1. Les fins de la congrégation telles qu’exprimées par le fondateur
  2. La fin de la congrégation dans les constitutions et règles de 1982
  3. Les fins de la congrégation et la spiritualité oblate

Dans l’organisation actuelle des congrégations religieuses, l’on retrouve inévitablement la présence d’une double fin, l’une générale ou commune à toutes les congrégations, l’autre spécifique ou propre à chaque institut. Le Saint-Siège, après un long cheminement en ce domaine, a formulé clairement cette exigence surtout dans les Normes de la Congrégation des Évêques et Réguliers du 28 juin 1901.

La fin générale ou commune consiste dans la tendance à la perfection chrétienne par la pratique des conseils évangéliques. Les ascètes des premiers siècles chrétiens, puis les moines, ne se proposaient pas d’autre but que de suivre le Christ d’une façon radicale. Très tôt cependant les moines, en particulier les Bénédictins, exercèrent l’apostolat à l’intérieur et en dehors du monastère, mais ce ministère, même s’il devenait ordinaire, restait quelque chose d’accidentel et de secondaire à la vie monastique.

Les chanoines réguliers, du Xe au XIIe siècles, apportent un élément qui va vers ce qu’on appelle aujourd’hui la fin spécifique. Ils étaient, comme leur nom l’indique, des ecclésiastiques appliqués au service d’une église, mais ils devinrent «réguliers» parce qu’ils décidèrent de vivre selon une règle de vie monastique. Pour saint Norbert, par exemple, la sanctification personnelle doit s’extérioriser dans la prédication et le ministère paroissial. Ceci restait toutefois au second plan, la prière liturgique et l’office divin demeuraient leur principal devoir. Les ordres mendiants ont continué dans la même direction, avec une détermination plus précise d’une fin propre.

Au XVIe siècle, apparurent les clercs réguliers qui se fixèrent, avec la vie religieuse, un but éminemment actif, au point qu’on a pu dire qu’ils commencèrent presque un nouveau genre de vie religieuse. C’est dans la Règle de saint Ignace que l’on voit apparaître nettement la formulation de deux fins: la sanctification personnelle et l’apostolat. Cette Règle a exercé une grande influence sur l’organisation des congrégations religieuses fondées depuis lors, surtout aux XIXe et XXe siècles. Celles-ci sont nées avec le but précis de se mettre au service de l’Église et ont souvent commencé comme une simple agrégation de personnes vivant selon un style de vie évangélique, mais sans vœux solennels, et suivant une discipline fort adoucie ou du moins très différente de celle des moines. Ce style de vie était beaucoup plus orienté vers l’apostolat sous toutes ses formes ou vers les œuvres de miséricorde.

D’après une étude faite en 1964 sur un large éventail de constitutions, la plus grande partie considèrent que l’apostolat est d’autant plus fécond que les membres vivent plus saintement, c’est-à-dire que la fin générale est orientée à la fin spécifique. Pour d’autres, les œuvres sont présentées comme un moyen d’atteindre la perfection [1].

LES FINS DE LA CONGRÉGATION TELLES QU’EXPRIMÉES PAR LE FONDATEUR

Dès le début des Règles de 1818 et de celles de 1825-1826 (édition de 1827), le père de Mazenod précise la fin générale et la fin spécifique principale de l’Institut qu’il vient de fonder: «La fin de l’Institut des Missionnaires dits de Provence est premièrement de former une réunion de prêtres séculiers qui vivent ensemble et qui s’efforcent d’imiter les vertus et les exemples de notre Sauveur Jésus-Christ, principalement en s’employant à prêcher aux pauvres la parole divine» (art. 1). L’article 2 donne une première explication relative à cette fin spécifique principale.

Plusieurs commentaires ont été faits sur ces articles (voir bibliographie). Voici un résumé des principaux.

1. LA FIN GENERALE

a. Les deux premiers articles de la Règle de 1818 proviennent presque textuellement de la Règle des Rédemptoristes (édition de 1791). Dans celle-ci, ces articles faisaient partie du préambule. Le père de Mazenod les fait entrer dans le corps même de la Règle pour bien souligner qu’il s’agit de dispositions constitutives.

b. Même si les Missionnaires de Provence étaient prêtres séculiers, le premier article leur propose la fin générale des congrégations religieuses, sans toutefois parler des conseils évangéliques. Saint Alphonse et le Fondateur après lui soulignent dans cette fin générale de la perfection deux points particuliers: réunion de prêtres séculiers qui vivent ensemble et qui s’efforcent d’imiter les vertus et les exemples de notre Sauveur Jésus-Christ. Saint Alphonse avait écrit Rédempteur, le père de Mazenod emploie le mot Sauveur. D’après ses explications, il s’agit de la même réalité: «Il faut dire Christe Salvator. C’est le point de vue sous lequel nous devons contempler notre divin Maître. Par notre vocation particulière, nous sommes associés d’une manière spéciale à la rédemption des hommes» [2]. Dans les deux cas, Jésus Christ est vu surtout dans son amour devenu miséricorde et zèle pour sauver les hommes.

Si le Fondateur copie ainsi saint Alphonse, c’est qu’il a trouvé là une formulation adéquate, et reconnue par l’Église, de son expérience passée et de ses projets. Eugène a connu et aimé Jésus Christ depuis son enfance et d’une façon particulière à Venise, mais il en a eu, pour ainsi dire, une expérience personnelle un Vendredi Saint, expérience presque sensible et forte de la bonté et de la miséricorde du Christ Sauveur pour lui personnellement. Il décide alors de changer de vie, de devenir prêtre. Sa vie en restera marquée: aimer le Christ, l’imiter, le faire connaître, «mettre tout en œuvre pour étendre l’empire du Sauveur», tel sera son idéal.

Comme jeune prêtre à Aix, il voit beaucoup de bien à faire. Mais comment y réussir seul? Il cherche donc des collaborateurs. Il comprend qu’une action apostolique efficace doit provenir d’une communauté bien unie et bien fervente. Le Christ Sauveur et la communauté apparaissent du coup, dès le premier article de la Règle, comme deux piliers de la vie oblate voulue par le Fondateur; ses fils y verront toujours deux éléments importants du charisme de la Congrégation.

c. Le texte latin de la Règle de 1825-1826 fait deux modifications d’une certaine importance au premier article. L’expression «prêtres séculiers qui vivent ensemble» devient «prêtres séculiers réunis en communauté et vivant ensemble comme des frères». Le père de Mazenod veut une communauté où règne la charité fraternelle. Il écrira souvent qu’il s’agit là d’un des caractères distinctifs de la Congrégation qu’il a fondée. La seconde modification n’a peut-être pas été volontaire et a pu être faite simplement par les traducteurs. Dans le texte de 1818, la fin générale de la vie religieuse précède la fin spécifique. Les prêtres s’efforcent d’imiter Jésus Christ principalement en s’employant à prêcher aux pauvres la parole de Dieu. L’apostolat est présenté comme un moyen, une façon d’imiter Jésus Christ. En 1825-1826, alors qu’on a accepté de vivre selon les conseils évangéliques, l’accent n’est curieusement plus mis sur la vie religieuse mais sur la fin spécifique: «ils s’appliqueront principalement à l’évangélisation des pauvres, en imitant assidûment les vertus et les exemples de Jésus-Christ notre Sauveur». La vie religieuse devient une façon de vivre plus parfaitement afin de mieux réussir à évangéliser. Notre Congrégation rentre ainsi dans le rang de la majorité des congrégations religieuses, comme on l’a vu, pour qui la fin générale est orientée vers la fin spéciale, c’est-à-dire comme la valorisation de la tendance à la perfection pour un apostolat plus efficace.

d. Mais le texte latin de 1825-1826 nous réserve aussi deux surprises au moins apparentes. Alors que la Congrégation est approuvée par Rome comme institut religieux et que la Règle comprend un chapitre sur les vœux, le Fondateur parle encore, dans l’article premier, de prêtres séculiers et ne mentionne pas les conseils évangéliques. L’addition «liés par les vœux de religion» avait été oubliée et n’a été faite qu’en 1850, lors de la première révision de la Règle. L’expression «prêtres séculiers» est cependant alors demeurée inchangée, et cela pendant un siècle. Lors de la révision de 1926, on supprima le mot «séculier» parce que le Code de droit canonique de 1917 avait enfin reconnu officiellement le caractère de véritable état religieux aux congrégations à vœux simples, les mettant sur le même pied que les ordres à vœux solennels en ce qui concerne l’essence de la vie religieuse. Ainsi les membres des congrégations religieuses n’étaient plus des «prêtres séculiers liés par les vœux de religion», mais de véritables religieux. L’expression «prêtres liés par les vœux» demeurait toutefois peu heureuse puisque la Congrégation comptait un grand nombre de Frères. Il faut attendre l’édition de la Règle de 1928 pour trouver mention des Frères dans le chapitre des fins, à l’article 9.

