1. Introduction
  2. L’esprit de mortification du fondateur
  3. L’évêque et le supérieur général
  4. La mortification dans la congrégation
  5. Conclusion

INTRODUCTION

«La plupart veulent aller au ciel par une autre voie que celle de l’abnégation, du renoncement, de l’oubli de soi-même» [1].

Le bienheureux Eugène de Mazenod, fondateur des Oblats de Marie Immaculée, avait l’âme d’un apôtre. Sa première intuition fut celle, pour lui-même et ses collaborateurs, de reproduire le modèle de Jésus et des Apôtres qui ont établi le Règne de Dieu par la croix et tout ce que celle-ci comporte de sacrifice. C’est pourquoi, en plus de ce qu’il dit dans la Préface, le Fondateur trace avec énergie la voie pour ses fils: «Les ouvriers évangéliques doivent aussi faire le plus grand cas de la mortification chrétienne, s’ils veulent retirer des fruits abondants de leurs travaux. Ainsi, tous les membres de la Société s’appliqueront principalement à mortifier leur intérieur, à vaincre leurs passions, à anéantir leurs volontés en toutes choses, tâchant, à l’imitation de l’Apôtre, de se plaire dans les souffrances, les mépris et les humiliations de Jésus Christ» [2].

Le Fondateur, comme tous ceux qui se sont consacrés au Christ, a compris que la croix est la loi de toute rédemption. Le Christ ne s’est pas soustrait à cette loi: «Car si le sang de boucs et de taureaux et si la cendre de génisse répandue sur les êtres souillés les sanctifient en purifiant leur corps, combien plus le sang du Christ, qui, par l’esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour servir le Dieu vivant» [3].

La rédemption apportée par le Christ est de beaucoup supérieure à celle de l’ancienne alliance, en raison non seulement du changement de victime, mais surtout de la volonté d’amour exprimée par le Christ dès le début de son offrande: «C’est dans cette volonté que nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus Christ, faite une fois pour toutes» [4].

Saint Paul ne désirait pour lui-même d’autre gloire que celle de la croix: «Pour moi, non, jamais d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur Jésus Christ; par elle, le monde est crucifié pour moi, comme moi pour le monde» [5].

C’est donc parce qu’ils sont membres du Christ que ceux qui l’ont suivi ont, eux aussi, embrassé la croix: leur croix est un prolongement de la sienne. Les disciples du Christ lui offrent chacun sa propre humanité pour qu’il puisse continuer à sauver le monde en lui appliquant les mérites infinis de sa propre passion. Jésus a souffert pour établir le Règne de Dieu et tous ceux qui prennent part à son œuvre doivent aussi partager ses souffrances. Certes le chrétien ne prétend pas ajouter quelque chose à la valeur proprement rédemptrice de la croix, à laquelle rien ne manque; mais il s’associe aux «épreuves» de Jésus, c’est-à-dire à ses tribulations apostoliques. Le chrétien, uni en réalité au Christ par le baptême et l’eucharistie, lui appartient dans son corps même [6]. C’est pourquoi la vie de ce corps, ses souffrances, jusqu’à sa mort, deviennent mystiquement celles du Christ qui habite en lui et en titre gloire [7].

L’ESPRIT DE MORTIFICATION DU FONDATEUR

Pour le Fondateur, la mortification est un engagement normal d’amour ascétique, celui par lequel l’âme prend conscience d’être en plein dans la lumière qui vient du crucifié: «La vie intérieure de Jésus Christ a été une croix perpétuelle et un continuel martyre, je m’appliquerai donc à conformer mon existence à la sienne par la pratique de la mortification intérieure et extérieure» [8].

Notre estime de la croix du Christ se traduira par l’intention de la porter pour ainsi dire continuellement dans notre corps. La croix que nous porterons sur la poitrine sera comme le certificat d’authenticité de la mission dont nous sommes investis auprès des diverses populations: «Celles-ci seront ainsi portées au respect; et les missionnaires eux-mêmes recevront une perpétuelle leçon d’humilité, de patience, de charité et des autres vertus qu’ils doivent pratiquer au cours de leur très saint et très sublime ministère» [9].

