des Oblats en formation ou au repos. La majorité des Oblats engagés dans la vie active ne peuvent s’acquitter de toutes ces obligations. Par contre, leur sacerdoce s’exerce, éminemment et quotidiennement, dans la liturgie: Eucharistie et Office divin. Développer chez les Oblats de notre époque une piété liturgique éclairée, apparaît comme un moyen d’éviter la sous-alimentation spirituelle dont les menace une activité débordante pratiquement inévitable.

«Les exercices d’ascèse et d’effort spirituel doivent être maintenus: méditation, oraison, examen particulier, jeûne, retraites; la vie spirituelle, en effet, n’est pas enfermée dans la participation à la seule liturgie (SC 12). Cependant, le même Concile recommande que la piété et les observances non liturgiques «s’harmonisent avec la liturgie, [de façon] à en découler d’une certaine manière, et à y introduire […] parce que, de sa nature, [la liturgie] leur est de loin supérieure» (SC 13). Ainsi peut-on assurer l’unité de la vie spirituelle oblate, et son rendement maximal» [47].

3. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1982

Les Constitutions et Règles de 1982 reprennent la perspective nouvelle de celles de 1966, tout en y réintégrant quelques données traditionnelles. On reprend, par exemple, intégralement l’article 299 de la première Règle, qui avait été aboli en 1966. L’article 33 des Constitutions et Règles actuelles offre ainsi une synthèse merveilleusement riche: «Au cœur de leur vie et de leur action, les Oblats mettent l’Eucharistie, source et sommet de la vie de l’Église. Ils vivent de manière à pouvoir chaque jour la célébrer dignement. En y participant de tout leur être, ils s’offrent eux-mêmes avec le Christ Sauveur; ils sont renouvelés dans le mystère de leur coopération avec lui, resserrent les liens de leur communauté apostolique et élargissent les horizons de leur zèle aux dimensions du monde. Par reconnaissance pour le don de l’Eucharistie, ils rendent souvent visite au Seigneur présent dans ce sacrement».

Cet article met en évidence divers éléments:

– La place centrale qu’occupe l’Eucharistie dans la vie de l’Église, dont elle est la source et le sommet. Il suffira de rappeler l’enseignement du concile Vatican II dont la Règle s’est inspiré: «[…] l’Eucharistie est bien la source et le sommet de toute l’évangélisation […]. Elle contient tout le trésor spirituel de l’Église, c’est-à-dire le Christ lui-même, lui notre Pâque, lui le pain vivant, lui dont la chair, vivifiée par l’Esprit Saint et vivifiante, donne la vie aux hommes, les invitant et les conduisant à offrir, en union avec lui, leur propre vie, leur travail, toute la création» (PO 5).

– La place que l’Eucharistie occupe au cœur de la vie et de l’action de l’Oblat. «Le mot «cœur», a-t-on fait remarqué, n’est pas placé là, en toute première tête de l’article uniquement pour la bonne composition ou pour la cadence de la phrase […]». Il «fait ressortir l’élément affectif que commande l’Eucharistie et qui, partant du cœur, doit pénétrer et influencer toute notre activité journalière. En effet, on ne célèbre pas l’Eucharistie, on n’y participe pas uniquement pour les quelques minutes de ferveur consacrées à l’acte liturgique; on célèbre l’Eucharistie et on y participe pour qu’elle soit un moment fort d’union à Dieu; toute la succession des autres instants de la journée ne sera que l’écho et la prolongation de cette rencontre privilégiée avec le Seigneur» [48].

– Reprenant l’article 299 de la Règle du Fondateur, on rappelle l’exigence d’une conduite de vie qui permette la célébration digne et quotidienne de l’Eucharistie.

– Élément classique de la spiritualité oblate, le lien qui existe entre l’Eucharistie et l’oblation est à nouveau souligné. En reconnaissant l’Eucharistie comme sacrifice, l’Oblat célèbre l’offrande de lui-même, sa propre messe, en union avec l’offrande que le Christ fait de lui-même.