2. LA FIN SPECIFIQUE PRINCIPALE

Dans la Règle de 1818, la fin propre principale est exposée d’une façon brève et claire: «principalement en s’employant à prêcher aux pauvres la parole divine». Le texte latin de 1825-1826 emploie plutôt l’expression «évangéliser les pauvres». Ceci était suivi, en 1818, dans l’article 2, de l’explication suivante: «C’est pourquoi les membres de cette Congrégation s’emploieront, sous l’autorité des Ordinaires dont ils dépendront toujours, à procurer des secours spirituels aux pauvres gens épars dans les campagnes et aux habitants des petits pays ruraux plus dépourvus de ces secours spirituels. Ils pourvoiront à ces besoins par des missions, par des catéchismes, par des retraites ou autres exercices spirituels».

Le texte latin de 1825-1826 embellissait la dernière phrase de l’article et mettait les retraites avant les catéchismes: «Ils rompront le pain céleste de la parole par des missions, des retraites, des catéchismes ou autres exercices spirituels». Les missions, les catéchismes, etc. sont des moyens, des œuvres pour atteindre la fin. La première partie de la Règle donne ensuite des précisions relatives à ces moyens. Elle est divisée en deux chapitres, les deuxième et troisième. Le deuxième, le plus long, comprend quatre cent dix lignes du texte imprimé (édition Duval) et expose un bref traité des missions populaires, appelées «une des fins principales». Le troisième chapitre, de deux cent soixante lignes, propose d’autres moyens ou «exercices»: prédication, confession, direction de la jeunesse, prisons, moribonds, office divin, exercices publics dans l’église.

Encore ici, beaucoup de réflexions peuvent être faites. Voici les principales:

a. Saint François de Sales a écrit à Mme Brulart, le 20 juillet 1607: «Ne veuillez pas tout faire, mais seulement quelque chose, et sans doute vous ferez beaucoup». Le père de Mazenod a démontré un réalisme et un sens de la mesure assez extraordinaires en fixant à son Institut un seul but principal bien délimité: annoncer la parole de Dieu aux pauvres de la Provence et en proposant un moyen par excellence d’évangélisation: les missions populaires.

Il ne s’agit pas d’étroitesse d’esprit. Eugène voyait bien les maux de l’Église et a su dire en lettres de feu, surtout dans la préface de la Règle, toute la charité et le zèle qui l’animaient: «On doit mettre tout en œuvre pour étendre l’empire du Christ […]», «les prêtres susdits, en se consacrant à toutes les œuvres saintes que peut inspirer la charité sacerdotale […]»; «ce fondement [des vertus] étant posé, tous les sujets de l’Institut se livreront sans réserve à faire tout le bien que l’obéissance leur prescrira» (paragraphe sur la prédication); «ils sont appelés à être les coopérateurs du Sauveur, les corédempteurs du genre humain; et quoique, vue leur petit nombre actuel et les besoins plus pressants des peuples qui les entourent, ils doivent pour le moment borner leur zèle aux pauvres de nos campagnes et le reste, leur ambition doit embrasser dans ses saints désirs l’immense étendue de la terre entière» (Nota bene de 1818).

Le réalisme et le sens de la mesure du Fondateur apparaissent d’autant plus clairement que, après la Révolution, tout était à recommencer dans l’Église de France. Emportés par leur zèle, des ecclésiastiques ont fondé plusieurs congrégations, pour prêtres, frères et soeurs, et se proposaient de répondre à tous les besoins, avec une grande variété de fins, ainsi les abbés de La Mennais en Bretagne, Chaminade et Noailles à Bordeaux, Colin à Lyon, Moreau au Mans, etc. Le père de Mazenod commence uniquement avec des prêtres pour évangéliser les pauvres de la Provence surtout par les missions. Donc une communauté de prêtres pour une seule œuvre afin d’agir plus en profondeur, avec plus d’efficacité, dans une seule région de France.

b. On a souvent écrit, comme le Fondateur l’a fait, par exemple, dans le chapitre deuxième de la Règle, que les missions sont «une des fins principales de l’Institut». Fin est pris ici dans un sens large et imprécis. Les missions ne sont que le moyen privilégié pour atteindre la fin propre de la Congrégation, c’est-à-dire l’évangélisation des pauvres. Le père de Mazenod a rappelé pendant toute sa vie l’importance des missions paroissiales. Lui-même et ses fils avaient cependant bien compris qu’il s’agissait d’un moyen. Lorsque, en 1830, le Gouvernement de la révolution de juillet a interdit de prêcher des missions, aucun Oblat n’a pensé que la Congrégation perdait sa raison d’exister. C’est alors que le Fondateur parle de paroisses et que le Chapitre général de 1831, surtout poussé par le père Hippolyte Guibert, décide d’envoyer quelques membres de la Société dans les missions étrangères dès qu’une occasion favorable se présentera. L’occasion, on le sait, s’est présentée en 1841; ceci n’a pourtant été introduit dans le premier chapitre de la Règle que dans l’édition de 1910.

c. Dans le chapitre troisième de la Règle de 1818, le père de Mazenod propose plusieurs autres moyens d’évangélisation qu’il appelle «exercices». Il en énumère sept, la plupart liés aux missions. Comme s’il n’avait voulu s’avancer d’abord que sur un terrain sûr et bien connu, les sept exercices qu’il annonce sont exactement ceux qu’il a vécus depuis son retour à Aix en 1812. Il a prêché, confessé entre autres au grand séminaire, dirigé la jeunesse avec beaucoup de succès, s’est occupé des prisonniers et souvent des moribonds; il a récité l’office en compagnie du frère Maur et fait des exercices publics dans l’église de la Mission.

d. Dans un but d’efficacité, pour que les sujets ne soient pas détournés de la fin principale, le Fondateur, après saint Alphonse, copie les articles 15 à 17 du deuxième chapitre dans lesquels il interdit les occupations qui détourneraient de la fin principale. Ainsi, les missionnaires ne se «chargeront pas de la direction des séminaires», «ils ne dirigeront pas les religieuses», «ils n’accepteront pas de cure, ne prêcheront pas de carêmes». Dans la pensée du Fondateur, tout ceci valait surtout pour les débuts, «vu leur petit nombre». Très tôt, il a fallu faire des exceptions et non seulement dépasser les frontières de la Provence, mais aussi allonger la liste des moyens d’évangélisation, pour permettre à des pères de travailler au salut des âmes même s’ils n’avaient pas la force et le don de prêcher, ou encore pour répondre à des besoins urgents des évêques qui permettaient de fonder une maison de missionnaires à condition d’accepter une autre œuvre, etc. C’est ainsi, par exemple, que déjà en 1819, le père Tempier a été nommé desservant de la paroisse de Notre-Dame du Laus, qu’en 1823 les pères de Mazenod et Tempier ont accepté d’être vicaires généraux de Marseille, qu’en 1827 la Congrégation s’est chargée de la direction du grand séminaire de Marseille. Au cours de sa vie, le Fondateur a accepté ainsi plusieurs autres œuvres en dérogeant aux Constitutions [3].

3. LES FINS PROPRES SECONDAIRES

Dans le premier chapitre de la Règle de 1818, deux articles (seize lignes), pris presque textuellement de la Règle des Rédemptoristes, traitent de la fin principale. Suivent deux autres paragraphes de trois articles chacun pour illustrer deux autres fins: la suppléance des ordres disparus pendant la Révolution (vingt-cinq lignes) et la réforme du clergé (vingt-deux lignes).