Je voudrais maintenant retracer brièvement l’itinéraire spirituel de notre Fondateur sur le sujet qui nous préoccupe, à partir de son entrée au séminaire de Saint-Sulpice en 1808.

Toutes les biographies du Fondateur et les autres études faites sur sa vie et sur ses écrits autobiographiques montrent que Eugène de Mazenod accordait une place particulière à la mortification de toute sa personne. Avant de recourir au témoignage des divers textes, je voudrais esquisser les motifs qui ont poussé le jeune séminariste, puis le prêtre et même le vénérable évêque à attacher une importance particulière à la souffrance acceptée comme moyen d’atteindre une plus grande conformité au Christ Sauveur.

Ses motifs de faire pénitence sont attribuables à différentes réalités de l’itinéraire spirituel commun à chaque chrétien qui désire suivre de plus près le Seigneur.

Le premier motif que nous retrouvons constamment dans son travail de vie intérieure est la réparation pour ses péchés. Il s’accuse souvent d’avoir passé trop de temps dans le péché; c’est pourquoi il doit réparer par la pénitence. Nous verrons plus loin comment il en arrive à ce raisonnement très simple: si je suis disciple du Christ, je dois, comme lui, épouser les souffrances. Le second motif est celui de la réparation pour les offenses commises par les chrétiens contre la sainteté de Dieu. Dès sa première année de séminaire, il fonde chez les séminaristes un groupe de prière pour expier les fautes des chrétiens durant le temps du carnaval [10]. Un autre motif qui revient souvent, surtout durant sa vie de jeune prêtre, est celui de s’imposer des pénitences pour recouvrer et maintenir toujours la ferveur de son union et de son dévouement au Seigneur.

Eugène de Mazenod s’est lancé sans se ménager dans l’apostolat. Mais il s’est rendu compte, un jour, que les pénitences qu’il s’était imposées en plus de son travail apostolique exténuant lui avaient miné la santé, alors que son apostolat constituait par lui-même un champ vaste où pratiquer l’abnégation.

À propos d’apostolat, le père Joseph Morabito, dans son livre Je serai prêtre, riche en théologie spirituelle, montre chez le Fondateur une autre raison profonde de chercher à se purifier. Ce motif est lié très étroitement à son charisme propre: «De son sacerdoce et de ses péchés jaillissaient un sentiment d’humilité et une réaction qui lui est personnelle: mettre son sacerdoce au service des plus humbles enfants de la famille du Maître» [11].

Une autre observation reste à faire en ce qui concerne l’esprit de mortification du Fondateur, observation que le père Morabito a notée avec beaucoup d’à-propos. Pourquoi le Fondateur nous a-t-il laissé des notes personnelles aussi détaillées où il s’acharne, parfois impitoyablement, sur ses péchés et sur son indignité? «Quand on a mal agi, répond l’auteur, il y a deux manières de réparer: la première en faisant oublier son péché s’il est public, et en le couvrant du silence s’il est secret; la seconde, c’est de reconnaître son péché, de s’humilier, de se faire connaître tel que l’on est, pour son humiliation et pour la gloire de Dieu. La première est celle des âmes ordinaires, la seconde celle des saints [12].

Après ces observations générales qui nous indiquent le sens de la pénitence chez le Fondateur, voyons maintenant, à partir de ses écrits et de sa vie, l’ardeur avec laquelle il s’y est engagé.

L’idée qu’il se faisait de sa position dans l’état «ecclésiastique», c’est ainsi qu’il définit sa propre condition, était très élevée. Elle le portait d’une part à se dissocier des membres du clergé peu à la hauteur de leur dignité et, d’autre part, à bien se garder d’une préparation personnelle hâtive. Les expressions qui suivent nous livrent le secret de toute l’ardeur qu’Eugène, séminariste, mettra dans le chemin qu’il a choisi.