– L’Eucharistie unit l’Oblat au Christ dans une intimité telle qu’il ne fait plus qu’un avec lui et qu’il peut ainsi devenir son coopérateur: «[…] ils sont renouvelés dans le mystère de leur coopération avec lui». C’est un mystère de communion, suggère la Règle, qui, dans un dynamisme de croissance constante, n’est jamais achevée. Les Constitutions reviennent plus loin sur ce sujet en disant que les novices «prennent l’habitude […] de rencontrer [le Seigneur] dans l’Eucharistie» (C 56).

– L’Eucharistie est encore mystère de communion entre tous les membres de la communauté. En unissant chaque personne à l’autre et en la transformant en Jésus Christ, l’Eucharistie fait que tous ne font plus qu’un. De nouveau, comme dans la Règle primitive, on insiste sur la dimension communautaire de l’oraison: «Suivant leur tradition, ils consacrent une heure par jour à l’oraison et vivent ensemble une partie de ce temps en présence du saint sacrement». C’est ainsi qu’ils «resserrent les liens de leur communauté apostolique».

Apparaît, enfin, la dimension apostolique de la dévotion eucharistique. Elle est, en effet, «au cœur de leur vie et de leur action», de telle sorte que les Oblats «élargissent les horizons de leur zèle aux dimensions du monde». La constitution 40 réaffirme l’importance de l’oraison quotidienne devant le saint sacrement et en indique aussi le contenu: «Quelles que soient les exigences du ministère, un des moments les plus intenses de la vie d’une communauté apostolique est celui de la prière en commun: rassemblée devant le Seigneur, en communion d’esprit avec ceux qui sont absents, elle se tourne alors vers lui pour chanter ses louanges, rechercher sa volonté, implorer son pardon et lui demander la force de le mieux servir».

L’EUCHARISTIE DANS LE VÉCU DES OBLATS

Contrairement aux autres dimensions de la vie oblate, le thème de l’Eucharistie a rarement fait l’objet d’une réflexion explicite et minutieuse. Il a généralement été absorbé dans la réalité plus grande du mystère du Christ. Dans la pensée oblate, l’Eucharistie a toujours été perçue comme le chemin indispensable d’une identification au Christ, qui nous permet de coopérer à son plan de salut.

Mais avant d’être un objet de réflexion, l’Eucharistie a été pour les Oblats une expérience de vie. Sur ce point, la recherche devient extrêmement vaste et difficile parce qu’elle devrait embrasser tout le vécu oblat, qui s’étend sur plusieurs générations et qui n’est pas toujours codifié. En revenant sur l’expérience de vie des Oblats, deux traits m’apparaissent plus importants: le lien étroit entre oblation et Eucharistie, et celui entre mission et Eucharistie. Ce dernier doit être compris dans le sens plutôt restreint du soutien que le sacrement peut apporter dans la poursuite du travail apostolique, en particulier dans un contexte de solitude.

1. L’EUCHARISTIE ET L’OBLATION

L’expérience de vie et la réflexion doctrinale se sont attardées surtout au rapprochement entre l’Eucharistie et l’oblation. Dans son étude sur l’oblation, Émilien Lamirande présente un grand choix de textes où appparaît comme en filigrane, à travers la consécration typique de l’Oblat, le sacrifice eucharistique. L’oblation a une valeur et un sens parce qu’elle est faite en union avec l’oblation ou le sacrifice du Sauveur [49].

Tenant compte de sa valeur historique, nous pouvons lire dans les écrits du scolastique François-Marie Camper, dont la biographie a été publiée en 1859, donc du vivant d’Eugène de Mazenod, un passage significatif: «J’ai un grand désir […] de conformer ma vie et tous ses instants, toutes ses circonstances à la vie de Jésus victime au Calvaire et dans le saint sacrement. Oblat signifie victime, je voudrais être la victime de Jésus, comme il est tous les jours la mienne. J’aime à considérer, à cause de cela, sa vie cachée, son humilité, sa douceur, sa patience, son sacrifice, son état continuel d’humilité, d’anéantissement, de sacrifice dans le sacrement des autels à cause de moi; et je voudrais pouvoir, pour l’amour de lui […] pratiquer, en union avec lui, toutes les vertus qu’il y pratique, souffrir comme lui, m’offrir comme lui» [50]. Sa vision du sacerdoce est conforme: «L’Eucharistie comme sacrifice: c’est le sacrifice de la croix continué; même victime, même sacrificateur, mêmes fruits, mêmes effets, même valeur. […] Dans l’un et dans l’autre le prêtre doit voir en Jésus un modèle qu’il doit fidèlement reproduire […]» [51].