Dans ce premier chapitre on ne voit, apparemment, aucune hiérarchie d’importance dans les trois fins. L’article premier commence bien par ces mots: «La fin de l’Institut […] est premièrement», mais ce «premièrement» n’a comme pendant, dans le premier article de la suppléance, que le mot «aussi»: «La fin de cette réunion est aussi de suppléer […]», et au début du paragraphe sur la réforme du clergé l’expression: «une fin non moins importante de leur Institut, à laquelle ils tâcheront d’arriver avec autant de zèle qu’à la fin principale c’est de réformer le clergé […]». Les mots «fin principale» qui apparaissent dans le troisième paragraphe s’appliquent assez clairement à la prédication de la parole divine surtout dans les missions. Mais le chapitre deuxième, commençant par: «Les missions étant une des fins principales», laisse supposer que la suppléance des ordres religieux était également envisagée par le Fondateur comme une fin principale. Quoi qu’il en soit, ces deux fins, considérées traditionnellement comme secondaires, posent beaucoup de problèmes. Par le fait que les deux articles sur la prédication de la parole divine proviennent de la Règle des Rédemptoristes et que, par contre, les deux autres fins n’ont pas été puisées dans d’autres Règles, on pourrait croire qu’elles ont une importance particulière, qu’il s’agit là de problèmes et de projets apostoliques plus personnels et qui feraient donc davantage partie du charisme du Fondateur. D’autre part, lorsqu’on connaît bien la correspondance du Fondateur, on sait qu’il a beaucoup moins parlé de ces deux fins que de la première et que lui-même, les Oblats avec et après lui, ont fait beaucoup moins dans ce domaine que dans celui des missions.

a. La suppléance des ordres religieux disparus

Relisons d’abord le texte de la Règle de 1818, traduit littéralement dans l’édition de 1827, et faisons quelques brèves réflexions.

«Article 1. La fin de cette réunion est aussi de suppléer autant que possible au défaut de tant de belles institutions qui ont disparu depuis la révolution et qui ont laissé un vide affreux dont la religion s’aperçoit tous les jours davantage.

«Article 2. C’est pourquoi ils tâcheront de faire revivre en leurs personnes la piété et la ferveur des ordres religieux détruits en France par la Révolution; qu’ils s’efforceront de succéder à leurs vertus comme à leur ministère et aux plus saintes pratiques de leur vie régulière, telles que l’exercice des conseils évangéliques, l’amour de la retraite, le mépris des honneurs du monde, l’éloignement de la dissipation, l’horreur des richesses, la pratique de la mortification, la récitation de l’office divin publiquement et en commun, l’assistance des moribonds, et le reste.

«Article 3. C’est pourquoi encore les membres de cette Société s’emploient aussi à instruire la jeunesse de ses devoirs religieux, à la détourner du vice et de la dissipation, et à la rendre propre à remplir comme il faut les obligations que la religion et la société ont droit de lui imposer dans les divers états auxquels elle se destine».

Le père de Mazenod n’a pas assigné aux Oblats le devoir de restaurer les ordres religieux. Il leur demande de «faire revivre en leur personne» la piété, la ferveur, les vertus de ces ordres et de succéder à certaines de leurs œuvres.

On a fait remarquer que cette fin secondaire ne se distingue pas tellement de la fin commune et de la fin principale [4]. En effet, dans la première partie de l’article 2, les verbes sont au futur et accentuent les exigences de la fin commune de tendre à la perfection, en pratiquant le mieux possible la discipline, «la piété et la ferveur des ordres religieux détruits…». L’article 3 parle de l’évangélisation des moribonds et de la jeunesse.

Il semble bien cependant que l’on puisse parler d’une fin spécifique secondaire bien caractéristique. Le Fondateur désire voir revivre la vie religieuse dans toute sa splendeur comme il se propose de réformer le clergé. Les moyens pour y arriver sont les vœux, la vie commune, la récitation de l’office en commun, une stricte régularité empruntée en partie aux ordres supprimés, de même que leur ministère.

On n’a jamais trouvé d’explication satisfaisante de cette préoccupation du Fondateur. S’il a plusieurs fois parlé de cette fin, il n’en a guère donné les motifs. Il est vraisemblable que sa vie en commun, de 1812 à 1815, avec le frère Maur, ex-camaldule, a suscité en lui cet intérêt pour les ordres disparus.

Le père Alfred Yenveux, dans son commentaire de la Règle, propose une autre explication. Le père de Mazenod a toujours eu un certain sens de l’histoire en même temps qu’un grand amour de l’Église. Si l’on parle beaucoup aujourd’hui de retour aux sources, le Fondateur voulait déjà que sa famille religieuse s’inspire de l’Église primitive. Il termine le premier chapitre sur les fins par les paroles suivantes du Nota bene: «Quelle fin plus sublime que celle de leur Institut? Leur instituteur c’est Jésus-Christ, le Fils de Dieu lui-même, leurs premiers pères, les Apôtres. Ils sont appelés à être les coopérateurs du Sauveur […]». Or, d’après l’explication du père Yenveux, le Fondateur comprenait que c’est dans les ordres religieux qu’on retrouvait la tradition vivante de la vie des Apôtres et de la première communauté chrétienne. Ce sont les moines qui ont suivi radicalement le Christ et transmis toutes les richesses de la tradition évangélique. C’est pourquoi il veut que les Oblats marchent dans leur sillage.

Les Apôtres s’étaient réservés la prière et le ministère de la parole (voir Ac 6, 4). Les Oblats, eux aussi, sont appelés à annoncer la parole divine et à prier, surtout par la récitation de l’office en commun (Opus Dei).

Au sujet de la suppléance des ordres, Le Fondateur n’a fait qu’une confidence au cours de sa vie et elle concerne justement l’office en commun. Au chapitre de 1843, on lui a demandé si les scolastiques étaient tenus à la récitation de l’office en commun. Il a répondu qu’il avait surtout été frappé par la cessation de l’office divin depuis la disparition des ordres et que par conséquent il avait voulu imposer à tous les Oblats l’obligation qui pesait sur les membres des ordres religieux.

Les ordres se sont reconstitués peu à peu en France au siècle dernier. Mgr de Mazenod a de moins en moins parlé de suppléance, mais a proposé plutôt l’émulation dans la ferveur avec les vieux ordres, de nouveau vivants, et avec les jeunes congrégations religieuses. Il reste toutefois que cette fin a marqué assez profondément la deuxième partie de la Règle au sujet des obligations particulières des missionnaires de même que la spiritualité du Fondateur et des premières générations oblates dont la vie a souvent été assez écartelée soit en deux temps, soit en deux tendances spirituelles de vie presque monacale à l’intérieur des maisons et très active à l’extérieur. De cette fin, on a surtout conservé l’obligation de l’office divin en commun, mais il faut retenir un enseignement, un rêve du Fondateur: son immense désir de perfection personnelle et de sainteté des membres de la Congrégation, appelés à revivre, dans la ferveur et le zèle, la vie des Apôtres, des premiers chrétiens, des moines, et des religieux des siècles qui ont précédé la Révolution. «Quelle autre idée chimérique se ferait-on de la perfection, si elle ne consiste pas à marcher dans la voie que Jésus-Christ, les Apôtres, les premiers disciples ont parcourue avant nous? Voilà notre fin, déclarait-il au Chapitre de 1837. De plus sévère, d’autres ordres peuvent en avoir, mais de plus parfaite, il n’y en a point».

Ceci explique pourquoi il a émondé si souvent la Congrégation des sujets tièdes, apportant, par exemple, comme motif celui-ci: «Nous ne faisons que de naître, nous devrions être dans toute la ferveur de la jeunesse de notre Institut, et nous tomberions déjà dans la décrépitude de ces vieux ordres qu’il faut réformer […]!» [5]. Tous les Oblats travaillent a devenir saints [6].

Le père Léo Deschâtelets, dans sa lettre circulaire du 15 août 1951 sur Notre vocation et notre vie d’union intime avec Marie, a bien souligné le sens de cette fin secondaire de la Congrégation: «Nous sommes aussi des Religieux: coadunati sacerdotes, religionis votis obligati (art. 1). Faut-il insister trop sur ce point? Il nous faudrait pour cela citer presque toute la Règle, non pour prouver une chose évidente, mais pour souligner les traits distinctifs de notre figure religieuse. Observons bien tout de même la ligne la plus forte de ces traits, celle que le Fondateur a appuyée plus vigoureusement, ab initio. C’est qu’à son avis il faut, pour réaliser la fin de l’Institut, que nous soyons de taille dans l’Église de Dieu.