«À Dieu ne plaise que je veuille négliger de prendre toutes les précautions qui peuvent assurer le succès de mon ministère. Déjà la grâce du Seigneur trouvera assez d’obstacles à vaincre dans mon peu de vertu et le grand nombre de mes imperfections sans que je veuille encore ajouter les difficultés extérieures qu’il m’est aisé de faire disparaître. Je veux que l’on me perde de vue, que l’on oublie Eugène, pour que l’on ne soit pas exposé à le confondre avec le prêtre. Je ne veux entrer en lice que quand je serai assuré de tout point et quand je serai moralement sûr de ne pas compromettre l’honneur de la religion qui me sera confié» [13].

Au séminaire de Saint-Sulpice, le jeune Eugène cherche à se mettre dans les meilleures dispositions d’âme pour plaire à Dieu. Il aura le repentir de ses fautes, certes, mais avec une grande confiance en Dieu. Celui qui aspire à être un ministre plus près de Dieu doit tendre à une vie chrétienne meilleure que celle des simples fidèles.

«Dévouement absolu aux ordres des supérieurs, soumission parfaite à la moindre de leurs volontés, quelque puériles qu’elles paraissent, quelque dures qu’elles puissent être pour un homme qui a vécu jusqu’à la vingt-sixième année de son âge dans la plus entière indépendance, même dans ce qui regarde la piété» [14].

Un regard sincère sur sa vie passée le pousse vivement à adopter une vie de pénitence pour expier ses fautes passées et se mettre au niveau de son nouvel état. Il dresse lui-même une liste des pénitences à faire: se lever du lit dès le réveil, demeurer à genoux durant la méditation; ne jamais prendre une seconde portion aux repas; jeûner le vendredi, en ne déjeunant pas et en mangeant peu au dîner et au souper. Il n’y a pas que les pénitences corporelles, il y a aussi les spirituelles: « […] il faut se souvenir de réprimer la volonté, je m’attacherai surtout à mortifier mon esprit, à étouffer les désirs déréglés de mon cœur, à soumettre cette volonté; je ferai mon possible pour dompter mon caractère […]» [15].

Dans sa retraite avant la prêtrise, il se plaint de son relâchement de ferveur. Le remède sera de redonner une nouvelle vigueur aux mortifications corporelles, parce qu’il s’est aussi rendu compte qu’elles commencent à peser. Il porte donc son effort sur l’observance exacte du règlement; se lever plus tôt pour avoir le temps de faire plus de choses; refuser tout ce qui le détourne de l’étude; reprendre le chapelet trois fois la semaine; réciter l’office divin plus lentement [16].

Du 1er au 21 décembre 1811, il fait la retraite qui le préparera immédiatement à la prêtrise. La méditation sur le fils prodigue l’amène à se demander ce qu’il faut faire pour satisfaire à la justice divine. Même si le père du fils prodigue n’exige, à son retour, aucune pénitence, les Écritures parlent souvent de la nécessité de la pénitence pour expier les péchés. Adam, David ont fait pénitence. Tous les saints ont été des modèles de pénitence. Est-il moins pécheur ou bien comprend-il mieux la doctrine du Sauveur? Il énumère ensuite les vertus qu’il veut pratiquer à travers la pénitence. Une des principales vertus est l’humilité non seulement devant les supérieurs, mais aussi devant les inférieurs. Un autre champ de mortification est la lutte contre la délicatesse et ce qu’il appelait la sensualité, mais qui était probablement la recherche du confort. Contre ces tendances, il recourt largement aux pénitences corporelles [17].

À peine ordonné, il s’empresse de se tracer une voie à suivre, maintenant qu’il est arrivé au but tant désiré. À la fin de décembre 1811, il établit son programme qu’il appelle «résolution générale»: «Résolution générale d’être tout à Dieu et pour tous, de fuir le monde et tout ce qu’il peut offrir de douceurs, etc. de ne chercher que la croix de Jésus Christ, les occasions pour me mortifier, de fouler aux pieds et de contrarier sans cesse la nature. Selon la parole de saint Pierre, je ne permettrai pas à mon cœur de former aucun désir qui regarde la terre: Obsecro vos tamquam advenas et peregrinos abstinere vos a carnalibus desideriis [Je vous exhorte, comme des gens de passage et des étrangers, à vous abstenir des convoitises charnelles] (1 P 2, 11)» [18].

