1. L’oraison dans la bible et l’histoire de la spiritualité jusqu’au temps du fondateur
  2. L’oraison dans la vie et les écrits du fondateur
  3. L’oraison dans la congrégation de 1861 à 1982
  4. L’oraison dans les constitutions et règles de 1982
  5. Conclusion: regard sur l’avenir

Traiter adéquatement de toutes les formes de prières en remontant jusqu’au temps du Fondateur serait une trop grande entreprise pour le présent article. Je me limiterai donc à une forme de prière: «la prière silencieuse et prolongée de chaque jour» (C 33) ou l’oraison mentale à laquelle les Oblats s’adonnent tous les jours.

L’ORAISON DANS LA BIBLE ET L’HISTOIRE DE LA SPIRITUALITÉ JUSQU’AU TEMPS DU FONDATEUR

Les Hébreux n’avaient pas de terme générique pour désigner la prière. Ils avaient recours à une multitude d’expressions pour traduire les nombreuses façons de s’adresser à Dieu, par exemple: action de grâce, lamentation, chant, danse, louange, prostration, élévation, écoute.

Les auteurs du Nouveau Testament utilisent eux aussi diverses expressions qui ont cependant tendance à se ramener au mot proseuchè lorsqu’ils parlent de la prière en général. C’est, par exemple, le terme que Luc utilise pour décrire la scène de la chambre haute après l’ascension: «Tous, unanimes, étaient assidus à la prière, avec quelques femmes dont Marie la mère de Jésus» (Ac 1, 14). Tout en maintenant un certain caractère générique, Paul distingue les prières, proseuchas, des demandes, des supplications et des actions de grâces [1]. Les synoptiques utilisent régulièrement le nom proseuchè ou sa forme verbale, pour souligner la prière solitaire de Jésus [2]. De plus, ils emploient ce terme pour désigner l’attitude générale des chrétiens dans la prière (Mt 5, 44; Lc 18, 1) aussi bien que la «prière dans le secret» (Mt 6, 5-8).

Proseuchè désigne aussi le lieu où les prières sont offertes, d’où le mot oratoire [3].

À leur époque, les Pères grecs ont continué d’utiliser le mot proseuchè, tandis que les Pères latins en enfermaient le sens fondamental dans le mot oratio, qui est à l’origine d’oraison et d’oratoire. L’Église d’Orient comme celle d’Occident ont donné à leur mot respectif désignant la prière un sens d’abord de demande. Le mot signifiait alors à toutes fins utiles prière de demande. Pourtant saint Augustin, parmi d’autres, prenait soin d’indiquer que la vraie prière consiste plus en un élan du coeur vers Dieu — affectus cordis et desiderium — qu’en une longue série de demandes précises [4].

Au Moyen-Age, on fait plusieurs distinctions à propos de l’oraison. Par exemple, on distingue entre le singulier et le pluriel du mot. Au singulier, le mot prière veut dire l’élévation de l’intérieur d’une personne vers Dieu de quelque façon que ce soit. Au pluriel, le mot se rapporte aux demandes particulières que l’on adresse au Seigneur. Un autre exemple est la différence que l’on fait entre la prière de méditation et celle de contemplation. La méditation consiste en une application laborieuse de l’intelligence et de l’imagination aux choses de Dieu en rapport avec la condition humaine. Le but de cet exercice est d’en arriver à la componction et à une plus grande pureté d’intention. Par contraste, la prière de contemplation se veut un regard plus calme et plus affectif sur le Seigneur. Le verbe orare englobe les différentes formes de prière, de l’Office divin à la contemplation [5].

Du XVIe siècle jusqu’à l’époque d’Eugène de Mazenod, on insiste beaucoup sur l’oraison que l’on présente comme un exercice spirituel bien précis. Différents maîtres, comme Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila, François de Sales, Pierre de Bérulle et Jean-Jacques Olier avec l’École française de spiritualité, proposent diverses méthodes de prières ou poussent plus loin l’étude des degrés de la prière. Durant ces siècles, le mot oraison était encore employé dans un sens générique, désignant toute forme de prière. Mais il a fini, à la longue, par désigner une forme spécifique de prière: une prière personnelle solitaire avec ses méthodes et ses degrés. On parle alors de la méthode d’oraison de saint Ignace, de celle de François de Sales ou de Pierre de Bérulle ou encore des différents degrés ou mode d’oraison: oraison mentale, oraison affective, oraison du coeur, oraison de quiétude, oraison d’union, etc. [6].

L’ORAISON DANS LA CONGRÉGATION DE 1861 À 1982

La révision de 1928 des Constitutions et Règles ne toucha pas au texte de 1826 et de 1853. Seul le numéro changea pour devenir 254.