«Nous retrouvons aussi sous la plume du Père de Mazenod comme dans les mots de la Règle cette idée de réforme ou de résurrection de la vie religieuse, comme tout à l’heure on nous parlait du sacerdoce.

Reprenons en mains le premier manuscrit de la Règle.

Il dit sans équivoque, au chapitre premier: de la fin de l’Institut, paragraphe IIe: Suppléer à l’absence des corps religieux […]

De même qu’il pourchasse la médiocrité de nos vies sacerdotales, de même l’exclut-il de notre vie religieuse, que ce soit de la pratique de nos saints vœux comme de tous les exercices d’une vie religieuse en tendance vers la perfection toujours. Les plus saints Fondateurs d’ordres ont-ils écrit plus énergiquement que le nôtre, lorsque, nous osons le dire, il nous harangue ainsi, comme un général avant le combat: “[…] ils doivent travailler sérieusement à devenir des saints, marcher courageusement dans les mêmes voies que tant d’ouvriers évangéliques… renoncer entièrement à eux-mêmes, se renouveler sans cesse dans l’esprit de leur vocation, vivre dans un état habituel d’abnégation et dans une volonté constante d’arriver à la perfection, en travaillant sans relâche à devenir humbles, doux, obéissants, amateurs de la pauvreté, pénitents, mortifiés, détachés du monde et des parents […]”.

Peut-on ramasser en quelques phrases plus incisives et plus exigeantes tout un programme de vie basée sur le saint Évangile? Après cela peut-on douter que notre vie religieuse oblate, malgré tant de rapports avec celle des autres Instituts religieux, se caractérise déjà, en regard de ces derniers, par cette exhortation si brûlante et si enfiévrée du Père de Mazenod à nous engager à fond dans la poursuite de la perfection religieuse? Cela ne nous presse-t-il pas d’être meilleurs religieux que tous les autres, puisque, selon la pensée audacieuse du Fondateur, nous sommes une sorte de quintessence de la perfection de tous les ordres et instituts qu’il veut remplacer?» [7].

b. La psalmodie de l’office en commun

Dans les Règles de 1818 et de 1827, l’obligation de la récitation de l’office en commun est insérée non pas parmi les exercices de piété de la seconde partie, mais parmi les fins et les œuvres de la première partie. Les pères Joseph Reslé et Nicolas Schaff disent qu’il s’agit vraiment d’une fin ou d’un moyen important pour atteindre la fin secondaire de la suppléance des ordres disparus. Le père Gérard Fortin, au contraire, soutient que la récitation commune de l’office n’est ni une fin, ni même un moyen pour atteindre une fin spécifique [8]. Selon lui, la récitation commune de l’office est un exercice de piété, moyen d’atteindre la fin générale de la sanctification personnelle. De par sa nature, elle appartient à la deuxième partie de la Règle. Il donne comme exemple les Constitutions des Dominicains. Cela vaut en effet pour la plupart des ordres mendiants et des clercs réguliers. Mais les chanoines réguliers et les moines ont, en général, pour principale fin propre le culte liturgique, c’est-à-dire la messe conventuelle et l’office choral.

Quelle que soit d’ailleurs la place occupée dans les constitutions des ordres par la récitation de l’office choral, l’intention du Fondateur ne laisse guère de doutes. Il considère la récitation commune de l’office comme une œuvre de choix par laquelle s’exerce éminemment la fin secondaire de la suppléance des ordres disparus. C’est pourquoi tous les Oblats, y compris les novices, y étaient tenus d’une façon ou de l’autre. C’est là un des caractères propres de l’Institut qui le distingue des Rédemptoristes et des autres congrégations religieuses, en tant que fin et non comme exercice de piété seulement.

Le père de Mazenod s’est cependant mépris sur le caractère canonico-liturgique de notre psalmodie. Ayant obtenu l’approbation pontificale à Rome, le 17 février 1826, et la communication des privilèges avec les Rédemptoristes, le 23 avril 1826, il a cru que sa congrégation jouissait du privilège de l’exemption et que notre psalmodie de l’office était l’équivalent de la psalmodie chorale dans les ordres, obligeant en vertu de la loi ecclésiastique et non seulement des Constitutions. Ce point a été éclairé après sa mort, mais n’aurait rien changé à ses exigences.

Certes il ne s’agissait que d’une fin secondaire par rapport à l’œuvre principale qui était apostolique. C’est pourquoi il en parle quelquefois comme d’un moyen de rendement apostolique: «L’Institut regarde cet exercice comme la source de toutes les bénédictions qui doivent se répandre sur l’ensemble du saint ministère de toute la Société» [9]. Cette prière, venant d’hommes apostoliques, devait se faire au nom et avec les intentions des pauvres pécheurs, portant à Dieu leurs besoins, mais, aux yeux du Fondateur, il s’agissait de beaucoup plus, c’est-à-dire d’adorer et de louer Dieu.

Dans le Directoire des novices, qui consacre vingt pages à l’office divin, on lit: «l’office divin récité en chœur étant donc une de nos obligations à la fois la plus grave, la plus sainte et la plus fructueuse, il importe souverainement que nos frères novices et scolastiques se mettent à même de la bien remplir» [10].

«Avant de commencer l’office nous devons nous exciter à une foi vive sur la présence et la souveraine Majesté de Dieu, dont nous allons avoir l’honneur de chanter les louanges… La divine psalmodie n’est qu’un écho sur la terre et un prolongement de la louange parfaite que Jésus-Christ rend à Dieu son Père dans le ciel […]. Pendant la divine psalmodie, Dieu est présent, c’est à Dieu même que nous parlons. Nous ne sommes que des instruments qui doivent être animés par son divin Esprit pour louer dignement son saint nom. Nous sommes comme transportés dans le ciel au milieu du chœur des anges. Nous nous unissons aux louanges et aux bénédictions qu’ils adressent sans cesse au souverain Maître de toutes choses; nous entonnons sur la terre le cantique sans fin que nous aurons le bonheur de chanter un jour au ciel avec les saints pendant toute l’éternité. Nous entrons en communion avec les prières que l’Église militante fait monter constamment vers Dieu, communion qui nous fait unir notre voix à celles des âmes les plus pures, les plus saintes qui soient sur la terre. Quels sentiments de vénération et de respect ne devons-nous pas avoir! Quel anéantissement profond devant la majesté suprême de Dieu!» [11].

Du fond de son expérience spirituelle personnelle christocentrique partent les deux exigences du cœur d’Eugène de Mazenod, l’opus Dei oulaus divina et l’annonce de la Parole qui se rattachent à la double passion du Christ: la gloire du Père et le salut des frères, ainsi qu’aux deux activités des Apôtres: «Quant à nous, nous continuerons à assurer le service de la prière et de la Parole» (Ac 6, 4).

Le père Nicolas Schaff écrit à ce propos: «En face de l’élément apostolique de notre vie, l’autre, l’élément contemplatif de la méditation et de la psalmodie, ne doit pas paraître comme un luxe inutile, encore moins comme un obstacle, mais comme la source et la pierre de touche du zèle pur. Je verrais volontiers, dans la psalmodie en commun, le grand témoignage de la pureté de notre zèle; je dis de la pureté, non de l’intensité; celle-ci pourrait se passer de la psalmodie. À côté des manifestations extérieures de l’apostolat, nous devons maintenir aussi ce témoignage intérieur, domestique, communautaire, spontané; vrai témoignage donné à Dieu par les uns et les autres, par les uns devant les autres. Si l’apostolat est directement la preuve et le fruit de notre charité pour le prochain, la psalmodie est la preuve et le fruit de «notre sens de Dieu», de l’amour de Dieu. Comme chez le Christ, chez les enfants de Monseigneur de Mazenod, la passion pour le salut des âmes découle de la passion pour la gloire de Dieu par la louange du Père: «in unione illius divinæ intentionis qua Ipse in terris laudes Deo persolvisti» [12].