En 1812, prêtre depuis peu de temps, il se trace un règlement personnel afin de maîtriser plus facilement sa ferveur. La section dédiée à la pénitence ne fait pas défaut: «Pour tâcher d’obtenir que le Seigneur exauce mes vœux, je joindrai à la plus exacte observance de la loi, la pratique de la mortification en sorte qu’elle soit répandue sur toutes mes actions, et dans toutes les circonstances de ma vie, me souvenant que la vie entière de Jésus Christ mon modèle fut une croix perpétuelle et un continuel martyr» [19].

Après quelques années de prêtrise, Eugène s’examine sur la durée de sa ferveur. Au cours d’une retraite il met par écrit les moyens opportuns de la préserver: «Si je veux marcher comme il faut cette année, il est indispensable que je m’arme de sévérité contre moi-même pour que rien ne me détourne de l’observation exacte de mon règlement particulier» [20].

Il s’impose une pénitence corporelle proportionnée à l’importance des exercices de piété omis ou mal faits et, si cela ne suffit pas, il se l’impose même par vœux. De cette série de manquements extérieurs, il passe ensuite à une maîtrise plus intérieure de l’orgueil, de la vanité, de l’amour propre, «un extrême penchant à parler du bien que je fais» [21], de la sensibilité du cœur. Sa pénitence n’est plus alors uniquement extérieure, mais aussi intérieure. Elle est vraiment admirable sa façon de lutter intérieurement contre un défaut. Par exemple, contre l’envie, il s’engage à parler en bien de ceux qui auraient pu éclipser sa personne.

En 1814, au cours d’une retraite, il revient encore sur la mortification, surtout intérieure: «Travailler sur la vertu de douceur, sur la mortification de la langue quand je suis piqué, sur l’humilité, l’amour-propre […]» [22].

De cette retraite nous avons diverses méditations sur Dieu, les quatre fins de l’homme et l’état sacerdotal. Le motif qui revient le plus souvent est celui de sa situation morale devant ces grandes réalités. La conclusion est toujours la même: Dieu m’a aimé et j’ai été ingrat. Si je veux être semblable à Jésus Christ dans la gloire, il faut que je sois semblable à lui dans les humiliations et les souffrances, semblable à Jésus crucifié [23].

Dans la quatorzième méditation, il est frappé par une vérité du plan de salut de Dieu: «[…] Jésus Christ, qui est la sagesse éternelle, ayant choisi les humiliations et l’anéantissement pour réparer la gloire de son Père, il faut nécessairement que ce soit le moyen le plus propre pour glorifier Dieu» [24].

Il espère que cette pensée lui sera infiniment utile dans la vie.

Durant la même retraite, dans la méditation sur la mortification de Jésus Christ dans la circoncision, le jeune prêtre affronte le chapitre de la mortification de façon systématique. Son directeur, à qui il doit obéir, ne lui permet pas de châtier son corps comme il le voudrait. Son désir de mortification lui fait imaginer alors d’autres façons de tenir son corps en respect. C’est ici que sa mortification s’affine. Il passe d’une mortification plus extérieure à une mortification plus intérieure; il veut être plus assidu dans le service, le sacrifice de ses aises, la mortification du regard, du langage et du goût.

«Mais ce n’est pas tout. La mortification de l’esprit et du cœur ne doit pas être oubliée. […] Étouffer sans cesse ces passions qui voudraient renaître de leurs cendres, calmer les premiers mouvements du cœur susceptible de plusieurs affections déréglées, combattre surtout cet amour-propre, éternel ennemi de toutes nos actions qu’il corrompt […]» [25].

Sa retraite à Bonneveine, en 1816, marque sans aucun doute une évolution. Il se rend compte que, en consacrant peu de temps au sommeil et au repas, il s’est ruiné la santé. Il croyait être comme les autres saints: «L’exemple des saints m’a séduit, mais apparemment que le bon Dieu ne demande pas la même chose de moi, puisqu’il semble m’en avertir par la diminution de mes forces et le dérangement de ma santé» [26].

