1. Ce qu’on veut dire par miséricorde
  2. Eugène, bénéficiaire de la miséricorde divine
  3. Soyez miséricordieux comme votre père céleste est miséricordieux
  4. Miséricorde pastorale
  5. Figure miséricordieuse du fondateur
  6. Nouvelles perspectives

CE QU’ON VEUT DIRE PAR MISÉRICORDE

Tout le monde se fait une certaine idée de la miséricorde. Sans développer toute une étude du vocabulaire et de son histoire [1], nous n’envisagerons ici que la miséricorde au sens religieux et chrétien. D’une façon générale elle signifie une pitié compatissante et gratuite face à toute misère. Saint Augustin a bien marqué ce contraste: «Dieu, tu es miséricordieux, je suis misérable» [2]. Toute misère, mais par-dessus tout la plus grande, celle du péché et de tout ce qui en provient. Cette pitié va donc s’exprimer par le pardon de l’offense. Elle est clémence et indulgence. Elle est aussi tendresse et douceur d’un cœur qui refuse de se durcir ou de se fermer. Elle est gratuité et largesse qui dépassent la mesure du strict droit. Elle déborde en toutes sortes de secours pour soulager la misère.

Dieu est la miséricorde même. Cet attribut est même celui qui lui convient le mieux, face à la créature, et cela même face à la créature la plus parfaite et la plus belle, celle-ci n’étant si pure de toute misère que par la plus gratuite des miséricordes. «L’amour de Dieu sous forme de miséricorde est à la racine de toute œuvre de Dieu» [3]. Pour nous pécheurs, cet attribut éclate plus merveilleusement dans le pardon que Dieu accorde au pécheur, le péché étant, répétons-le, la plus grande des misères et la cause de tant d’autres, sinon de toutes les autres. Cette miséricorde divine est l’exemplaire de la miséricorde que nous devons exercer. Le «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait» de Matthieu (5, 48) est rendu par Luc (5, 36) comme: «Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux».

On n’attendra pas d’Eugène de Mazenod des définitions et des réflexions systématiques. Mais on découvrira chez lui des expériences vives de la miséricorde de Dieu à son égard. D’où naîtront des convictions solides et des attitudes conséquentes à l’égard du prochain en général et, en particulier, dans sa pratique pastorale. Comme on le verra, il se situe particulièrement dans la perspective de la miséricorde pardonnante, celle qu’il reçoit de Dieu et celle dont il est le ministre dans son action missionnaire. On s’arrêtera ici presque uniquement au Fondateur, tant dans sa vie personnelle que dans son travail apostolique. On rappellera ici ou là quelques mentions de l’histoire de la Congrégation; mais pour parler avec l’exactitude et l’étendue nécessaires de ce cachet de la miséricorde dans la vie et l’apostolat des Oblats, il faudrait des études qui débordent largement les cadres de cet article.

EUGÈNE, BÉNÉFICIAIRE DE LA MISÉRICORDE DIVINE

Non seulement est-il passagèrement conscient des miséricordes divines à son égard, mais c’est une note assez caractéristique de sa vie spirituelle, au moins telle qu’elle s’exprime dans ce qui reste de ses écrits proprement spirituels, c’est-à-dire jusque vers 1837, selon l’édition du père Yvon Beaudoin. Certes on retrace clairement les autres vertus chez lui, comme en font preuve diverses études de sa spiritualité [4]. Les vertus ne sont-elles pas nouées les unes aux autres, selon la théologie la plus classique? Mais en un chacun les enchaînements et les accents s’individualisent. Or, chez Eugène de Mazenod, le sentiment d’avoir été largement bénéficiaire du pardon divin est vif et constant.

Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir la liste des renvois au mot miséricorde et autres mots connexes, dans l’index des sujets des Écrits spirituels. On constatera non seulement que ces mots reviennent fréquemment, mais qu’ils traduisent un sentiment profond et permanent.

L’éditeur de ces Écrits en fournit l’explication dans son introduction lorsqu’il en dégage deux thèmes marquants. Le premier est justement la conscience de ses péchés qui revient si souvent chez Eugène, et par conséquent la reconnaissance des pardons dont il est redevable à la miséricorde divine. Rien d’une considération théologique, mais l’expression d’une expérience très vive. Rien d’artificiel ni de superficiel, son être profond y est engagé. Pas non plus la moindre trace d’une culpabilité plus ou moins morbide.

Après ce qui en a été écrit par d’autres, il n’y a pas à s’attarder ici sur ce qu’Eugène appelle ses péchés. Pour lui ils ont été graves et il reconnaît avoir vécu plus ou moins longtemps en cet état. Il rappelle comment et en quelle occasion il en a pris une plus douloureuse conscience et conçu un repentir de véritable conversion un Vendredi saint avant 1808 [5]. Non seulement il a gardé et comme entretenu vive mémoire de ce passé, mais ses notes de retraite témoignent de son souci permanent de rappeler les fautes même les plus légères, qui lui échappent encore. Il nourrit d’amour un état habituel de componction [6].

Ces retours de conscience sont tout baignés du sentiment explicite et vif de la miséricorde divine. Bien loin de le replier sur sa douleur, celle-ci le tourne invariablement vers le Dieu pardonnant. Ce n’est plus seulement la honte, mais le plus vif regret de l’ingratitude envers un Dieu si bon. Eugène ne cesse de recourir à la miséricorde. Il s’y réfugie en toute confiance. Il sait bien que la grâce l’a prévenu en multipliant les appels à sortir de ces états de péché. Ce qui ne fait qu’aviver ses regrets. Il n’en revient pas que Dieu ait mis le comble à ses grâces en l’appelant au sacerdoce. Il compte sur les mêmes secours pour se préserver des moindres défaillances. Il s’examine soigneusement. Il fréquente le sacrement du pardon. Il déborde d’action de grâce. Il éprouve le besoin de publier et proclamer les miséricordes de Dieu en sa faveur. L’amertume du regret fait place à la consolation et à des moments d’amour délicieux provoqués par les charmes des beautés et bontés de Jésus Christ, particulièrement comme rédempteur, jusqu’à l’appeler «l’Époux de mon âme», «le bien-aimé de mon cœur» [7].