Il s’agit d’un sentiment qui a traversé l’histoire de la Congrégation jusqu’à nos jours. Le père Giuseppe Ladié, mort en 1990, se montre fidèle héritier de cette tradition lorsqu’il écrit, à la fin de sa vie: «Je suis en train de vivre et de découvrir l’Eucharistie d’une façon particulière. Je dis la messe généralement assis dans la chapelle de la communauté […]. Eh bien! quand à la consécration je dis: «Ceci est mon corps, c’est-à-dire ma vie donnée pour vous», je me dis: mais je fais partie du Corps mystique du Christ; je puis donc vraiment m’offrir moi-même, offrir ma vie pour l’Église, le monde, la Congrégation, la Province, les personnes qui me sont chères, etc. De même, «Ceci est mon sang..».: je peux faire le don de ma maladie, de mon infirmité, de mes souffrances… Jamais je n’ai cru vivre mon sacerdoce comme à présent, jamais je ne me suis senti «oblat», «offert» comme à présent […]» [52].

L’Eucharistie est en même temps le modèle de vie consacrée et sacerdotale que l’Oblat a devant lui et le moyen de s’identifier au Christ dans son mystère de Rédemption. Dans le directoire des novices et des scolastiques de 1876, on peut déjà découvrir cette relation entre l’Eucharistie et l’union on Christ [53].

Joseph-Marie Simon est peut-être celui qui a le plus travaillé sur ce thème: «[…] pour nous les Oblats, écrit-il dans son importante étude sur la spiritualité oblate, la messe […] est le centre vers lequel toutes les autres [pratiques religieuses] doivent converger. Pourquoi? Le Christ est le premier «Oblat de Marie Immaculée». […] Dès lors la conclusion s’impose: si nous voulons marcher sur les traces du premier Oblat, toute notre activité spirituelle et apostolique doit être axée sur le sacrifice du calvaire, reproduit sur nos autels. Il ne s’agit donc pas d’établir une cloison étanche, une coupure absolue entre notre messe et le reste de notre vie. […] Autrement dit la messe doit entrer dans notre vie, comme notre vie doit entrer dans notre messe […].

«Mais la messe n’est pas seulement le sacrifice de Notre Seigneur Jésus Christ; c’est aussi le sacrifice de l’Église, notre sacrifice. […] En conséquence il faudrait, chaque matin, pouvoir apporter au sacrifice une riche oblation personnelle; bien mieux, toute notre journée devrait être une oblation perpétuelle aboutissant au sacrifice eucharistique du lendemain; toutes nos actions devraient être accomplies avec une perfection intérieure telle qu’elles se transforment en un don précieux, une offrande sans tache, digne d’être déposée sur l’autel à côté de l’oblation de Jésus. Alors la messe sera notre sacrifice, car elle sera le signe de notre oblation propre […].

«Grâce à la transsubstantiation, Jésus devient notre victime et il engendre en nous cette oblation intérieure dont il sera non seulement le signe, mais la cause. Livrons-nous donc à l’action transformatrice de notre victime, qui nous façonnera à son image et ressemblance. […] Il met nos pensées en harmonie avec les siennes, notre cœur en harmonie avec le sien» [54].

L’oraison devant l’Eucharistie et la visite au saint sacrement ont toujours été considérées comme les deux autres moyens, en prolongement de la célébration eucharistique, de s’identifier graduellement au Christ jusqu’à la pleine transformation en lui [55].

2. L’EUCHARISTIE ET LA MISSION

Le second aspect qui revient régulièrement dans la tradition oblate est celui de l’importance de l’Eucharistie pour les missionnaires qui ont dû, pour exercer leur ministère, vivre dans la solitude. C’est dans leurs contacts quotidiens avec Jésus dans l’Eucharistie qu’ils ont trouvé la force nécessaire pour aller de l’avant. Ici encore quelques témoignages suffiront.