La révision de 1966, cependant, apporta des changements majeurs à presque tous les articles. Ils firent l’objet non seulement d’une réflexion à la lumière du concile Vatican II, mais d’une formulation et d’une présentation complètement nouvelle. De plus, on adopta en 1966 la division entre Constitutions, preions que seul le Saint-Siège peut modifier, et Règles, que le Chapitre général peut changer. À la suite de la Préface, nous trouvons deux cent quinze Constitutions, suivies de deux cent trente-sept Règles, chaque section ayant sa propre numérotation.

L’article sur l’oraison, qui était demeuré inchangé pendant presque cent cinquante ans, fut complètement révisé. Il fut même divisé en une Constitution et une Règle: «Dans la prière silencieuse et prolongée de chaque jour, il se laissera modeler par le Seigneur, afin de se soumettre à sa lumière et de s’adapter aux exigences salutaires du Royaume. Coopérateur du Sauveur, il trouvera en lui, en tout et partout, l’inspiration de sa conduite» (C 59).

«Chacun consacrera une heure au moins par jour à l’oraison, les modalités de temps et de lieu en seront précisées par le supérieur, après avis du Provincial, de telle sorte que l’on maintienne, autant que possible, l’oraison du soir devant le Saint Sacrement» (R 110).

Si on compare ces textes à celui des éditions de 1818, 1826, 1853 et 1928, on note plusieurs changements. Ce qui était une heure et quart devient «une heure au moins». On ne dit plus qu’une partie doit être faite le matin et une autre le soir. Disparue aussi la mention de la prière du matin et des vertus théologales à méditer. On insiste un peu plus sur la dimension christologique, la suite du Christ. Il est évident qu’on entend laisser une plus grande flexibilité quant au temps et au lieu de l’oraison. On mentionne l’influence que cette forme de prière doit exercer sur le ministère de l’Oblat.

Ces changements reflètent sous plusieurs aspects l’évolution de la spiritualité depuis le temps d’Eugène de Mazenod. Son inspiration du début est cependant préservée.

Depuis la mort du Fondateur, tous les Supérieurs généraux ont insisté sur l’importance de l’oraison dans la vie et l’apostolat de l’Oblat. Il n’est pas nécessaire d’y revenir ici. Je voudrais, cependant, finir cette troisième partie en résumant comment certains Oblats du commun des mortels ont perçu l’oraison.

Plusieurs textes illustrent cela. J’ai choisi, en raison de sa brièveté et de son caractère universel, un rapport de 1951 sur les noviciats par le père Daniel Albers, alors directeur général des études [39]. Le rapport présente les attitudes et les coutumes observées par une grand nombre. Même s’il a été rédigé au milieu du siècle, il reflète ce qui a été transmis depuis plus de cent ans. Il vise les noviciats, mais c’est là que notre formation a reçu son premier élan. En ce qui concerne le sujet de cet article, le rapport distingue entre la méditation du matin et l’oraison du soir.

La méditation du matin. La plupart des maîtres des novices enseignent la méthode sulpicienne simplifiée. D’autres enseignent «les méthodes de saint Ignace. Plusieurs expliquent aux novices les différentes méthodes, en les invitant à utiliser celle qui leur conviendra le mieux, ou à se faire une méthode personnelle d’oraison, les méthodes n’étant que des exemples de ce qu’on peut faire» [40]. Les livres de méditation les plus fréquemment cités sont des classiques: Plus, Marmion, saint François de Sales, Saudreau, Rodriguez, Hamon, etc. Quelques-uns conseillent aussi le Nouveau Testament, le missel, l’Imitation de Jésus Christ, le cours de spiritualité et, après quelques mois, la Règle.

L’oraison du soir. L’oraison du soir se fait à la chapelle, sauf rares exceptions (grandes promenades). Fréquemment, il y a des saluts du Saint Sacrement, qui comportent ordinairement un quart d’heure d’adoration en silence. Quant à la méthode utilisée, l’oraison tend à revêtir un caractère plus affectif et plus libre que la méditation du matin. Certains présentent l’oraison du soir comme un coeur à coeur avec Jésus. Dans quelques noviciats, on conseille de ne pas se servir de livre durant l’oraison ou du moins on permet de prendre un livre en mettant en garde cependant contre la simple lecture [41].

Distinction entre méditation et oraison. «Quelques rapports ne jugent guère utile de faire de différence entre méditation et oraison. […] La méditation doit aboutir à l’oraison, i.e. à une vie d’union plus intime et plus simple avec le Christ et par Lui à la Sainte Trinité. Mais on dit cependant que l’oraison est en principe plus affective.