Les pages abondent où s’expriment ces sentiments. Elles jalonnent tout le cours de ses notes de retraite ou autres écrits spirituels. Elles se font même jour dans sa correspondance, cela depuis son entrée au séminaire, en 1808, jusqu’à la retraite préparatoire à la prise de possession de son siège comme évêque de Marseille, en 1837. Les textes sont désormais facilement accessibles; il n’est pas nécessaire ici de multiplier et allonger les citations. Il suffit de consulter l’index des sujets dans l’édition des Écrits spirituels.

Même si, après 1837, les textes se font plus rares, il ne faudrait pas croire que la miséricorde divine soit moins présente au cœur de Mgr de Mazenod. À preuve, d’abord, le simple fait qu’il ait conservé ses notes de retraite, sachant bien qu’elles seraient lues après sa mort [8]. C’était, pour lui, plus qu’un acte d’humilité, une façon de publier les miséricordes de Dieu en sa faveur. Autre preuve, son testament rédigé en 1854. Les termes de ce document sont plus sobres, mais d’autant plus réfléchis. On peut les retenir comme un regard final sur ce trait de sa spiritualité. Immédiatement après sa profession de foi, il ajoute: «J’implore la miséricorde de Dieu, par les mérites de notre divin Sauveur Jésus Christ en qui je mets toute ma confiance, pour obtenir le pardon de mes péchés et la grâce de recevoir mon âme dans le saint paradis. J’invoque à cet effet l’intercession de la très sainte et immaculée vierge Marie, Mère de Dieu, osant lui rappeler en toute humilité, mais avec consolation, le dévouement filial de toute ma vie et le désir que j’ai toujours eu de la faire connaître et aimer et de propager son culte en tous lieux par le ministère de ceux que l’Église m’a donnés pour enfants et qui se sont associés à mes vœux». Suit l’appel à l’intercession des anges, des saints, de ses patrons, de saint Joseph, des âmes du purgatoire, de ceux qui lui survivront. Après quoi il continue: «J’ai bien la confiance que le bon Dieu par sa miséricorde infinie m’accordera son saint paradis. […] C’est précisément la connaissance de l’imperfection de cette charité en moi et les innombrables infidélités que j’ai à me reprocher et qui l’ont refroidie dans mon âme, malgré les grâces dont j’ai été comblé toute ma vie, qui me font redouter la longueur et la sévérité de mon purgatoire. Reconnaissant avoir mérité l’enfer, je ne puis qu’acquiescer de toute la plénitude de ma volonté à la sentence de la peine temporelle que la justice de Dieu, tempérée par sa miséricorde, prononcera contre moi. […] C’est cette persuasion qui, pour en abréger le terme désirable, me fait crier vers les amis […] en empruntant les prières de l’Église: miseremini mei saltem vos amici mei» [9].

On l’aura remarqué, Mgr de Mazenod invoque spécialement l’intercession de Marie pour obtenir la miséricorde divine. Ce n’est point formule plus ou moins protocolaire. Sa dévotion envers Marie est bien connue. Il importe de noter que la bienheureuse Vierge lui apparaît particulièrement comme la Mère de miséricorde. Le livre du père Louis-Napoléon Boutin sur la spiritualité de Mgr de Mazenod l’a justement mis en lumière. Il n’y a pas à en reprendre l’étude. Avec le même auteur, il convient d’ajouter un autre trait qui rejoint la miséricorde. Celle-ci évoque tendresse et douceur. Or Eugène aime qualifier Marie de tendre et douce Mère. La miséricorde divine nous reste toujours un mystère. En la maternité de Marie à notre égard elle revêt un quelque chose de tendresse qui nous la rend plus humaine et plus proche de nous. Par là, elle favorise une plus grande confiance. Le Fondateur avait bien raison dans la Règle d’inciter les Oblats à cultiver chez les fidèles la confiance en Marie. Lui-même aura la consolation et la récompense d’entendre comme dernière prière sur son lit de mort le Salve Regina, salutation et invocation à la Mère de miséricorde, la clémente, compatissante et douce Vierge Marie.

Ce n’était pas seulement pour lui-même, mais pour tous les siens que le Fondateur voyait une grande miséricorde de Dieu dans le fait d’avoir été appelé à vivre et à mourir en enfants de Marie dans la Congrégation. Quelques années avant sa mort il le rappelait dans une simple lettre qu’il adressait à l’un de ses missionnaires en danger de mort au Ceylan: «Oh! oui, mon cher Père, c’est l’Esprit Saint qui vous a inspiré ce que vous me dites de si vrai, de si conforme à la vocation divine à laquelle vous avez été appelé par une insigne faveur de la divine miséricorde. […] Tous ceux qui sont morts dans [le] sein [de la Congrégation …] sans exception avouaient n’avoir pas de termes pour exprimer le bonheur qu’ils éprouvaient de mourir enfants de Marie dans la Congrégation à laquelle la miséricorde de Dieu les avait appelés» [10].

SOYEZ MISÉRICORDIEUX COMME VOTRE PÈRE CÉLESTE EST MISÉRICORDIEUX

Il n’y pas à se demander si saint Eugène de Mazenod se montra miséricordieux à l’égard des autres, aussi bien les individus que les populations qu’il évangélisa ou dont il eut charge. Lui qui eut une si vive conscience des miséricordes de Dieu à son égard ne pouvait qu’éprouver une sorte d’instinct à la fois humain et spirituel à refléter cette miséricorde envers le prochain. Instinct, oui, mais aussi conviction fondée sur un sens évangélique et ecclésial. La chose apparaîtra surtout dans son ministère sacerdotal et sa pratique pastorale, comme on le verra plus au long. Il ne faudrait cependant pas laisser de côté ses attitudes et ses façons d’agir à l’égard des personnes individuelles, surtout les petites gens et ses fils et confrères oblats. Commençons par quelques notes sur ce dernier propos.