Le premier nous vient des témoins de la sainteté du père Joseph Gérard. Ils ont été frappés par le rapport qu’il entretenait avec l’Eucharistie, secret de sa persévérance apostolique: «Quand le saint sacrement était exposé il ne quittait jamais l’église. Même quand il n’y avait pas exposition, il était très souvent à l’église. Il disait sa messe lentement et avec grande ferveur». «L’on se rendait compte de son grand amour pour le saint sacrement par ses longues prières à l’église. […] Quand il portait le saint sacrement aux malades il invitait les chrétiens et les enfants de l’école à l’accompagner en procession» [56].

Un autre témoignage vient du Canada. De Fort MacLeod, le père Léonard Van Tighen écrit le 11 novembre 1883: «Me voilà à plus de trois cents milles de Saint-Albert […] parmi des gens presque païens […]. Il y a huit ans je quittais les Flandres catholiques, mes parents, […] et me voilà tout à coup lancé dans un autre extrême. Plus de communauté, plus de confrères, plus de récréations joyeuses, pas même un petit jardin ou un arbre pour se mettre à l’ombre et à l’abri. Oui, je le répète: quel changement pour moi! Une chose cependant me reste, et c’est la principale: je possède avec moi le très saint sacrement. C’est tout dire» [57].

Arrivé au terme de son activité apostolique, Mgr Jules Cénez reconnaît, lui aussi, que c’est dans l’Eucharistie qu’il a trouvé le courage d’aller de l’avant. En quittant le Basutoland, où il avait été missionnaire pendant quarante ans, il dit à ses confrères: «N’oubliez pas, chaque jour, même au milieu des plus absorbantes occupations, de vous ménager quelques minutes devant le très saint sacrement. Là, près de Jésus, vous trouverez le courage, la force et la consolation dans les souffrances. Près de lui, vous apprendrez à devenir et à rester toujours des bons et saints Oblats, des Missionnaires remplis d’un zèle dévorant» [58].

L’EUCHARISTIE DANS LE MINISTÈRE DES OBLATS

Les Oblats sont appelés non seulement à vivre le mystère eucharistique, mais à le faire vivre comme «la source et le sommet de toute l’évangélisation» (PO 5).

Une étude exhaustive devrait nous renseigner, par exemple, sur la participation active des Oblats dans les congrès eucharistiques internationaux et régionaux dont ils ont souvent été les instigateurs et les animateurs. La recherche pourrait aussi porter sur les études et les publications des Oblats sur la messe et sur l’Eucharistie. Il serait encore intéressant de voir comment, suivant l’exemple de Mgr de Mazenod, certains évêques oblats ont institué, dans leur diocèse, l’adoration perpétuelle ou d’autres œuvres eucharistiques particulières comme celle de Montmartre [59].

Il suffira ici de donner, en guise d’enquête sommaire, quelques indications sur la catéchèse et la pastorale quotidienne des Oblats, en particulier dans les territoires de mission. Les missionnaires se font, en effet, l’obligation d’inculquer un sens de l’Eucharistie qui va de la participation à ce sacrement et de l’approfondissement de son mystère jusqu’aux exercices concrets, comme l’adoration, la visite, les processions… On n’a qu’à feuilleter les Missions pour retrouver régulièrement la deion de célébrations eucharistiques solennelles auxquelles participent des milliers de fidèles ou encore le témoignage de l’humble catéchèse de tous les jours. Conduire à la communion a été un des objectifs fondamentaux des missions populaires, comme de la pastorale ordinaire des paroisses confiées aux Oblats. La participation à l’Eucharistie a été considérée, en effet, comme un signe de conversion et une condition essentielle d’un authentique cheminement de vie chrétienne.

Qui sait de combien d’autres paroisses on aurait pu dire ce que l’Archevêque de Québec écrivait jadis au père Hormidas Legault, curé de Saint-Sauveur de Québec: «Votre belle paroisse de Saint-Sauveur se distingue entre toutes les autres par la dévotion envers le très saint sacrement […]. L’adoration que vos milliers d’ouvriers font tous les mois au retour de leur travail est un spectacle des plus édifiants: partout on en parle avec admiration enthousiaste» [60].