Le sujet immédiat et direct de cette obligation est la communauté comptant un nombre suffisant d’Oblats présents, non légitimement et momentanément empêchés par divers motifs, en particulier celui de la fin principale. Il n’en est pas de même des obligations que le Fondateur appelait «particulières aux missionnaires», exposées dans la deuxième partie de la Règle, comme l’observance des vœux, etc. Celles-ci touchent chacun personnellement et l’obligent toujours et partout, compte tenu de l’importance de la preion.

Même si, de ce fait, la psalmodie en commun de l’office divin n’a été réalisée que par peu de communautés et par un nombre restreint d’Oblats, on peut dire que cette fin a été respectée et que la Congrégation y a été fidèle.

c. La réforme du clergé

Cette autre fin spécifique secondaire pose encore plus de problèmes que celle de la suppléance des ordres disparus.

Peu de prêtres ont porté un jugement aussi dur sur l’état du clergé que celui exprimé par le père de Mazenod dans les trois articles de la Règle de 1818 sur la réforme du clergé et dans le Nota bene qui suit, devenu par la suite la préface de la Règle. Quelle triste expérience avait-il eue pour être aussi radical? Il a pu rencontrer, en Sicile et à Aix, des prêtres peu zélés, mais rien dans ses écrits ne nous permet de dire qu’il ait rencontré des prêtres pervers et scandaleux. Il savait cependant que pendant la Révolution beaucoup de prêtres s’étaient mariés et avaient prononcé le serment à la Constitution civile du clergé. À Paris, les Sulpiciens insistaient certes beaucoup sur la nécessité de former de saints prêtres et devaient sans doute rappeler les faiblesses d’une partie du clergé des siècles précédents, de même que certains jugements sévères de saint Vincent de Paul sur le clergé de son temps [13]. Eugène devait alors réagir avec énergie puisque M. Émery lui avait dit un jour qu’il avait un tempérament de réformateur et que M. Duclaux lui écrivait, le 22 novembre 1812, de ne pas se comporter, à Aix, en réformateur [14].

Dans cette partie de la Règle, le Fondateur s’est inspiré sans aucun doute de l’ouvrage de Félicité de La Mennais:Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le XVIIIe siècle et sur sa situation actuelle. Ce livre avait été composé en 1808 et soumis à l’examen de M. Émery qui accordait alors toute sa confiance à Eugène, séminariste. La Mennais portait sur le clergé des jugements plus nuancés mais se servait d’expressions que le Fondateur reprend presque à la lettre: «dépôt sacré de la foi», «la foi expirante dans le cœur des peuples, le zèle refroidi et presque éteint dans celui des pasteurs», «depuis la destruction du paganisme l’histoire n’offre pas un second exemple d’une dégénération aussi générale et aussi complète», etc.

La Mennais proposait déjà le remède adopté par le Fondateur: «Si quelque chose pouvait la réveiller dans les cœurs, cette foi, […] ce serait sans doute les missions […]. Il faut avoir été témoins des fruits de sanctification que peuvent produire quelques hommes véritablement apostoliques pour sentir combien ce moyen est puissant» [15]. L’influence de Félicité sur Eugène ne peut surprendre, ce prêtre ayant été considéré pendant plusieurs années comme un véritable prophète qui a eu un grand ascendant sur le jeune clergé des premières décennies du XIXe siècle. Mais relisons le premier article du paragraphe trois sur la réforme du clergé:

«Une fin non moins importante de leur Institut, à laquelle ils tâcheront d’arriver avec autant de zèle qu’à la fin principale, c’est de réformer le clergé et de réparer, autant qu’il est en eux, le mal qu’ont fait et que font encore les mauvais prêtres, qui ravagent l’Église par leurs insouciances, leur avarice, leurs impuretés, leurs sacrilèges, leurs crimes et forfaits de tout genre».

Quoique les jugements portés sur la gravité du mal soient excessifs et bien selon le tempérament et le style d’Eugène, les remèdes proposés paraissent très sobres. Encore ici le père de Mazenod fait preuve d’équilibre et de réalisme; il connaît ses limites et celles de ses collaborateurs. Les articles 2 et 3 le démontrent:

«Article 2. Dans les commencements, les missionnaires, à cause de leur jeunesse, ne pourront entreprendre qu’indirectement la guérison de cette plaie profonde par leurs douces insinuations, leurs prières et leurs bons exemples, mais dans quelques années, s’il plaît à Dieu, ils attaqueront de front tous ces vices affreux; ils porteront la sonde, le fer et le feu dans ce chancre honteux qui dévore tout dans l’Église de Jésus-Christ.

«Article 3. Ils feront alors des retraites aux prêtres, et la maison de la Mission sera toujours un asile ouvert et comme une piscine salutaire où ces malades infects et purulents viendront se laver et commencer une nouvelle vie de pénitence et de réparation».

La Règle de 1825-1826 atténue beaucoup ces jugements et modifie les trois articles. Le cardinal Pallotta, en particulier, les avait trouvés exagérés au moins dans la terminologie employée [16]. Les articles 2 et 3 perdent le début «dans les commencements […]» et la fin «dans quelques années […]» pour ne conserver que les moyens les plus humbles «surtout la prière, les conseils et l’exemple», de même que l’accueil des prêtres dans nos maisons pour des retraites, etc. Ces articles demeuraient encore inchangés dans la Règle de 1928.

Les réalisations dans ce domaine ne répondirent certes pas aux projets du Fondateur. Nommé vicaire général de Marseille en 1823, il y trouva un clergé peu discipliné, après plus de vingt-cinq ans sans évêque résidant. Il essaya, d’une façon sans doute trop énergique et rapide, de réformer la partie la moins édifiante du clergé et se rendit compte des difficultés d’une semblable opération. Il fut mal vu, critiqué, calomnié et eut beaucoup à souffrir d’être mal aimé par le clergé. On comprend qu’à Rome, en 1825-1826, il ait volontiers consenti à adoucir ses termes et mieux mesurer l’ampleur de ses projets.

Pratiquement, il se rendit compte qu’il était plus facile de bien former le futur clergé que de réformer l’ancien; c’est pourquoi il accepta la direction du séminaire de Marseille en 1827, de ceux d’Ajaccio en 1834, de Fréjus en 1851, de Romans en 1853 et de Quimper en 1856.

Le Chapitre de 1850 reconnut la direction des séminaires comme fin secondaire importante de la Congrégation et prépara un texte qui forma l’article 3 de la première partie de la Règle de 1853. Cependant, les Oblats suivirent difficilement le Fondateur sur ce point. Peu de pères aimaient enseigner. Les séminaires de Quimper et de Romans furent abandonnés en 1857. Quand à l’accueil des prêtres dans nos maisons, on le fit surtout à Notre-Dame du Laus et à Notre-Dame de Lumières jusqu’à 1840-1841. Mais le Fondateur dut intervenir, s’apercevant que les jeunes pères qui formaient ces communautés se laissaient plutôt entraîner par les habitudes irrégulières des prêtres peu édifiants qui venaient en retraite. On perdit d’ailleurs alors le sanctuaire de Notre-Dame du Laus, pendant que Notre-Dame de Lumières devenait juniorat et Notre-Dame de l’Osier, noviciat. D’autre part, d’instinct, Mgr de Mazenod parla de moins en moins de réforme du clergé. En effet, le clergé français fut peu à peu mieux formé au siècle dernier et de plus en plus généreux et zélé, avec des modèles de curés dont plusieurs sont aujourd’hui des bienheureux et des saints.

Les questions relatives à cette fin secondaire de la réforme du clergé n’ont jamais été étudiées à fond dans la Congrégation et demeurent un champ ouvert à la recherche sur l’origine de cette préoccupation apostolique du Fondateur, le sens qu’il faut lui donner et l’application pratique d’exécution. Il reste toutefois que Mgr de Mazenod a eu un rare intérêt pour la sainteté des prêtres et a voulu transmettre cette hantise à ses fils.

Dans sa biographie du Fondateur, le père Achille Rey fait un long commentaire de la Règle; il écrit au sujet de l’apostolat des Oblats auprès du clergé: «Mais les missions, fin première, et à proprement parler, fin unique de la Congrégation des Oblats, en appellent nécessairement une autre, celle de la sanctification du clergé.