C’est le moment d’évoquer le tempérament d’Eugène. Comme tout le monde sait, il pouvait éclater en orage d’indignation véhémente, et il ne lui fallait pas plus de temps pour s’apaiser et laisser la miséricorde et la tendresse l’emporter. On a souvent cité cette observation de Mgr Jacques Jeancard: «J’ai vu aussi le Supérieur général faire éclater les saintes indignations de la vertu avec une véhémence accablante, puis avec une charité non moins ardente, accorder le plus miséricordieux et le plus consolant intérêt à l’humilité et au repentir» [11].

Ces quelques lignes présentent bien tout un aspect de la personnalité d’Eugène. Malgré ce caractère entier et explosif, on découvre facilement chez lui un cœur encore plus fortement enclin à la miséricorde. Des dispositions naturelles y contribueront, qu’il n’a jamais voulu étouffer, tout au contraire [12]. Lui-même en relève des traits dans l’autoportrait qu’il trace à l’intention de son directeur spirituel au cours d’une retraite en octobre 1808 [13]. Après s’être décrit comme étant tout d’une pièce, il continue: «Il est à peine croyable combien, malgré un caractère tel que je viens de dépeindre le mien, mon cœur est sensible, il l’est à un point excessif». Dès son enfance il était porté à secourir les miséreux. Il est empressé à réparer toute offense qu’il aurait commise, fût-ce à un simple domestique. Il affectionne d’une manière incroyable les domestiques qui lui sont vraiment attachés.

Quelques exemples. Quelque deux ans avant son entrée au séminaire, Eugène est nommé recteur des prisons. Loin de prendre cette fonction pour une sinécure, il met tous ses soins, écrit-il à son père, à «adoucir leurs peines [des prisonniers] par tous les moyens qui sont à notre pouvoir, mais surtout par les consolations que la religion nous présente» [14]. Dans la même lettre il raconte comment il a accompagné de longues heures durant son agonie l’épouse d’un ami de la famille, lui suggérant toutes sortes de prières propres à la préparer à la mort.

Plus tard, comme prêtre, il écrit à un ami de longue date pour le presser, au nom de leur amitié, de se maintenir ou de s’engager dans une vie vraiment chrétienne; à cette fin il n’a cessé depuis dix ans d’implorer sur lui la miséricorde de Dieu «chaque jour» [15] (souligné par lui).

On voit assez bien que si Eugène est naturellement enclin à aider ou secourir des êtres dans le besoin, c’est à la miséricorde de Dieu qu’il les confie et les conduit.

Ces sentiments, le Fondateur les exprimera encore bien plus abondamment à l’égard de ses frères et fils oblats. Sa miséricorde procède de cette immense sensibilité et générosité qui animaient son cœur. Un cœur de père, dit-il, mais ce n’est pas assez: un cœur de mère. Il le redit plusieurs fois. Par exemple vers la fin de sa vie, il écrit: «J’ai souvent dit au bon Dieu qu’il m’avait donné un cœur de mère et des enfants qui méritent à tant de titres mon amour, il faut qu’il me permette de les aimer sans mesure. C’est ce que je fais en toute conscience. Il me semble que plus j’aime des êtres comme vous, mon bien-aimé fils, plus et mieux j’aime Dieu, le principe et le lien de notre mutuelle affection. Ce sentiment est permanent dans mon âme, je le porte avec moi partout où je suis, et à défaut de la présence des objets chéris, je le répands devant Notre Seigneur dans cette visite du soir où je suis heureux de m’occuper d’eux» [16].

De la part du Fondateur, on s’attendrait à rencontrer le mot de miséricorde dans les Règles qu’il édicte pour sa congrégation. Il ne s’y trouve pas comme tel. Il faut évidemment lire derrière d’autres mots l’évocation de la miséricorde. Le Fondateur décrit bien l’homme miséricordieux qu’il veut être, en esquissant ce portrait de ce que doit être le Supérieur général: il «supportera les défauts de chacun avec patience; il écoutera tout le monde avec bonté, il corrigera avec douceur, il aidera chacun en toute occasion avec charité, il se prêtera avec zèle à tous leurs besoins spirituels ou temporels […]» [17]. Au-delà des supérieurs et toujours selon la Règle, il s’adresse à tous, quand, par exemple, il écrit le 9 octobre l841 aux missionnaires partis pour le Canada: «N’ayez qu’un même esprit; supportez-vous les uns les autres. Lors même que quelque chose n’irait pas à votre gré, gardez-vous de murmurer. Communiquez-vous tout doucement, sans contention et sans aigreur, les observations que vous croirez utiles. Si elles ne sont pas adoptées, tenez-vous en paix et ne vous écartez pas de l’obéissance. Jamais de personnalités, point de susceptibilités, candeur, franchise, simplicité, douceur et surtout charité […]» [18]. Il y a là beaucoup de miséricorde.

C’est le moment de toucher la manière avec laquelle il traite les Oblats fautifs. Sans passer en revue tous les cas, on voit paraître sous des condamnations ou exhortations le caractère contrasté du Supérieur général; entier, il a peine à comprendre ou supporter les défaillances ou les médiocrités, et cependant il ne cesse d’incliner à l’indulgence et à la clémence. Il lui semble que la Congrégation est «criblée par le démon», quand il vient d’expulser un de ses membres. Il aurait fallu, poursuit-il, faire justice plus tôt, n’eût été la fourberie du sujet, mais il ne peut s’empêcher de se justifier ainsi: «Mais, Seigneur, me guérirai-je jamais de pencher toujours pour la miséricorde lorsque j’espère le repentir du coupable!» [19].

D’un autre «déserteur» qu’il vient, dit-il, de livrer à Satan par une sentence de renvoi, il explique: «J’avais fait verser la mesure de la miséricorde, il m’a forcé par son obstination extravagante et coupable à employer la rigueur qu’il n’a cessé de provoquer» [20]. Encore un exemple, et touchant. À un père du Canada, le Supérieur général conclut une lettre sévère par cette invitation d’exquise tendresse à venir le rencontrer à Marseille: «Tête à tête avec moi, appuyé sur mon cœur paternel, vous saurez me dire si je ne suis pas pour vous ce que je dois être, c’est-à-dire le père le plus aimant, le plus affectueux, laissez-moi ajouter le plus miséricordieux, car j’ai bien quelque chose à vous pardonner» [21].