Un rapport présente ainsi la différence entre méditation et oraison: La méditation au début de la journée doit fournir des motifs de vie et d’action. L’intelligence éclairée par l’Esprit Saint doit trouver dans la méditation les raisons qui nous feront davantage connaître et aimer, amour qui trouvera sa preuve et son expression dans la résolution. […] L’oraison présentée comme le coeur à coeur avec Notre-Seigneur aura une forme simple, moins didactique, plus affective» [42]. À la fin du jour, elle invite l’Oblat à placer devant le Christ, dans un acte de simple abandon, les joies et les peines du ministère et de la vie communautaire.

Dans la plupart des noviciats, on distingue ainsi méditation et oraison: «On dira par exemple que l’une cherche surtout l’amendement de la vie, l’autre la contemplation; ou bien la méditation insiste sur les considérations, l’oraison sur les affections; ou que la méditation est plus discursive, méthodique et plus générale dans son objet, l’oraison plus affective et plus christocentrique, même eucharistique; ou encore que l’une s’applique à méditer un sujet précis pour arriver à l’union avec Dieu et découvrir les moyens de se perfectionner, l’autre est une conversation très libre avec Dieu sur la journée, où l’on parle un peu de tout, etc.» [43].

L’ORAISON DANS LA VIE ET LES ÉCRITS DU FONDATEUR

Lorsqu’Eugène de Mazenod entre en scène, toutes les façons dont nous avons parlé de concevoir la prière et l’oraison étaient à la mode. Dans sa lettre du 9 octobre 1815 à l’abbé Henry Tempier, l’abbé de Mazenod indique les sources de la règle de vie de la communauté qu’il entend mettre sur pied: «les statuts de saint Ignace, de saint Charles pour les Oblats, de saint Philippe de Néri, de saint Vincent de Paul et du bienheureux Liguori» [7]. Nous savons pourtant que notre généalogie spirituelle est beaucoup plus complexe que cela [8]. On connaît jusqu’à quel point les Constitutions et Règles de la Société des Missionnaires de Provence doivent à ces sources, surtout à la règle de saint Alphonse. Cette dépendance ne s’applique pas qu’en général; elle s’applique aussi au mot à mot de plusieurs textes. Qu’en est-il de la prière? Où Eugène de Mazenod s’est-il inspiré pour la notion et la pratique de l’oraison?

Au début de la Congrégation, la structure des exercices spirituels est le résultat du croisement de plusieurs sources. L’horaire quotidien en vigueur à cette époque révèle une forme liguorienne. Mais la formulation de plusieurs des prières en usage alors est empruntée à l’École française, comme par exemple, la prière du matin, l’acte de communion spirituelle O Jesu vivens in Maria [O Jésus vivant en Marie] par lequel se terminait la méditation du matin, et la consécration mariale O domina mea [O ma Souveraine] qui couronnait l’examen particulier.

1. LA PREMIÈRE EXPERIENCE D’ORAISON

Eugène de Mazenod a, sans doute, comme la plupart de nous, appris ses prières, le Notre Père, le Je vous salue Marie, etc., sur les genoux de sa mère, de sa tante ou de sa grand-mère. Pourtant, très tôt, on le retrouve absorbé dans des moments de prière personnelle, quelque chose proche de ce qu’il appellera plus tard l’oraison. C’est le souvenir qui lui revient au moment où il se prépare à l’ordination au presbytérat: «Dieu avait mis en moi je dirai presque comme une sorte d’instinct pour l’aimer; ma raison n’était pas encore formée que je me plaisais à demeurer en sa présence, à élever mes faibles mains vers lui, à écouter sa parole en silence comme si je l’eusse comprise; naturellement vif et pétulant, il suffisait de me conduire à la face des autels pour obtenir de moi la douceur et la plus parfaite tranquillité tant j’étais dès lors ravi des perfections de mon Dieu, par instinct comme je disais, car à cet âge je ne pouvais les connaître» [9].

C’est ainsi que, en remontant aussi loin qu’il le pouvait dans sa vie, Eugène se découvrait à l’occasion à l’écoute de Dieu dans le silence. Cependant, son initiation à la prière personnelle comme exercice spirituel structuré lui est probablement venu du guide qu’il a eu au temps de son exil à Venise, don Bartolo Zinelli. Celui-ci était membre de la Société des Pères de la Foi (Paccanaristes), un groupe de prêtres désireux de se faire jésuites quand la Compagnie serait canoniquement rétablie. Adolescent, il a donc mené une vie très réglementée durant ces années et s’est adonné d’une façon régulière à quelque chose d’apparenté à la méditation ignatienne.