On voit à travers ces considérations que ce n’est plus tellement Eugène qui cherche ardemment les moyens de souffrir avec son Seigneur; c’est au contraire l’Esprit lui-même qui le conduit par la main à découvrir dans le don même de soi un moyen de sanctification. Dorénavant, comme le fait remarquer le père Morabito, il n’y a plus de dualité entre la recherche personnelle de la sanctification et l’apostolat. L’apostolat devient lui-même le chemin unique du don de soi. C’est l’immolation totale: «Je dois, avant tout, me bien convaincre que je fais la volonté de Dieu, en me livrant au service du prochain, en m’occupant des affaires extérieures de notre maison, etc., et puis agir de mon mieux, sans m’inquiéter si, en travaillant de la sorte, je ne puis pas faire d’autres choses pour lesquelles j’aurais peut-être plus d’attrait et qui me sembleraient aller plus directement à ma propre sanctification» [27].

Il se rend compte désormais qu’il ne peut être lui-même l’arbitre de ses initiatives ascétiques. L’Esprit Saint lui fait comprendre qu’il doit s’en remettre à son directeur spirituel. En effet, dans une retraite de 1817, il promet de nouveau de se laisser guider par l’avis de son directeur, sans tomber dans aucun excès dans un sens ou dans l’autre. L’année suivante, il revient sur ce point avec plus de précision et un regret diffus de devoir abandonner les pratiques de pénitence qui l’avaient fait grandir dans l’amour du Seigneur, du sacerdoce et de l’apostolat: «J’ai senti le besoin de mener une vie encore plus mortifiée et j’ai désiré ardemment de le faire. Une seule chose m’a fait de la peine et c’est la crainte qu’on ne s’y oppose et que mon directeur ne se prévale du vœu d’obéissance que je lui ai fait pour mettre des obstacles à ce qui me semble évidemment la volonté de Dieu. […] Je demanderai avec instance à mon directeur de me permettre de suivre l’attrait qui me porte fortement à mener une vie pénitente. Je crois que ce serait contrarier l’esprit de Dieu que de vouloir s’y opposer plus longtemps, sous prétexte que ma santé a besoin de ménagements» [28].

L’ÉVÊQUE ET LE SUPÉRIEUR GÉNÉRAL

Comme évêque et supérieur général, l’Esprit de Dieu qui le dirigeait lui fit comprendre que le temps passé à ses mille occupations constituait en lui-même un sacrifice.

«Jeunes gens de bonne volonté, vous ne parviendrez pas à me donner des scrupules, tout affligé que je puisse être de ne pouvoir pas en faire davantage. Quand on se lève à 5 heures du matin et que l’on se couche à près de minuit, qu’on ne se permet pas une promenade d’une demi-heure, qu’on est du matin au soir au service de tout le monde et qu’on passe à son bureau, la plume à la main, tout le temps que l’exigence ou l’indiscrétion laisse libre, on ne peut pas se reprocher de ne pas faire son devoir» [29].

Dans ses notes de retraite annuelle de 1831, le Fondateur fait un petit commentaire de la Règle qu’il avait lui-même écrite. Mais à le lire, on ne dirait pas que c’est lui qui en est l’auteur. Il cite la Règle comme une œuvre de l’Église et de Dieu. Il manifeste, à peu près comme un novice qui la lit pour la première fois, son étonnement devant la beauté et la vigueur de ses preions.

Commentant l’article 6, il écrit: «Toutes ces choses sont précieuses. Elles sont éminemment propres à nous maintenir dans l’esprit de notre vocation, à nous faire acquérir de nouvelles vertus et de plus abondants mérites, c’est pourquoi la Règle insiste pour que le Missionnaire, celui surtout qui a procuré de plus éclatants services à l’Église, celui qui a procuré plus de gloire à Dieu et sauvé le plus grand nombre d’âmes dans l’exercice des saintes missions, accoure joyeux dans le sein de nos communautés pour s’y faire oublier des hommes et se retremper par la pratique de l’obéissance et de l’humilité et de toutes les vertus cachées, dans l’esprit de sa vocation et la ferveur de la perfection religieuse, sans négliger les autres devoirs» [30].

Ces mots, le Fondateur ne les a, évidemment, pas écrits en pensant à lui-même, mais à l’Oblat idéal. Dans la pratique, cependant, nous savons qu’il a donné par sa vie l’exemple d’un Oblat selon la Règle.