Devant des fautes évidentes et graves, le Supérieur général pouvait se montrer impitoyable. Ainsi ordonne-t-il de chasser sur-le-champ un scolastique convaincu d’amitié particulière (au sens péjoratif). De plus il exige de toute cette communauté une série de prières réparatrices [22]. D’autre part, un an auparavant, il est prêt à admettre au sous-diaconat un scolastique de bonne volonté, mais qui n’est pas sans présenter des contre-indications; il ose écrire qu’il «se confie à la miséricorde de Dieu qui bénira, il faut l’espérer, notre résolution plus charitable que prudente» [23].

Le vieil évêque se fiait-il trop à la miséricorde divine? En tous cas, à cette école divine comme à celle de l’expérience humaine il avait appris à tenir compte de la faiblesse et de la lenteur du cœur humain. Il le laisse bien voir dans cet avis qu’il écrit en l837 au père Tempier. Celui-ci avait transmis à son supérieur un billet sévère à l’intention d’un pénitent. Réponse: «[…] le billet […] pour le pénitent en question n’était ni amical ni charitable. On ne s’attendait pas à des expressions si dures. Quand on connaît le cœur humain, on ne doit pas se flatter de guérir des plaies avec un pareil remède. Connaissant la sensibilité de l’individu, je puis vous assurer qu’il en aurait été excessivement affecté. C’est pourquoi j’ai brûlé ce petit papier qui allait mal à son adresse» [24].

MISÉRICORDE PASTORALE

Les différents textes et gestes que nous venons de rapporter appartiennent déjà à son action apostolique. Ils préparent à comprendre un déploiement plus large dans le ministère des missions populaires. C’est là que sa miséricorde prendra une forme plus forte, plus vivante.

Nous y venons, mais non sans avoir dit un mot de ce qu’on pourrait appeler, au sens large, les œuvres de miséricorde corporelle d’Eugène de Mazenod. On en lira la deion chez Jean Leflon [25]. Il ne sera pas inutile d’observer ici que son œuvre de secours individuels et d’aide sociale n’a pas toute l’ampleur qu’ont heureusement prise depuis ce temps la défense de la justice et la promotion de la dignité humaine. Cette vision n’est quand même pas hors de son horizon lorsque le Fondateur énumère, dans la Préface des Constitutions et Règles, les étapes de l’apostolat auquel il appelle les Oblats: «rendre les hommes raisonnables, puis chrétiens, enfin les aider à devenir des saints». Les Constitutions et Règles de 1982 se situent bien dans cette perspective. On y reviendra à la fin.

Quand on pense à la miséricorde chez le bienheureux Eugène de Mazenod, se présente surtout à l’idée l’attitude qu’il a adoptée et pratiquée, et qu’il a imposé aux siens de suivre dans la pastorale missionnaire. Il a choisi délibérément de faire prévaloir la miséricorde sur le rigorisme existant. Il faut le situer dans son contexte historique pour comprendre ce qu’avait de marquant sa position.

Il n’y a pas à rappeler longuement ces circonstances. Le jansénisme, surtout du côté de la morale, était loin d’avoir disparu en France dans la première moitié du XIXe siècle. Il restait bien des séquelles des siècles précédents, surtout en ce qui concernait le sacrement de pénitence [26].

On a quelque peine à se représenter aujourd’hui les conséquences morales du jansénisme en France jusqu’au début du XIXe siècle. Comme l’écrit Philippe Rouillard, o.s.b.: «Deux spiritualités et deux disciplines sacramentelles s’affrontent en France au XVIIe siècle: tandis que les Jésuites font a priori confiance à la nature humaine, les Jansénistes sont convaincus que l’homme est corrompu et on ne peut être guéri que par une discipline sévère. Antoine Arnaud dans son ouvrage De la fréquente communion (1643) et Nicolas Pavillon, évêque d’Alet, dans son Rituel latin-français (1667), préconisent un rigorisme moral et sacramentel qui aura une influence durable. Mais l’éthique qu’ils défendaient est-elle encore une éthique évangélique?» [27].

Il en restait encore bien des survivances tenaces au temps d’Eugène de Mazenod. Cependant, entre-temps la théologie morale d’Alphonse de Liguori se répandait de plus en plus. Sans pencher vers aucun relâchement, elle se faisait beaucoup plus compréhensive et compatissante, en un mot plus miséricordieuse. Cette théologie et ses applications pastorales, le père de Mazenod les adopta délibérément, en pleine connaissance de cause. Il y était poussé par l’ultramontanisme qui gagnait du terrain et donc par la faveur que le Saint-Siège accordait à la théologie liguorienne. Elle correspondait aussi à l’option privilégiée du père de Mazenod en faveur des pauvres, pas seulement les pauvres pécheurs en général, mais les populations plus ou moins délaissées, car elles souffraient davantage des effets du rigorisme, qui favorisait un certain élitisme. Comme le fait remarquer André Haquin dans l’article précédemment cité, «le peuple chrétien et surtout les plus pauvres se sont sentis abandonnés à eux-mêmes et livrés à leur médiocrité» [28]. Le père de Mazenod se sentira justement appelé à se pencher vers ces pauvres pour les tirer hors de leur médiocrité religieuse. Il le fera en les gagnant par la bonté miséricordieuse du Rédempteur. Ce serait le moment de relire sa première instruction pour le carême en 1813: «Les pauvres, portion précieuse de la famille chrétienne, ne peuvent être abandonnés à leur ignorance. Notre divin Sauveur en faisait tant de cas qu’il se chargeait lui-même du soin de les instruire […]» [29].