Une instruction du père Charles Baret, ayant pour titre Le sacrifice eucharistique, nous permet d’entrevoir le contenu des catéchèses que l’on donnait dans les missions: «Regardez maintenant l’Eucharistie, lisons-nous dans cette instruction, appelez ici toutes les mères terrestres; qu’elles viennent mettre en œuvre les inventions et tous les stratagèmes de leur amour sublime. Entre elles et le Dieu de l’autel, un vaste abîme sera toujours creusé. Aucun amour humain ne saurait descendre de bien haut, et mille obstacles l’arrêtent sur la voie des abaissements. Le Dieu de l’Eucharistie descend des hauteurs suprêmes et ses abaissements se perdent dans l’infini […]. Ici je ne vois plus ni le Dieu, ni l’homme. L’Homme-Dieu tout entier disparaît et s’efface. L’infini n’est plus qu’un atome; il semble toucher au néant. Oui, l’Eucharistie est le dernier degré des abaissements du Verbe et, par là même, l’Eucharistie est le plus haut terme de son ascension dans l’amour […]. L’amour du Dieu anéanti appelle et provoque votre amour, il ne sera pas dit que l’amour infini ait déployé en vain autour de vous tant de séductions et tant de prodiges! […] Notre Maître adoré, cachant sa forme personnelle sous ses humbles voiles, a voulu nous apprendre que l’amour véritable est uniquement le fruit du sacrifice, et que, pour aimer divinement, comme pour être divinement aimé, le moyen infaillible c’est l’immolation volontaire» [61].

L’invitation à la communion fréquente est un autre des éléments qui reviennent régulièrement dans la catéchèse. Dans une lettre adressée à la revue L’Eucharistie, le frère Eugène Groussault écrit, par exemple: «Tous nos missionnaires de Ceylan se font naturellement un devoir d’introduire, parmi leurs chrétiens, – là où la chose est possible – la communion fréquente». Et il raconte comment lui-même prépare les enfants à la première communion et quels efforts font les gens pour pouvoir participer à la messe, parcourant même plusieurs kilomètres à pied […] [62].

Un autre témoignage, en provenance cette fois des missions auprès des Amérindiens du Canada, nous fait encore entrevoir l’importance accordée par les missionnaires au culte de l’Eucharistie: «Les catéchismes du matin et du soir leur firent connaître de quelle manière Jésus Christ allait venir et résider dans l’église, c’est-à-dire le sacrement de l’Eucharistie. Nous leur parlâmes de la présence réelle, de l’hostie, du calice, du ciboire, de la lampe se consumant devant le très saint sacrement, de la génuflexion, de la manière d’entrer, de se tenir et de sortir de l’église lorsque le saint sacrement est à l’autel, de la décoration de l’autel, des visites à Notre Seigneur, présent dans le tabernacle» [63]. Il ne s’agit pas de pur ritualisme extérieur. L’enseignement sur l’Eucharistie vise à une plus grande profondeur: «Si vous croyez que Jésus Christ est maintenant en corps et en âme, sous les voiles eucharistiques, dans ce tabernacle, vous viendrez le visiter durant la journée, car ce n’est que pour vous qu’il est venu résider dans cette église. Allez donc à lui, vous qui lui avez fait de la peine par vos péchés; allez pleurer vos fautes en sa présence, demandant son pardon et promettant de ne plus l’offenser. Allez aussi à lui, vous qui êtes faibles et tristes; allez lui demander secours, lumière et force» [64].

Dans les catéchèses oblates, on ne manque pas de mettre l’accent sur ce sens de la catholicité et de l’unité qu’Eugène de Mazenod percevait comme intrinsèquement dépendant du mystère eucharistique. L’archevêque de Durban, Mgr Denis E. Hurley, par exemple, explique que c’est «la paix eucharistique que nous devons apporter aux divisions raciales et sociales dans le monde». Dans la causerie intitulée The Eucharist and Unity of the Family (L’Eucharistie et l’unité de la famille), qu’il donnait au XXXVIIIe congrès eucharistique international, l’évêque oblat, qui a lutté sans se lasser contre la ségrégation raciale, disait: «C’est ainsi que nous avons pu et pouvons encore prendre part au sacrifice, partager le banquet avec nos frères et nos sœurs dans la foi, et sortir de la maison du Père conscients non pas de notre unité dans le Christ, ni de l’expérience irrésistible que nous venons de vivre ensemble, mais de ce qui nous divise, des barrières du mépris et de l’incapacité de communiquer entre les classes, les couleurs, les races et les langues. Je me demande si les souffrances de Jésus cette nuit-là n’étaient pas, en quelque façon, associées aux crimes de la discrimination par lequel les humains ont trouvé le moyen d’imposer l’isolement, l’humiliation et la honte à leurs frères humains, de les diminuer et de les appauvrir dans leur corps, leur esprit et leur cœur» [65]. L’Eucharistie apparaît encore une fois comme le lien le plus profond qui existe entre les chrétiens, puisqu’elle est capable de briser toute barrière et de conduire à l’unité.