LA MORTIFICATION DANS LA CONGRÉGATION

1. SELON LES RÈGLES DE 1818 A 1966

Dans les premières éditions de la Règle, le chapitre VIII est consacré à la mortification et aux pénitences corporelles. Il s’inspire du paragraphe «De la mortification et des pénitences corporelles» de la Règle de saint Alphonse. Mais le Fondateur apporte de profondes modifications aux articles qui regarde le jeûne, la «discipline» et le sommeil. Il omet deux articles et en ajoute deux autres.

Dans le premier manuscrit français de 1818 [31], le Fondateur commence le paragraphe sur la mortification en rappelant aux ouvriers évangéliques que, s’ils veulent retirer des fruits de leur travail, ils doivent tenir compte de la mortification, surtout celle intérieure de la volonté et des passions. Il poursuit en donnant, pour la mortification extérieure, une liste des jours où les Oblats doivent jeûner. Pour ce jeûne, il précise même la quantité de nourriture à prendre. Le Fondateur ne prescrit pas de macérations; mais, en rappelant celles que saint Philippe de Néri et saint Alphonse avaient prescrites à leurs fils, il semble inviter les siens à suivre ces exemples. Parmi les différentes mortifications énumérées, il souhaite qu’on utilise un grabat plutôt qu’un lit confortable invitant au repos prolongé et, par conséquent, contraire à la mortification [32].

Dans le premier texte de la Règle, au chapitre sur la fin de l’Institut, le Nota Bene [33] deviendra la célèbre Préface de toutes les éditions subséquentes. Le Fondateur y trace déjà la voie de la pénitence pour les nouveaux missionnaires, appelés à être les nouveaux apôtres et à proclamer, même à travers la mortification, l’Évangile: «Vivre dans un état habituel d’abnégation […] en travaillant sans relâche à devenir humbles, doux, obéissants, amateurs de la pauvreté, pénitents, mortifiés, détachés du monde et des parents, pleins de zèle, prêts à sacrifier nos biens, nos talents, notre repos, nos personnes et notre vie pour l’amour de Jésus Christ» [34].

De 1819 à 1825, notre Règle connut une période de perfectionnement. Ce travail se trouve dans un document connu sous le nom de Manuscrit Honorat I et II [35].

Dans le manuscrit I, au paragraphe «De la mortification et des pénitences corporelles», on abolit le jeûne le vendredi précédé ou suivi d’un jour de jeûne et on ajoute la défense de se donner la discipline dans la permission du supérieur [36]. Dans le manuscrit II, on abolit le jeûne durant l’octave de Noèl et la veille de la fête de saint Vincent de Paul et on ajoute celui de la veille de la fête du patron titulaire de l’église.

Le manuscrit III ne révèle rien de nouveau et le manuscrit IV, dernière étape de perfectionnement, est identique au manuscrit V, connu comme le manuscrit Jeancard. C’est ce dernier que le Fondateur a présenté à Rome; il est introuvable. Le manuscrit VI est la copie qu’il a faite à partir de celui de Jeancard.

Dans la révision de 1843, on n’apporte aucun changement. Dans celle de 1850, on ajoute les «Exercices de la fin de l’année»: exposition du saint sacrement pour demander à Dieu pardon pour toutes les infidélités et pour les péchés commis durant le cours de l’année. On ajoute aussi le jeûne de la veille de la fête du Sacré-Cœur et on abolit celui de la veille de la fête de saint Alphonse. Dans ses résolutions de retraite de 1808, à Saint-Sulpice, Eugène de Mazenod avait décidé de se contenter, pour déjeuner, du premier morceau de pain qu’on lui aura donné, sans en demander un second [37]. Il conserva cette habitude même après le séminaire et voulut l’adopter dans la Règle. Mais il dut tenir compte d’abord du travail souvent excessif des missionnaires et ensuite des besoins des étudiants pour qui cette pratique fut souvent mitigée au cours des années [38].