L’histoire des résistances d’Eugène de Mazenod au jansénisme a été abondamment retracée par ses biographes. Signalons quelques jalons. Il trouvait encore des tenants du rigorisme dans sa propre parenté. Tôt il s’en écarte avec résolution. Dès 1806, il s’oppose fortement à un oncle dont il admire les vertus, mais dont il rejette nettement les positions jansénistes [30]. Il lit et étudie à fond un auteur jansénisant, et il en condamne les erreurs dans une profession de foi écrite, encore en 1806 [31]. Au séminaire, il s’applique consciencieusement à l’étude de la morale. Même si, au dire de Jean Leflon, il reçoit un enseignement encore teinté de rigorisme, il ne penchera pas dans cette direction [32]. En effet, quelques années plus tard, devenu prêtre et missionnaire, il écrira que depuis longtemps il s’est appliqué spécialement à l’étude de la morale d’Alphonse de Liguori [33]. Pour les mêmes raisons, il confiera au père Domenico Albini les cours de morale au scolasticat, puis au grand séminaire de Marseille, et plus tard au grand séminaire d’Ajaccio [34]. Encore en 1830, il recommande à un de ses séminaristes de tempérer la sévérité de ses opinions en fréquentant Alphonse de Liguori [35].

Ces quelques mentions suffisent à montrer que les convictions du père de Mazenod sont fondées sur sa confiance en la faveur que le Magistère montre envers l’enseignement de saint Alphonse; elles sont approfondies par une étude soigneuse des mêmes enseignements. Elles ont mûri dans la pratique des missions populaires. Elles ne seront pas ébranlées par les résistances qu’elles rencontreront dans le clergé et même de la part d’un évêque comme Mgr Charles-François-Melchior de Miollis [36]. Lui-même comme évêque doit intervenir contre des tendances rigoristes dans le ministère du sacrement du pardon [37].

C’est, en effet, dans ce ministère qu’il laisse éclater clémence, douceur, miséricorde. Ainsi qu’il l’explique, encore jeune prêtre, «nous [prédicateurs] ne sommes menaçants qu’en chaire, dans le sacré tribunal nous changeons bien de langage, peut-être alors sommes-nous trop indulgents» [38]. Mais déjà la prédication doit faire appel au cœur: «Après avoir exposé les devoirs, parlez beaucoup aux cœurs, ne craignez pas de le faire avec une douce effusion. Je m’en suis toujours bien trouvé, je ne me rappelle pas qu’on y ait jamais résisté quand j’exerçais votre saint ministère» [39]. De toute façon, si l’option en est accordée, on donnera préférence au ministère des confessions plutôt qu’à celui de la prédication. Le Fondateur s’en explique dans un assez long chapitre des Règles des Oblats. Malheur au ministre pusillanime qui craindrait d’exercer ce ministère. Pas de tergiversation à répondre aux demandes. Qu’on n’y soit ni trop indulgent ni trop sévère. Qu’on accueille avec une charité inépuisable, qu’on relève les découragés avec bienveillance et miséricorde [40].

Bien entendu il faut se préparer avant tout «par la pratique des plus excellentes vertus à devenir de dignes ministres des miséricordes de Dieu» [41]. Mais aussi par l’étude. On en a dit quelques mots plus haut. Ajoutons encore que le séminariste Eugène a compilé un cahier d’étude soigné sur le traité de la pénitence, voulant, comme l’écrit Jean Leflon, «se munir du bagage indispensable pour son futur ministère auprès des petits et des pauvres» [42].

Ce ministère on l’exercera jusqu’au risque de sa vie en temps d’épidémies [43]. Même s’il y a affluence en périodes de missions, on y consacrera le temps voulu: «Comme nous suivons pour les confessions la méthode de […] saint Vincent de Paul, tout en confessant sans relâche nous n’allons pas très vite» [44], fallût-il pour cela en certaines occasions répondre à la demande «jusqu’à vingt-huit heures de suite» [45]. Même en temps ordinaire le père de Mazenod, pourtant fidèle à la régularité de la prière, se dit prêt à interrompre la contemplation des «miséricordes de Jésus Christ dans son sacrement [… pour répondre à un appel et] quitter immédiatement sans murmures et sans regret Notre Seigneur pour remplir ce devoir de charité» [46].

En un temps où l’on exigeait encore du pénitent qu’il refasse sa confession plusieurs fois à différents intervalles pour s’assurer de la sincérité de sa persévérance, on ne doit pas tellement retarder l’absolution, comme s’il fallait s’attendre à l’impeccabilité; autrement on risque de livrer le pécheur au désespoir. Le père de Mazenod s’en explique dans une belle lettre à un curé mécontent des résultats d’une mission parce que le nombre des communions avait diminué à Pâques: «[…] il faut se rappeler, répond-il, que la réconciliation dans le sacrement de pénitence, pas plus que la justification dans celui du baptême, ne donnent l’impeccabilité […] En instituant le sacrement de pénitence de manière qu’il puisse être reçu dignement par le même homme, il [Notre Seigneur] a rassuré d’avance le prêtre qui l’administre conformément aux règles, et a ramené en même temps le pauvre pécheur du désespoir, auquel il aurait dû se livrer, sans cette prévoyante miséricorde […]» [47].

La miséricorde de Mgr de Mazenod dans la pratique sacramentelle se traduit aussi par un autre trait qui pour n’être pas fréquent n’en est pas moins parlant. Il était évêque en ces occasions. À contre-courant d’une coutume qui prévalait encore de son temps, il tient à donner les sacrements aux condamnés à mort [48]. Il dit son «bonheur d’assurer à un criminel les secours religieux et de sanctionner par un exemple la doctrine que j’enseigne». Il célèbre la messe dans la prison et adresse au coupable repenti une émouvante exhortation, avant de déposer le Corps du Christ sur les lèvres de ce pauvre chrétien «qui fondait en larmes».