L’EUCHARISTIE DANS L’IDENTITÉ OBLATE

Nous tenterons de faire la synthèse des éléments qui ont émergé jusqu’ici de manière à situer également le mystère de l’Eucharistie dans la perspective centrale du charisme oblat.

L’Eucharistie, telle que vécue par le Fondateur et dans la tradition oblate, nous aide à mieux comprendre notre lien avec le Christ Sauveur, dont nous sommes appelés à être les coopérateurs, la dimension communautaire de notre vocation et enfin l’évangélisation. On pourrait même tenter une lecture de tous les aspects du charisme, énoncés lors du congrès tenu à Rome en 1975 (Christ, évangélisation, pauvres, Église, communauté, vie religieuse, Marie, sacerdoce, urgences [66]) à la lumière de l’Eucharistie et vice versa.

1. L’IDENTIFICATION AU CHRIST SAUVEUR

L’Eucharistie se comprend avant tout à la lumière de notre vocation de coopérateurs du Christ Sauveur. Nous savons, en effet, que «pour être ses coopérateurs, [les Oblats] se doivent de le connaître plus intimement, de s’identifier à lui, de le laisser vivre en eux» (C 2). L’Eucharistie en est le chemin obligé.

En elle, le Christ nous a laissé son amour rédempteur qui l’a conduit jusqu’à la croix. Si «la croix oblate, reçue au jour de la profession perpétuelle» est un signe extérieur qui «nous rappellera sans cesse l’amour du Sauveur, qui désire attirer à lui tous les hommes et nous envoie comme ses coopérateurs» (C 63), l’Eucharistie en est le mémorial quotidien. C’est pourquoi nous acquerrons «le regard du Sauveur crucifié», à travers lequel nous sommes appelés à voir «le monde racheté de son sang, dans le désir que les hommes en qui se poursuit sa passion connaissent eux aussi la puissance de sa résurrection» (C 4).

Dans l’Eucharistie nous apprenons l’essence de notre vie religieuse, de notre consécration, de notre oblation, qui consiste à reproduire le Christ dans notre vie, «même jusqu’à la mort» (C 2). L’Eucharistie est le don suprême du Christ, la manifestation de l’amour le plus grand, parce qu’«il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie». Notre oblation se modèle donc sur l’Eucharistie; comme celle du Christ, elle est don complet de soi dans la manifestation de l’amour le plus grand. Nous sommes Oblats, c’est-à-dire donnés totalement, sans condition et sans retour, devenus un holocauste, une immolation de tout notre être à celui qui s’est donné entièrement à nous. Nous pouvons ainsi être une réponse d’amour à l’amour avec lequel le Christ Jésus nous a aimés et s’est livré pour nous (voir Ga 2, 20).

Paul VI l’a rappelé à tous les religieux: «Lors de votre profession religieuse, vous avez été offerts à Dieu par l’Église en intime union au sacrifice eucharistique. Cette offrande de vous-mêmes doit, jour après jour, devenir une réalité concrètement et continuellement renouvelée» [67].

L’oblation nous permet de ne plus faire qu’un avec le Christ. Il s’agit de mourir avec lui pour être en lui, de perdre sa vie pour la sauver (voir Mc 8, 35) en lui. Nous vivons dans le mystère dont parle saint Paul: «Avec le Christ, je suis un crucifié; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi» (Ga 2,19-20). Constamment greffé sur la mort féconde du Christ grâce à la participation à l’Eucharistie, nous pouvons espérer devenir ses authentiques coopérateurs dans le mystère pascal. De même que l’offrande que Jésus fait de lui-même au Père est chemin de salut pour le genre humain, ainsi notre oblation, greffée sur la sienne et confirmée par elle, pourra être aussi le secret de notre fécondité apostolique.