Quant à la discipline, elle est au début, en 1818, facultative. Mais la coutume est de se la donner tous les vendredis. Le Fondateur donne l’exemple en se la donnant jusqu’au sang [39]. Même en 1826, elle ne devient pas obligatoire; le Fondateur, cependant, la recommande souvent dans ses écrits et ses lettres [40]. En 1826 encore, on laisse porte ouverte à l’usage du matelas, mais le Fondateur restera toujours fidèle à la paillasse [41]. En 1908, à propos du vœu de chasteté, on ajoute: «Pour l’obtenir [la pureté des anges], livrons-nous avec ardeur à l’oraison, à la mortification […]». Dans la révision de 1926, on supprime l’article sur le déjeuner; il n’est plus possible d’en tenir compte. On adoucit aussi l’article sur le lit [42].

2. LA REVISION DE 1966

Les Constitutions et Règles de 1966, en parlant de l’homme apostolique, rappellent à l’Oblat la nécessité de la mortification pour vaincre sa suffisance ou sa timidité, sa paresse ou son imprudence par l’imitation de «Celui qui s’est anéanti en prenant la forme d’esclave» [43]. «Dans une société où circulent de forts courants d’athéisme et d’incroyance», il est donc invité, comme saint Paul, à «achever en lui ce qui manque aux épreuves du Christ pour son corps qui est l’Église» [44]. «Il se soumettra généreusement aux purifications que Dieu lui inspire ou lui ménage, afin de devenir plus apte à aimer les hommes avec le cœur du Christ» [45]. Les Constitutions invitent enfin les scolastiques à acquérir, sous le patronage de l’Immaculée, «l’esprit missionnaire, fait de renoncement à soi-même pour suivre le Christ» [46].

Pour faire face aux dangers inhérents à leur ministère, les missionnaires feront usage de la mortification, de la sobriété et de la garde des sens [47]. Dans le paragraphe qui traite de la vie de prière, la Règle rappelle à l’Oblat qu’il doit accepter «toutes les épreuves du ministère, de la vie commune, les peines personnelles» et répondre «généreusement aux inspirations du Seigneur, invitant à d’autres formes de pénitence volontaire» [48].

3. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1982

Comme dans les Constitutions de 1966, il n’y a pas, dans celles de 1982, de section détaillée réservée à la pénitence, mais on y affirme avec énergie la nécessité de la mortification. Dans la première partie sur le charisme oblat, la constitution 4 met la croix de Jésus au cœur de la mission de l’Oblat. Nous prêchons Jésus Christ et Jésus Christ crucifié: les souffrances présentes dans notre corps sont signe que la vie du Christ est, elle aussi, présente.

La constitution 18 revient sur la mortification comme sur un des moyens d’être fidèle au vœu de chasteté. La constitution 34 reprend le principe de la mortification qui a son origine dans le ministère et la vie commune, et aussi dans l’inspiration qui vient du Seigneur [49].

4. LA MORTIFICATION CHEZ LES NOVICES ET LES SCOLASTIQUES

La mortification a toujours été une tradition dans toutes les maisons de formation de la Congrégation. Dans un rapportsur les noviciats, paru en 1951 [50], le Directeur des études d’alors, le père Daniel Albers, note que tous les novices font des pénitences publiques, du moins celle qui consiste à se mettre les bras en croix durant la lecture de l’Écriture Sainte. Mais il remarque que, déjà à cette époque, «les jeunes répugnent à ces pratiques, moins par manque de mortification […] que parce qu’ils n’y voient que des «simagrées». «On tâche de leur faire comprendre que ces pénitences maintiennent l’esprit de pénitence et se révèlent même pour certains un exercice réel et profitable de mortification et d’humilité; elles soulignent les manquements pour lesquels ils se les imposent, elles manifestent en outre l’esprit de docilité aux désirs du Père Maître des novices qui y tient mais n’impose rien» [51].

Dans les noviciats, on fait aussi des pénitences pour des motifs d’apostolat. On les retrouve en général dans toutes les écoles de spiritualité du temps; elles manifestent sûrement une conviction constante dans toute l’Église. D’ailleurs, le Fondateur le rappelle dans la Préface: «Si l’on pouvait former des prêtres zélés, désintéressés, solidement vertueux, des hommes apostoliques en un mot, qui, après s’être pénétrés de la nécessité de se réformer soi-même, travaillassent de tout leur pouvoir à convertir les autres, on pourrait se flatter de ramener bientôt les peuples égarés à leurs devoirs trop longtemps méconnus».