«En effet, pour préparer les peuples aux missions et même rendre celles-ci possibles, pour seconder les travaux des missionnaires, en assurer le succès, en recueillir, conserver et perpétuer les fruits, il faut de bons prêtres, de saints curés à la tête des paroisses. Le ministère des ouvriers évangéliques n’est pas permanent: ils sont constitués, dans l’Église, comme des auxiliaires, des aides du clergé séculier, hiérarchiquement établi: ils ne viennent que sur l’appel des pasteurs ordinaires et disparaissent après avoir rempli leur mandat, toujours limité, en laissant à celui qui les a appelés le soin de retirer tout le fruit possible de leurs fatigues et de leurs soins. Qu’en adviendra-t-il si le prêtre n’est pas, par sa sainteté, à la hauteur de sa sublime mission de Pasteur du troupeau? Aussi, la sanctification du clergé est-elle après les missions et avec les missions, dirons-nous, la fin principale des missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Le pieux Fondateur le leur dit formellement: «La fin assurément la plus excellente de notre Congrégation, après les saintes missions, c’est la direction des grands séminaires, car c’est en vain que les missionnaires répandraient leurs sueurs pour arracher les pécheurs à la mort spirituelle, s’il n’y avait, dans les paroisses, des prêtres remplis de l’esprit de Dieu, fidèles à suivre les exemples du divin Pasteur, et paissant avec un soin vigilant et constant, les brebis ramenées au bercail. C’est pourquoi, autant qu’il est en nous, nous nous dévouerons généreusement, cœur et âme, à un si noble et si important ministère».

«Les missionnaires, dit-il encore, s’efforceront d’aider les prêtres à se maintenir dans la pureté et la ferveur de leur saint état par les secours de tous genres, mais surtout par les retraites spirituelles, soit dans l’intérieur de leurs communautés, soit au dehors.

L’Oblat de Marie n’est pas seulement l’apôtre du peuple, il est aussi l’apôtre du clergé; il est même avant tout l’homme du prêtre, il lui est entièrement dévoué, c’est l’Oblat du sacerdoce, offert, consacré à sa sanctification» [17].

Sur ce point, comme sur celui de la vie religieuse, le père Léo Deschâtelets a écrit une page très éclairante: «Prêtres nous sommes d’abord: “Finis hujus parvæ Congregationis… est ut coadunati sacerdotes..”. (art. 1). Prêtres parmi tant d’autres. Prêtres avec une inspiration spéciale, cependant, ce qui ajoute un particulier relief au sacerdoce oblat. Nous sommes faits pour redonner au sacerdoce toute sa gloire et son prestige et pour entraîner par l’exemple de notre vie tous ceux qui sont marqués comme nous du caractère sacré de l’ordination. Le Fondateur, en jetant les bases de son Institut, songeait à la réforme et à la sanctification du clergé, tout comme il envisageait la conversion des masses, et c’est pour cela qu’il exigeait dès lors de la part de ses premiers disciples une vie sacerdotale si haute et si parfaite. Peut-être que ce motif de notre fondation s’est estompé avec le temps, mais il est des plus utiles de le rappeler afin de ne pas perdre contact avec une des idées qui jadis ont enflammé de zèle le cœur de notre Fondateur et peuvent servir de stimulant à notre vie de prêtres en tant que prêtres» [18].

«N’est-il […] pas établi avec une clarté évidente que le Fondateur voulait des prêtres qui fussent parfaits afin de pouvoir travailler à la rénovation du sacerdoce? Pouvons-nous douter que, dès le début de l’Institut, ce fut vraiment une note caractéristique du sacerdoce oblat que de se distinguer par sa ferveur, son zèle pour la conversion de toutes les âmes mais surtout des âmes sacerdotales? À notre avis, c’est un point indiscutable de nos origines.

Cet esprit a-t-il changé chez nous? Si peut-être on y insiste moins parce que bien des circonstances ont modifié l’état du sacerdoce, il n’en reste pas moins que l’Oblat, pour rester fidèle à la grâce de ses origines, ne perdra pas de vue qu’il doit sans cesse travailler à la rénovation du sacerdoce. La Règle veut que nous soyons tous d’une trempe plus fine, plus forte, plus résistante, de manière à être dans l’Église, pour tous nos confrères du sacerdoce, un appui et un exemple. L’Oblat ne peut être comme les autres prêtres; il doit en être le modèle. Les grâces de sa vocation le projettent vers les sommets et font de lui, pour le sacerdoce, un entraîneur et un formateur» [19].

d. Marie Immaculée

La Règle de 1818 ne mentionne pas le nom de Marie dans le chapitre des fins de la Congrégation. Celle de 1827 ne fait que donner le nouveau titre de la Congrégation: «La fin de cette petite Congrégation des Missionnaires Oblats de la très sainte et immaculée Vierge Marie […]».

Le père de Mazenod eut l’idée de donner ce nom à sa famille religieuse pendant la neuvaine à l’Immaculée Conception à Rome, en 1825, alors que la Règle était déjà rédigée et qu’on allait en commencer l’étude à la Congrégation des Évêques et Réguliers. Il ne changea donc rien au texte présenté. D’autres articles de la deuxième et troisième partie parlaient cependant d’elle, en disant entre autre, depuis le manuscrit de 1824-1825: «Ils la regarderont toujours comme leur mère».

Ce n’est qu’au Chapitre général de 1926 qu’on ajouta l’article 10 du premier chapitre: «Notre Congrégation est placée sous le vocable et le patronage de la très sainte et immaculée Vierge Marie. En conséquence, nous devons tous cultiver dans notre propre cœur et promouvoir parmi les fidèles une dévotion toute particulière envers cette céleste Patronne et Mère».

Les lettres apostoliques de Léon XII du 21 mars 1826, qui approuvaient la Congrégation, avaient déjà assigné une autre tâche: «Nous espérons enfin, y était-il dit, que les membres de cette sainte famille qui, sous la sauvegarde de certaines lois, si propres d’ailleurs à former les cœurs à la piété, se sont dévoués au ministère de la prédication et reconnaissent pour patronne la Mère de Dieu, la Vierge Immaculée, s’appliqueront selon la mesure de leurs forces, à ramener dans le sein de la miséricorde de Marie les hommes que Jésus-Christ, du haut de la croix, voulut lui donner pour enfants».

Aux trois fins spécifiques expressément énumérées par le Fondateur au début des Règles de 1818 et de 1827, on pouvait donc légitimement ajouter celles-ci: «promouvoir parmi les fidèles une dévotion toute particulière» envers Marie et s’appliquer à «ramener dans le sein de la miséricorde de Marie les hommes que Jésus-Christ, du haut de la croix, voulut lui donner pour enfants» [20].

Cependant, selon le père Maurice Gilbert, il s’agit là plutôt d’une mission qui englobe toutes fins et donne un caractère marial à toutes les activités apostoliques de la Congrégation [21].

II. LA FIN DE LA CONGRÉGATION DANS LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1982

Jusqu’au concile Vatican II, il y avait eu quatre révisions de la Règle de 1827 et quatre éditions: 1853, 1894, 1910 et 1928. On s’en était toujours tenu autant que possible à la lettre même des éditions composées au temps du Fondateur, tout en faisant quelques ajouts.

Le concile Vatican II insuffla partout dans l’Église un esprit de renouveau. Le décret Perfectæ caritatis sur la vie religieuse demandait un retour aux sources, surtout à l’esprit, au charisme des fondateurs. Les capitulants de 1966 crurent que le moment était venu d’abandonner définitivement la lettre et d’apporter de profondes modifications aux éditions précédentes. Le Chapitre de 1966 s’inspira peut-être plus du Concile que du charisme de Mgr de Mazenod, même s’il y resta fidèle [22]; mais beaucoup d’Oblats trouvèrent trop radical cet abandon du texte de la Règle de 1928 et des nombreux articles qui étaient demeurés inchangés depuis le début de la Congrégation.