Marie qui «s’est entièrement consacrée, comme humble servante, à la personne et à l’œuvre du Sauveur» (C 10) demeure le modèle incomparable de l’oblation.

C’est, enfin, dans le rapport quotidien avec l’Eucharistie que peut mûrir cette «charité sacerdotale» dont parle la Préface. Même les scolastiques sauront «apprécier le don du sacerdoce» et en arriver à «participer d’une façon tout à fait particulière au ministère du Christ prêtre, pasteur et prophète» (C 66), et les frères, à participer «à l’unique sacerdoce du Christ» (R 3).

2. LA COMMUNAUTE APOSTOLIQUE

Une autre dimension de l’Eucharistie conservée dans la tradition oblate est celle de foyer de communion. Elle est en effet lien et modèle de l’unité, «qui dans ce sacrement sublime, est convenablement signifiée et merveilleusement réalisée» (LG 11). En effet, «puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps; car tous nous participons à cet unique pain» (1 Co 10, 17).

La communauté religieuse, qui se situe à l’intérieur de la grande communauté ecclésiale, vit elle aussi de l’Eucharistie. «Réunies en son nom [le Christ], lisons-nous dans Evangelica testificatio, vos communautés ont naturellement pour centre l’Eucharistie, «sacrement de l’amour, signe de l’unité, lien de la charité» (SC 4)» [68].

Si «la communauté des Apôtres avec Jésus est le modèle de leur vie» (C 3), c’est autour de l’Eucharistie que les Oblats apprendront à vivre des rapports de communion, parce que c’est dans la dernière Cène que le Seigneur a marqué de son empreinte la communauté des Douze. C’est là qu’il leur a livré le commandement de l’amour réciproque, qui constitue le cœur de la vie communautaire. Il leur a montré la qualité des rapports, établie sur le service (le lavement des pieds). Il leur a donné la possibilité même d’aimer comme il a aimé et de servir comme lui a servi, dans la mesure où lui-même s’est identifié à chacun d’eux.

La célébration eucharistique constitue le moment de la communion ecclésiale la plus explicite. Elle est finalement une école où les Oblats apprennent à accomplir «leur mission en communion avec les pasteurs que le Seigneur a placés à la tête de son peuple» (C 6).

3. L’EVANGELISATION

Le troisième élément de la tradition oblate est le lien qui existe entre l’Eucharistie et l’évangélisation. C’est celui qui a été le moins développé. On sait, par expérience, quel soutien apporte l’Eucharistie pour progresser dans la vie missionnaire, surtout si celle-ci est vécue dans la solitude. Mais on ne connaît pas suffisamment la dynamique eucharistique de l’évangélisation et la charité apostolique qui émane d’elle. Il y a un lien étroit entre l’imitation du Christ Sauveur et l’évangélisation des pauvres (voir C 1), entre la suite du Christ et l’annonce de l’Évangile, entre l’identification au Christ et le «service du peuple de Dieu avec un amour désintéressé» (C 2). Si l’Eucharistie est le lieu privilégié de la conformation au Christ, elle devient aussi le lieu de l’envoi missionnaire; elle est un lieu qui génère la pratique quotidienne de la charité non seulement à l’intérieur de la communauté, mais aussi envers tous ceux pour lesquels le Christ offre son corps et verse son sang.C’est ainsi que «le pain de la parole de Dieu et le pain de la charité, tout comme le pain de l’Eucharistie, ne sont pas des pains différents: c’est la personne même de Jésus qui se donne aux humains et engage les disciples dans son acte d’amour pour son Père et ses frères» [69].

Ainsi, l’Eucharistie ne demeure plus un aspect marginal dans le projet global de vie des Oblats; elle sert à former et à alimenter leur charisme. En elle, en effet, est réellement présent le Christ lui-même, «Fils unique du Dieu vivant, splendeur de la lumière éternelle, Verbe fait chair et Rédempteur des hommes» [70], pour parachever l’alliance nouvelle et éternelle. C’est à partir d’elle qu’il nous engage comme ses coopérateurs dans sa propre œuvre de salut.

 

Fabio Ciardi