Le cœur à la fois humain et évangélique d’Eugène de Mazenod à l’égard des pécheurs ne se dépeint peut-être pas mieux que dans cette lettre adressée au père Eugène-Bruno Guigues, à la suite d’un incident somme toute banal (il semble que ces jeunes gens s’étaient amusés à déranger une cérémonie de la mission). Mais la réponse du supérieur est loin d’être insignifiante, d’autant plus que ce n’est pas un texte officiel et calculé, mais une réaction spontanée du moment, par l’effet d’une inspiration depuis longtemps réfléchie et vécue. Il me semble qu’il vaut la peine de la citer, même si c’est un peu long. «Je reçois à l’instant votre lettre du 15 et je laisse tout pour y répondre. Dieu vous préserve, mon cher ami, de refuser la communion à ceux qui, après s’être rendus coupables de l’espièglerie dont vous me parlez, sont venus à résipiscence. Vous avouez vous-même qu’il n’y avait chez eux que de l’entraînement et point du tout dessein hostile. Oh! vous êtes envoyés de Dieu pour pardonner de plus grands péchés que le leur et même de plus grands scandales que celui qu’ils ont pu donner par leur étourderie. Et dès lors que vous les aurez réconciliés il est de votre devoir de les admettre à la sainte Table pour leur faire accomplir tout à la fois leur devoir pascal et l’obligation qui les pressait d’ailleurs pour la communion qu’ils ont négligé de faire. Je crains que la préoccupation où je vous vois ne vous ait porté à ne pas faire à ces jeunes gens un accueil assez touchant. Un système contraire eut gagné leur cœur et les aurait poussés à entraîner vers vous ceux qui étaient plus coupables qu’eux. Et si ceux-là finissent par se rendre, nul doute que vous ne devriez également les faire communier à la fin de la mission. Rappelez-vous que vous êtes envoyés vers les pécheurs, et même vers les pécheurs endurcis. Il faut bien s’attendre à une résistance de la part du démon; il ne lâche pas sa proie volontiers. Tantôt cette résistance se manifeste d’une manière tantôt de l’autre. Jésus Christ demeure vainqueur, Christus vincit. Il commande les sacrifices, Christus imperat. Il établit son règne dans les âmes, Christus regnat. C’est tout ce que nous souhaitons, c’est le fruit et la récompense de nos travaux. Nous sommes les ministres de sa miséricorde, ayons toujours et envers tous des entrailles de père; oublions aussi facilement les outrages qui sont faits quelquefois à nos personnes dans l’exercice de notre ministère que le bon Dieu veut bien oublier les offenses qu’on n’a cessé de lui faire. Le père de l’enfant prodigue ne se contenta pas de le revêtir de la robe, et de lui mettre l’anneau au doigt, mais il fit tuer le veau gras. Ainsi nous, nous ne devons pas seulement réconcilier les pécheurs, mais à raison de tout ce qui leur est accordé de grâces pendant la mission et des garanties que présentent leur fidélité à y correspondre et les efforts qu’ils ont dû faire pour cela, nous les admettons au banquet sacré, nous leur donnons le pain de vie pour qu’ils puissent marcher dans la nouvelle voie qu’ils doivent suivre, et qu’ils accomplissent en même temps un devoir impérieux qui les presse» [49].

On sait que le saint a nourri une grande dévotion au Sacré-Cœur. Un autre article en traite. Quelques lignes ici pour toucher le lien entre cette dévotion et la miséricorde chez le Fondateur et quelques-uns de ses fils. On s’attendrait bien à ce que le Cœur de Jésus révèle à Eugène les racines profondes de l’amour miséricordieux et lui soit un fort stimulant à répondre amour pour amour [50]. Quels ont été les échanges d’amour entre lui et Jésus reste assez secret. Ce qui me semble ressortir davantage, c’est l’aspect de réparation. La miséricorde dont il se sent bénéficiaire le rend d’autant plus sensible aux offenses dont le Cœur de Jésus est l’objet, et il sent le besoin d’offrir réparation. Les cérémonies publiques qu’il suscite ou préside se veulent des actes de réparation, en vue d’implorer le pardon et autres bienfaits. En cela il va dans le sens de cette dévotion telle que pratiquée en son temps, dans le sillage des apparitions à sainte Marguerite-Marie et des encouragements de l’Église.

Il semble aussi que les Oblats se situeront dans la même ligne en édifiant la basilique de Montmartre et en propageant le culte du Sacré-Cœur autour de ce monument. L’inion posée au fronton de la basilique résume bien: Sacratissimo Cordi Jesu Christi Gallia pœnitens et devota (Au Sacré-Coeur de Jésus Christ, la France repentante et consacrée). Ces nuances étant émises, il reste que la réparation est demande de pardon et par conséquent recours à la miséricorde divine.

Il faudrait poursuivre toute l’histoire du culte du Sacré-Cœur chez et par les Oblats. Je me limite ici à énumérer, pour ce qui est de la France, des noms comme Alfred Yenveux, Jean-Baptiste Lemius et Félix Anizan, celui-ci par ses livres et la revue Regnabit. Leur influence a été considérable, entre autres, pour ne toucher qu’un exemple, dans la vie d’un Oblat venu de France au Canada, le père Victor Lelièvre. Un livre récent du père Marie-Louis Parent, intitulé Victor Lelièvre, un homme branché sur le Sacré-Cœur, dépeint un apôtre chez qui la dévotion au Sacré-Cœur s’irradie merveilleusement en miséricorde. Beaucoup d’Oblats se sont sentis en affinité profonde avec ce confrère inimitable. Or, il avait puisé chez ses formateurs oblats de France ce sens extrêmement vif de la miséricorde divine révélée par le Cœur de Jésus.

Sous réserve d’étude plus nuancée, je serais porté à croire que le sens de la miséricorde du bienheureux Eugène apparaît davantage dans la dévotion à Marie. Nous avons déjà touché ce point en parlant de la miséricorde qu’il implore et reçoit de Dieu par Marie. Il en va de même dans son apostolat. Il n’oublie jamais d’appeler ses fils et par eux tout le peuple chrétien à se confier à Marie. Elle est, non pas plus miséricordieuse que Dieu, ce qui serait absurde, mais une révélation spéciale de la miséricorde divine, une révélation particulièrement adaptée au cœur humain, tendre et douce Mère, mère de miséricorde, ce sont des termes qui reviennent facilement au Fondateur et au Pasteur. Il prescrit aux Oblats comme une sorte de prière officielle le Sub tuum praesidium [51].