Dans un article sur la vie spirituelle du scolastique le père Maurice Gilbert consacre une partie entière à l’ascèse. Partant de l’expression de saint Vincent Ferrier qu’il faut «adapter son corps au service du Christ», l’auteur conclut que si le service du Christ revêt des formes bien diverses, l’ascèse aussi doit varier selon la nature du service commandé. La vie ascétique du scolastique doit se conformer à sa vie d’étude en vue de l’apostolat [52].

La vie du scolastique doit aussi tenir compte de ses rapports avec le monde. L’article 726 de la Règle de 1926 peut sembler exagéré de nos jours, mais la vie consacrée n’est-elle pas en elle-même une «part» du Seigneur?

«Ils adapteront comme règle primordiale de fuir le monde, d’éviter les conversations des séculiers, d’avoir en horreur leurs pompes, les plaisirs et les maximes du siècle; ils réprimeront la curiosité qui les porterait à s’informer de ce qui se passe dans le monde, ils ne se trouveront jamais dans les assemblées mondaines, ils s’interdiront toutes sortes de spectacles ou jeux publics, et ils prendront garde de s’arrêter dans les rues pour regarder çà et là les diverses attractions dont se repaît la vaine curiosité des séculiers».

«Pour le scolastique qui veut s’immoler, dit le père Gilbert, […] l’occasion s’offre partout: un examen à préparer, un cours fatigant à accepter joyeusement, une sortie à sacrifier, un dolce far niente à remplacer par un travail de recherche. […] On veut tellement parfois montrer la vie de perfection comme pleinement conforme à la nature, à la culture, qu’on risque d’édulcorer, d’affadir les exigences de l’ascèse chrétienne et religieuse. Comme tout religieux, le scolastique doit ne pas reculer devant le sacrifice, ne jamais faire un pas de côté pour esquiver la croix. Mais surtout il doit s’appliquer à cet ascétisme que requiert sa vie d’étudiant religieux, à cette mort à tant d’activités et de tendances bonnes en soi peut-être, mais auxquelles il lui faut renoncer pour s’adapter parfaitement au service du Christ» [53].

CONCLUSION

En terminant, je voudrais citer un paragraphe de la dernière biographie du Fondateur que l’on a écrite avant sa béatification; il est tiré du chapitre intitulé «L’homme, le spirituel, l’apôtre»: «Ce qu’avait d’intense et de profond la vie spirituelle de Mgr de Mazenod ne pouvait échapper à ses diocésains. Son austérité tout particulièrement les impressionna. Personne n’ignorait l’intransigeance dont il fait preuve en matière d’abstinence, jusque dans les réceptions officielles, y compris celles de Sa Majesté Impériale. Y servait-on du gras les jours défendus, l’évêque repoussait tous les plats, voire ne dépliait pas sa serviette. On savait qu’il multipliait les jeûnes et les pratiquait de façon tellement stricte que sa collation du soir se réduisait à un verre d’eau et à quelques bouchées de pain. Même dans sa vieillesse, le prélat n’en réduisit ni le nombre ni la rigueur, et à ceux qui invoquaient son grand âge pour lui conseiller de les espacer ou de les adoucir, il répondait: «Mes quatre-vingts ans peuvent m’en dispenser; ils ne me dispensent pas de faire pénitence de mes péchés». Quant aux pénitences corporelles, depuis son séminaire il ne cessa pas de se les infliger» [54].

Dans le domaine de la mortification, beaucoup de choses ont changé, non seulement dans la pratique de la vie chrétienne, mais aussi dans la réflexion théologique et ascétique. Les exigences de l’Évangile, la prédication des Apôtres et l’exemple des saints nous ont laissé, cependant, une empreinte tellement profonde qu’il sera difficile, pour les disciples du Christ de quelque époque que ce soit, de les ignorer.

Nicola Ferrara