La dernière révision, adoptée par le Chapitre de 1980, a tenu compte de ces critiques et a approuvé un texte qui s’inspire certes du Concile, mais tout autant du charisme du Fondateur, connu aujourd’hui mieux que jamais après les nombreux travaux historiques qui ont été faits depuis la guerre de 1939-1945 pour la cause du bienheureux Eugène et depuis le Concile pour y chercher justement son esprit et son charisme.

Les Oblats qui connaissaient bien les premières éditions de la Règle, et ont pratiqué celle de 1928, restent toutefois surpris en lisant les articles actuels relatifs à la fin de l’Institut. En effet, le premier chapitre, intitulé non plus de la fin, mais de la mission de la Congrégation, comprend, comme en 1928, dix articles, mais seuls le premier et le dernier reprennent en le modifiant le texte antérieur. Le premier expose la fin générale de la vie religieuse, qui consiste à suivre radicalement le Christ par les vœux de religion, et la fin spécifique principale, l’évangélisation des pauvres. L’article 10 rappelle que Marie est patronne de la Congrégation et que les Oblats cherchent à promouvoir une dévotion authentique envers la Vierge Immaculée.

Cette surprise passée, on ne peut nier cependant, après étude et méditation, qu’on retrouve dans ce premier chapitre le souffle apostolique et plusieurs particularités du charisme du Fondateur.

C’est d’abord Jésus Christ qui ouvre les Constitutions, c’est lui qui appelle, réunit, invite les Oblats à le suivre et à prendre part à sa mission par la parole et par l’action. Jésus Christ est vraiment au centre de ce chapitre, en particulier des articles 1 à 4.

Les Oblats suivent radicalement le Christ (art. 2) et vivent en communauté, dans la charité et l’obéissance, prenant pour modèle de leur vie la communauté des Apôtres avec Jésus Christ (art. 3); il s’agit ici encore d’idées et de réalités chères au Fondateur.

Par amour de l’Église, les Oblats accomplissent leur mission en communion avec le Pape et les Évêques (art. 6). Mgr de Mazenod a vécu cela et a rappelé cette exigence tout au long de sa vie.

Les Oblats se consacrent principalement à l’évangélisation des plus délaissés (art. 5), surtout par la proclamation de la Parole (art. 7), avec audace, humilité et confiance (art. 8), en prophètes du monde nouveau (art. 9), avec Marie Immaculée (art. 10). Ces aspects se retrouvent pour la plupart dans les premières éditions de la règle.

Après avoir développé magistralement la mission de la Congrégation ou sa fin spécifique principale, on a simplement rappelé quelques idées-forces du Fondateur qui suffisent à éclairer les supérieurs et à les guider dans le choix des œuvres les plus importantes: les Oblats donnent la préférence aux pauvres, ils accomplissent leur mission en communion avec le Pape et les Évêques, ils sont disposés à répondre aux besoins les plus urgents de l’Église par diverses formes de témoignage et de ministère, mais surtout par la proclamation de la Parole, etc.

L’attention portée au Christ, à l’Église et aux besoins des peuples, voilà des attitudes bien mazenodiennes.

Cependant, on ne parle plus de la suppléance des ordres, de l’office divin en commun ou de la réforme du clergé. Il s’agissait pourtant là de fins secondaires et donc de quelque chose de plus important qu’une simple énumération de ministères ou d’œuvres particulières qu’on a voulu omettre en 1980.

Certes, dans la pensée du fondateur, par la suppléance des ordres religieux disparus il entendait souligner, d’une façon peut-on dire provocante, l’idéal très élevé de sainteté et de vie religieuse qu’il proposait à ses fils, intrépides missionnaires mais d’abord religieux dans toute la rigueur du terme. Le chapitre deuxième de la première partie des Constitutions et Règles de 1982 expose les mêmes exigences radicales qui font des Oblats des «inconditionnels de Jésus Christ, comme Marie». On n’a cependant peut-être pas suffisamment parlé de l’office divin. Il est écrit à la Constitution 33 que «normalement, chaque communauté célèbre en commun une partie de l’Office divin». Cette expression ne semble pas une preion, elle ne dit surtout pas qu’il s’agit d’une fin propre. De même n’a-t-on peut-être pas suffisamment rappelé les exigences du Fondateur en ce qui concerne l’apostolat auprès des prêtres. La formation du clergé dans les grands séminaires est à peine mentionnée dans la Règle 5, sans dire qu’il s’agit d’une fin ou d’une œuvre importante traditionnelle. La Règle 26 rappelle cependant que «nous accueillons volontiers les prêtres […] qui désirent partager avec nous le pain de l’amitié, notre vie de prière et nos réflexions dans la foi».

Si les nouvelles Constitutions et Règles apportent d’intéressants développements dans le bref chapitre de la mission de la Congrégation et maintiennent bien vivante la ferveur du zèle qui animait le Fondateur, elles ont perdu quelque chose, semble-t-il, du bouillonnement de projets qu’il proposait en 1818 et en 1825-1826. En particulier ne fallait-il pas trouver un moyen de rappeler de quelque façon cette hantise qu’avait Mgr de Mazenod de faire de ses fils d’extraordinaires hommes apostoliques appelés, par une vie religieuse exigeante et un zèle audacieux, à l’évangélisation des pauvres, mais également au renouveau de la vie religieuse et à la sanctification du clergé.

Certes, l’apostolat auprès du clergé par la formation des séminaristes, la prédication de retraites sacerdotales, l’accueil d’ecclésiastiques dans nos maisons, n’a guère eu l’estime des Oblats au temps du Fondateur et dans la suite. On a maintenu quelques grands séminaires, des pères ont prêché des retraites sacerdotales, mais ce n’est guère par ce biais que la Congrégation a été connue dans l’Église. Toutefois, cette mission que le père de Mazenod avait voulu confier à ses fils, est-il permis de l’oublier et ne demeure-t-elle pas comme un défi lancé aux générations futures d’Oblats?

LES FINS DE LA CONGRÉGATION ET LA SPIRITUALITÉ OBLATE

En 1950, la direction de la revue Études Oblates a fait une enquête parmi les Oblats sur la
spiritualité de la Congrégation [23]. La plupart des correspondants proposent une synthèse des éléments essentiels de cette spiritualité et partent presque toujours du premier chapitre de la Règle sur les fins de la Congrégation. Il suffit ici de renvoyer le lecteur à ce compte rendu, en particulier à la réponse n° VIII qui conclut par ces mots: «Notre spiritualité est une mystique salvatorienne, amour de miséricorde au service du Sauveur et de l’Immaculée dans l’Église, en soumission collaboratrice au Pape et aux évêques pour l’exercice de l’apostolat auprès des âmes, surtout les plus abandonnées. Cependant si, au point de vue théologique, cette mystique a pour centre le mystère salvatorien, au point de vue psychologique et historique, elle se centre sur le mystère de l’Immaculée Conception, dont nous portons le nom “comme un nom qui nous est commun avec la Très Sainte et Immaculée Vierge Marie” et que par mandat du Pape, nous avons l’honneur et le devoir de faire connaître et aimer: nous sommes les missionnaires, les apôtres de l’Immaculée» [24].

Une autre étude sur la spiritualité oblate a été faite, en 1976, au cours du congrès sur Le charisme du Fondateur aujourd’hui. Les congressistes ont cherché les valeurs spirituelles fondamentales qui caractérisent la Congrégation. Ils l’ont fait en partant du vécu actuel des Oblats et de l’étude historique du Fondateur et de la Congrégation. Encore là, le premier chapitre de la Règle a fourni les neuf éléments que les congressistes ont reconnu essentiels au charisme et, par suite, à la spiritualité oblate: le Christ, l’évangélisation, les pauvres, l’Église, la communauté, la vie religieuse, Marie, prêtres, urgence et audace.

Dans le «appels» de la «déclaration finale du congrès» se dresse une spiritualité
oblate très concrète [25]. Si on essaie de dégager le noyau dur en même temps que la dynamique de la spiritualité oblate, il semble qu’on trouve cette synthèse dans la préface de la Règle ou encore au début du paragraphe intitulé Des autres principales observances (Règle de 1818, deuxième partie, chapitre premier, § 4): «Il a déjà été dit que les missionnaires doivent, autant que le comporte la faiblesse de la nature humaine, imiter en tout les exemples de notre Seigneur Jésus-Christ, principal instituteur de la Société, et de ses Apôtres, nos premiers pères. À l’imitation de ces grands modèles, une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun. L’autre sera entièrement consacrée aux œuvres extérieures du zèle le plus actif, telles que les missions, la prédication […]».