On pourrait multiplier les gestes et textes où s’exprime le recours confiant de Mgr de Mazenod à la Mère de miséricorde. Un exemple. Alors que fait rage à Marseille une épidémie de choléra, il décrit à sa mère comment cette calamité a provoqué «une sainte explosion de dévotion envers la Sainte Vierge, […] le cœur se dilate au milieu de cette dévotion si admirable. Il me semble impossible que le Seigneur ne se laisse pas toucher et que sa divine Mère ne nous obtienne pas miséricorde» [52]. Dans une lettre subséquente à un autre correspondant, il peut annoncer la cessation du fléau, et il ajoute: «C’est une belle compensation à mes peines que de voir Dieu ainsi glorifié, tant d’âmes converties, et notre ville guérie par ces tout-puissants moyens employés auprès de la miséricorde infinie» [53].

Ce serait le moment de conclure cette section sur la miséricorde dans la pastorale du Fondateur par un bref rappel de l’apostolat des centres de pèlerinages. Il était heureux, on le sait, d’accepter pour sa Congrégation la desserte de lieux de pèlerinage dédiés à Marie. Il y voyait une sorte de mission permanente et il ne manquait pas de faire valoir et souligner combien s’y exerçait la miséricorde divine à l’égard des pécheurs [54]. Retenons-en cette portion d’un acte de visite où il félicitait les pères de Notre-Dame du Laus de leur zèle au ministère des confessions: «De là, un concours toujours croissant de fidèles qui accourent aux pieds de Notre Bonne Mère, assurés qu’ils sont de rencontrer sur les marches du trône terrestre de la Reine du ciel des ministres zélés de son divin Fils, spécialement chargés de réconcilier les pécheurs sur lesquels cette Mère de miséricorde appelle par sa puissante protection le pardon et la paix. De là tant de conversions» [55].

Inutile de s’étendre sur le fait qu’un peu partout dans le monde les Oblats ont continué d’exercer ce ministère de miséricorde. Pour ne nommer qu’un seul de ces lieux, les mêmes expériences de miséricorde se répètent abondamment au sanctuaire de Notre-Dame du Cap, au Québec.

Un texte des dernières années de sa vie illustre de manière concise mais frappante comment le vieil évêque unit dans un même acte de confiance son recours aux Cœurs de Jésus et de Marie pour attendre de leur miséricorde grâces et secours. Ce texte est tiré d’un discours prononcé en session finale du concile de la province ecclésiastique d’Aix, le 23 septembre l850: «Ces bienfaits [souhaités par le concile], il nous est surtout permis de les attendre du Cœur si miséricordieux de Jésus, tandis que nous les demandons en invoquant aussi les miséricordes maternelles du Cœur de Marie, si intimement uni au cœur de son Fils, et par où se communiquent aux hommes, comme par un canal admirable, les grâces divines. Ah! le cœur d’une mère dans lequel nos regards, du fond de cette vallée de larmes, aperçoivent notre espérance, s’épanchera d’autant plus sur nous, que sa gloire n’aura pas été étrangère à nos travaux» [56].

FIGURE MISÉRICORDIEUSE DU FONDATEUR

Comme chez tout être humain et davantage, la figure de Mgr de Mazenod est faite de contrastes. Comme bien d’autres, Jean Leflon n’a pas manqué de le souligner [57]. Chez quelqu’un qui veut s’unifier sans rien sacrifier de bon, le tout est d’harmoniser ces contrastes en les dépassant dans un équilibre supérieur. Ainsi pour ce qui est de notre sujet, comment vont s’harmoniser rigueur et douceur chez le bienheureux Eugène?

Dressant un portrait d’ensemble, Leflon porte ce jugement sur le pontificat de l’évêque de Marseille: «Sa manière […] s’inspira moins de saint François de Sales que de saint Charles [Borromée]. Le caractère du second se rapprochait davantage du sien que de celui de M. de Genève, si aimable et si souriant jusque dans ses plus austères exigences» [58]. Retenons qu’il s’agit de l’administration du diocèse de Marseille et, encore là, de la manière et non du bien-fondé des actes de l’évêque. Le même biographe reconnaît ailleurs que «son expérience du ministère […] portait [Eugène] à un certain «pessimisme», qui contribuait peut-être à le rendre moins rigoriste que les confesseurs de son temps, afin de ne pas décourager la faiblesse des pauvres volontés humaines» [59].

Il y a eu une certaine évolution chez le bienheureux de Mazenod. Leflon encore la voit reflétée dans trois de ses portraits aussi différents que leurs dates. Le premier «trahit la résolution du jeune missionnaire lancé à l’œuvre de la régénération d’une société bouleversée par la Révolution». «L’assurance domine dans le [deuxième] tableau représentant le nouvel évêque; […] il garde la même raideur et ne gagne rien en amabilité. Tout autre est la photographie du vieillard marqué par les épreuves, qui laisse une impression d’essoufflement et de lassitude quelque peu douloureuse. La force reste, mais on la devine sans illusions sur les possibilités humaines, empreinte de mansuétude et de sérénité; dans les yeux profonds et à moitié fermés, dévorante autrefois la flamme est devenue lumière» [60].

Même si le mot ne s’y trouve pas, n’est-ce pas quelque chose de la miséricorde qui prédomine dans ce regard, la force et la lumière? Ainsi les tendances d’abord trop contrastées finissent par confluer en quelque chose de plus élevé et de plus simple. Et aussi de plus proche du mystère de la miséricorde du Père, en laquelle s’identifient les perfections divines à l’œuvre dans notre monde. «L’œuvre de justice en Dieu présuppose toujours l’œuvre de miséricorde et se fonde sur elle» [61]. «Soyez parfaits, c’est-à-dire miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux» (Mt 5, 48; Lc 6, 36).

NOUVELLES PERSPECTIVES

Ce détour théologique nous prépare à lire deux textes oblats sur lesquels il important de s’arrêter. Il s’agit d’abord de la lettre circulaire du père Léo Deschâtelets, datée de la fête de l’Assomption de 1951 et intitulée Notre vocation et notre vie d’union intime avec Marie Immaculée [62]. D’une facture très différente des écrits du Fondateur, ce document de l’un de ses successeurs situe au cœur du mystère de la miséricorde divine la communauté de vocation entre Marie Immaculée et l’Oblat.