Le Christ est au centre de la vie des Oblats. C’est pourquoi ils
«tâcheront de devenir d’autres Jésus-Christ», lequel a eu un double amour: la gloire du Père et le salut des âmes. Tout est là. Ils reproduisent son amour du Père dans la liturgie de la messe et de l’office divin récité en commun, par les vœux de religion et par leur vie de prière, d’étude et d’ascèse qui leur permet de connaître plus intimement Jésus et de s’unir de plus en plus à Lui comme les Apôtres au cours des trois années passées avec leur Maître, Marie toujours discrètement présente. Puis, comme le Christ, les Oblats donnent leur vie «jusqu’à extinction» pour évangéliser les pauvres.

L’amour
de Dieu et du Christ comme un reflux retourne vers la terre et devient en premier lieu amour fraternel, puis amour du prochain. «Les sentiments fraternels qui unissent nos communautés, écrit le père Robert Becker, ont leur source dans cet amour de Dieu. Là où cet amour est tout à fait grand, là aussi l’amour fraternel sera sans bornes, et les maisons et toute la Congrégation ne constitueront en vérité qu’une seule grande famille. Voilà une source de joie et de bonheur pour l’Oblat, une source de force aussi dans l’accomplissement de ses graves devoirs.

Le même amour de Dieu retourne et verse ses flots sur
le monde sous forme de zèle pour le salut des âmes, zèle ardent qui ne connaît de bornes ni en extension ni en intensité, zèle apostolique qui embrasse le monde entier. C’est là l’amour du prochain qui court partout où la détresse des âmes l’appelle au secours. C’est pour cette raison que les pauvres ont la préférence dans le ministère des Oblats» [26].

On sait qu’un certain
malaise a toujours existé dans la Congrégation au sujet de l’équilibre à trouver entre ces deux obligations que la Règle semblait sinon opposer, du moins juxtaposer ou situer en divers temps: l’un à l’intérieur de nos communautés et l’autre au dehors. Une certaine union des deux obligations paraissait être proposée dans la préface de la Règle par l’expression «hommes apostoliques», mais cela ne se fit que peu à peu dans la vie quotidienne de chacun, toujours très chargée d’activité apostolique. Le malaise a pu augmenter au temps du père Joseph Fabre. Le père Achille Rey, son fidèle secrétaire, exprime bien sa pensée, à la fin du siècle dernier, dans une page de la biographie de Mgr de Mazenod:

«Comment cette vie de sainteté éminente, de recueillement
intérieur et de pratiques monacales, cette vie de religieux, en un mot, se conciliera-t-elle avec la vie du missionnaire consacré à toutes les œuvres de l’apostolat? […]

C’est ici qu’apparaît la sagesse vraiment inspirée du législateur des Oblats. Il faut que le missionnaire oblat de Marie
Immaculée vive de deux vies: il le faut apôtre, c’est la fin extérieure de sa vocation; il le faut religieux, c’est la fin intérieure de sa vocation: tout à la fois, homme d’intérieur et de communauté, homme d’extérieur et d’action. Eh bien! il sera l’un et l’autre, mais successivement, tour à tour. Son temps sera partagé en deux parts: il sera Marie dans l’une, Marthe dans l’autre; l’Oblat réunira en lui ces deux vies évangéliques, ces deux vocations des saints: la vie et la vocation contemplative, la vie et la vocation active: l’une se complétera par l’autre. La vie contemplative lui permettra de purifier, d’élever et de centupler l’autre: il renouvellera ses forces naturelles et surnaturelles, il reprendra la jeunesse de l’aigle, il secouera la poussière qui s’attache aux pieds du voyageur. La vie active lui permettra de réaliser les plus beaux rêves et les désirs les plus saints de la contemplation: il se dévouera corps et âme pour son Dieu, il ajoutera au feu intérieur, allumé par la prière et la méditation le mérite de ses combats, la gloire de ses triomphes, les richesses de ses dépouilles: il mourra, s’il le faut dans l’excès du travail, pour gagner des âmes au Sauveur des âmes qui lui a appris à les aimer jusqu’à la fin. C’est par cette alternative de repos et de fatigues, de contemplation et d’action qui réalise un idéal de haute perfection, que le Fondateur fait passer ses religieux» [27].

Cette vie faite de deux
mouvements et de deux temps a donc continué à être une source de souffrances dans la vie spirituelle de chaque Oblat. Les capitulants de 1980 ont proposé une solution qui aide à mettre fin à cette ambiguïté. Ils ont réuni dans une seule partie des Constitutions et Règles le chapitre sur la mission et celui sur la vie religieuse apostolique. Inspirés par le concile Vatican II, ils ont réalisé l’intégration de ces deux dimensions de notre vie dans plusieurs articles des Constitutions de 1982, en particulier les numéros 31 et 32, qui expriment bien cette unité de vie religieuse et apostolique: «Les Oblats ne réalisent l’unité de leur vie qu’en Jésus Christ et par lui. Ils sont engagés dans des services apostoliques très variés, et en même temps chaque acte de leur vie est l’occasion d’une rencontre avec le Christ qui, par eux, se donne aux autres et, par les autres, se donne à eux. Se gardant dans une atmosphère de silence et de paix intérieure, ils recherchent la présence du Seigneur dans le cœur des gens et les événements de la vie quotidienne, aussi bien que dans la Parole de Dieu, la prière et les sacrements. Tels des pèlerins, ils font route avec Jésus dans la foi, l’espérance et l’amour» (C 31).

«C’est en missionnaires que nous louons le Seigneur selon les inspirations diverses de l’Esprit: nous portons devant Lui le poids quotidien de notre souci pour les gens à qui nous sommes envoyés. Toute notre vie est prière pour que le Règne vienne en nous et par nous» (C 32) [28].

C’est le père Léo Deschâtelets, profond connaisseur de Mgr de Mazenod, qui a parlé et écrit le plus
au long et, sans doute, avec le plus de chaleur et de conviction, de la spiritualité oblate à partir de la pensée du Fondateur et des Règles. Il a souvent parlé sur ce thème, mais il a surtout écrit la lettre circulaire du 15 août 1951 sur Notre vocation et notre vie d’union intime avec Marie.

Lors du congrès de Washington, en 1948, sur la formation oblate, le père Deschâtelets avait également adressé aux
congressistes un message sur la spiritualité oblate qu’il résumait en quelques brefs paragraphes. Il commençait par ces mots: «Chers Pères, qu’est donc la spiritualité oblate? Charité! Charité! Amour! Amour! La charité et l’amour remplissent les pages de la vie du Fondateur et de la Règle qu’il nous a donnée comme guide pour nos vies et notre apostolat. Nous pourrions faire beaucoup de distinctions, mais notre spiritualité oblate signifie: amour!».

Il
terminait par les réflexions suivantes: «Chers Pères […] notre spiritualité nous rend optimistes. Y a-t-il place pour le pessimisme avec un tel amour de Dieu en nous? La joie et le contentement ne sont-ils pas le fruit de la charité? Jetons un coup d’œil sur notre histoire: on n’y trouve rien de triste. Lisez la vie du Fondateur, lisez ses lettres […] Vous trouvez partout une importante note d’optimisme. Mgr de Mazenod était toujours assuré d’avance du succès de ses entreprises […] Cet optimisme nous a rendus audacieux. Nous sommes allés joyeusement là où les autres craignaient d’aller. Nous avons accepté tout de suite ce que d’autres considéraient trop modeste. Nous avons toujours été attentifs et fidèles à ces mots de notre sainte Règle: nihil linquendum inausum ut proferatur imperium Christi, il faut mettre tout en œuvre pour étendre l’empire du Sauveur» [29].

Le rappel de ces quelques pistes suffit à démontrer toute la richesse du
premier chapitre des Constitutions et Règles sur les fins ou la mission de la Congrégation des Oblats d’où apparaissent les traits caractéristiques de l’identité oblate et les grandes orientations de notre spiritualité.

 

Yvon Beaudoin