La pensée de cette lettre s’appuie sur ce qu’il y a de plus profond et de plus beau dans le plan de la miséricorde rédemptrice: ce n’est pas seulement que l’humanité en soit bénéficiaire, mais qu’elle soit appelée, toujours par une miséricorde plus grande, à y coopérer activement. Or, dans cet ordre de la coopération, Marie est éminemment première: rachetée elle-même de la plus haute rédemption, elle est la plus étroitement associée à toute l’œuvre de la même rédemption dans tout son déploiement depuis l’offrande du Calvaire jusqu’à l’achèvement de la sainteté de tous les membres du Christ. C’est son rôle de mère. Immaculée en vertu de la plus haute miséricorde rédemptrice, Marie est, en vertu du même dessein, Mère universelle de miséricorde. Plus donc une vocation appelle quelqu’un à collaborer à l’accomplissement de ce dessein, plus elle doit se mettre et s’exercer en dépendance intime de Marie Immaculée. Combien est donc intime la communion que le mystère de la miséricorde divine établit entre l’Oblat missionnaire et Celle que le Fondateur aimait appeler Mère de miséricorde!

L’image de la Vierge Marie nous conduit à l’autre texte sur lequel on doit s’arrêter, celui des Constitutions et Règles de 1982. Le seul passage où le mot même de miséricorde est employé sert à qualifier Marie de Mère de miséricorde (C 10). Il en sera traité ailleurs dans ce dictionnaire. Mais il convient ici d’observer que la mention de Marie à cette place des Constitutions met en plus fort relief les articles dont nous voulons parler, C 9 et 10, R 7-10. Sans que le mot s’y lise, la miséricorde inspire et influence cet aspect de l’entreprise apostolique des Oblats. Il y a là des perspectives nouvelles.

C’est encore et plus que jamais la miséricorde qui se penche au secours de la misère, mais d’une manière nouvelle et avec un déploiement plus profond et plus large. Plus que commisération envers les souffrants, plus que bienfaisance envers les démunis, plus même que compréhension et clémence envers les fautifs, la miséricorde, tout en incluant ces qualités, va plus loin. Elle avoisine ce que l’Écriture appelle en grec, crestoths et qui pourrait se traduire par générosité. C’est la manière divine, non seulement secourir d’en haut ou de loin la créature miséreuse, mais se faire proche d’elle. Le Très-Haut se fait personnellement proche de sa créature. Il ne fait pas que nous procurer gratuitement libération et accession à son Royaume. Il envoie son Fils assumer notre chair et habiter parmi nous. Il est et contient toute l’humanité. En lui, par lui, avec lui, c’est toute l’humanité qui se réhabilite et fait retour au Père. En conséquence de cette proximité, tous et chacun sont amenés à coopérer à son œuvre de salut pour la conduire à son achèvement. En cela éclate la miséricorde divine. Il est plus honorable pour nous et donc plus miséricordieux de la part de Dieu de nous donner d’être par l’un des nôtres coopérateurs des dons de Dieu.

Ces considérations permettent d’entrevoir, sans les analyser, la portée des articles qui nous intéressent [63]. Ils commencent justement par cette expression simple, mais prégnante de sens, «Très proches des gens avec qui ils travaillent». Quelques traits explicitent ensuite les conséquences: attention constante à leurs aspirations et aux valeurs qu’ils portent en eux; audace à présenter les exigences de l’Évangile et à ouvrir des voies nouvelles au message du salut; humilité devant nos propres insuffisances et confiance dans la puissance de Dieu; conduire tous, spécialement les pauvres à la pleine conscience de leur dignité d’êtres humains et de leur filiation divine. La constitution 9 et les règles correspondantes 9 et 10 poussent encore plus loin.

En tant que membres de l’Église prophétique, être témoins de la justice et de la sainteté de Dieu; annoncer la présence libératrice du Christ et du monde nouveau; entendre et faire entendre la clameur des sans-voix, comme un appel (allusion au Magnificat) au Dieu qui renverse les puissants et relève les pauvres. Savoir apprendre des pauvres des façons nouvelles de pratiquer l’évangile; se laisser enrichir par leur culture et leurs traditions religieuses. Enfin et davantage, selon des appels particuliers, s’identifier aux pauvres jusqu’à partager leur vie et leurs engagements, ou se rendre présents là où se prennent les décisions qui les affectent.

Cet ensemble de dispositions ne manquera pas d’affecter la pratique des vœux et de la vie intérieure. Cette veine court au long des Constitutions et Règles. Signalons quelques affleurements plus visibles. «Don total de nous-mêmes à Dieu et aux hommes, avec nos puissances d’affection et les forces vives de notre être, [le célibat consacré] nous permet d’aller là où se rencontrent les besoins les plus urgents et de témoigner ensemble de l’amour du Père pour nous et de notre amour fidèle pour lui» (C 16). Le vœu de pauvreté «nous incite à vivre en communion plus étroite avec le Christ et les pauvres. [Quand] nous nous sentons […] faibles et démunis, c’est alors que nous pouvons apprendre beaucoup des pauvres, spécialement la patience, l’espérance et la solidarité» (C 20). «L’obéissance nous rend serviteurs de tous. Par elle, nous contestons l’esprit de domination et nous voulons témoigner de ce monde nouveau dans lequel les hommes se reconnaissent en étroite dépendance les uns des autres» (C 25). «[…] ils rechercheront la présence du Seigneur dans le cœur des gens et les événements de la vie quotidienne, aussi bien que dans la Parole de Dieu, la prière et les sacrements» (C 31). En retour, «nous porterons devant Lui le poids quotidien de notre souci pour les gens à qui nous sommes envoyés» (C 32).

Il apparaît assez clairement que, dans les Constitutions et Règles, le grand mouvement de la miséricorde se résume dans cette expression, déjà citée, de la constitution 8: «très proches des gens avec lesquels ils travaillent». Les formes concrètes en seront indéfiniment renouvelables, mais elles découleront sans cesse de leur source première, la générosité miséricordieuse du Père. Elle s’est manifestée en nous envoyant son Fils être proche de nous et se faire notre chemin vers Lui. À l’imitation de Dieu et à la suite du Christ, la même miséricorde doit nous animer (Ep 4, 32-5, 2). «Soyez bons, comme le Très-Haut est bon (crestos). Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux» (Lc 6, 35-36).

Jacques Gervais