À son retour de Palerme, alors qu’il n’était encore qu’au début de la vingtaine, Eugène se mit sous la direction d’un ancien Jésuite, le père Magy. Réduit à l’état séculier en raison de la suppression, à l’époque, de la Compagnie de Jésus, le père Magy n’en tenait pas moins à ses racines et à la tradition ignatiennes. En août 1805, Eugène, encore laïque, prit part à une retraite prolongée offerte par l’ancien Jésuite. Durant ces exercices spirituels, il consacrait chaque jour trois ou quatre périodes d’une heure à l’oraison, chacune suivie d’une revue écrite de quinze minutes. Ces périodes de prière s’accomplissaient en commun, c’est-à-dire que tous les retraitants demeuraient ensemble dans la même pièce, probablement un oratoire, une chapelle ou une église, même si l’oraison de chacun devait avoir, selon la méthode ignatienne un caractère personnel et méditatif [10].

De 1808 à 1812, d’abord comme séminariste puis comme directeur à Saint-Sulpice de Paris, Eugène s’est imprégné profondément de la spiritualité de l’École française. Quelques semaines après son retour à Aix, l’abbé de Mazenod rédigeait pour son propre usage un document important qui comprend deux parties. La première contient un règlement de vie général. La deuxième ajoute un règlement particulier qui détermine l’emploi des heures de chaque jour. Eugène a composé ce règlement en décembre 1812, durant une retraite personnelle qui lui a servi, en partie, de préparation immédiate à son entrée dans le ministère à plein temps.

2. LE RÈGLEMENT DE VIE DE 1812

Pour ne pas laisser croire que les attitudes et les résolutions exprimées dans ce document servent uniquement de préparation au ministère plutôt qu’à un engagement à plein temps pour toute la vie, l’abbé de Mazenod commence par ces mots: «Voici le règlement que je me suis prescrit et que j’observerai toute ma vie, Dieu aidant, avec les modifications que des circonstances impérieuses m’obligeront d’y apporter, mais seulement pour l’ordre des différents exercices» [11].

Son règlement de vie, qui couvre une douzaine de pages dans le livre du père Rambert, se subdivise en trois parties: 1. une introduction où il aborde les questions d’exactitude, de ferveur et de persévérance; 2. un long passage sur les devoirs envers Dieu; 3. les exercices de piété. Il est intéressant de noter qu’Eugène parle de la prière dans la seconde partie et de l’oraison dans la troisième. Au titre de la prière, il met la messe et l’Office divin; à celui des exercices de piété, il traite de la présence de Dieu, de l’oraison, de la lecture spirituelle et de la visite au Saint Sacrement. À propos de l’oraison, il dit ceci: «Je ne dirai rien sur l’oraison, parce qu’il en faudrait trop dire; j’en connais assez l’importance, je sais trop ce qu’en pensent les saints; et cette maxime consacrée par l’expérience qu’il n’est point vraiment de bon prêtre sans l’oraison, m’a été trop inculquée pour que je puisse jamais l’oublier, et pour que je sois jamais tenté d’en abandonner le saint exercice. L’oraison est le vrai pain quotidien du prêtre; c’est là qu’il trouvera force, lumière, consolation dans toutes les peines dont sa vie est traversée; c’est là que Dieu, se communiquant à lui par l’union intime de ses inspirations et de sa grâce, lui donnera abondamment tout ce dont il a besoin pour remplir dignement son ministère, le rendre utile et profitable à son âme et à celle de ses frères…» [12].

Dans le règlement particulier qui précise l’emploi de chaque heure du jour, l’abbé de Mazenod indique le sens qu’il entend donner à sa façon de dépenser son temps. Au sujet de la prière personnelle, il écrit ceci: «Étant entièrement habillé, je passerai dans mon oratoire pour y vaquer au saint exercice de l’oraison, que je commencerai par la prière vocale extraite des oeuvres de M. Olier.

«Convaincu qu’un prêtre ne peut se sanctifier que par l’oraison et que de l’oraison dépend le fruit de mon ministère, j’emploierai tous les jours au moins une heure à ce saint exercice.

«Si par hasard il arrivait qu’il ne me fût pas possible de la faire en entier, le matin, j’y suppléerais fidèlement dans la journée. Je ferai en sorte que l’oraison précède immédiatement la sainte messe […]» [13].

Eugène de Mazenod, qui avait alors trente ans, nous a laissé peu d’indications sur la façon dont il employait cette heure de prière. Il commence son oraison par la prière vocale de M. Olier. Puis, il lit plusieurs chapitres de la Bible, probablement en les méditant. Finalement il conclut cet exercice en prenant certaines résolutions [14].

Le déroulement de cet exercice de prière laisse voir qu’il a pu faire une adaptation et une intégration personnelles de trois méthodes d’oraison: celle de saint Ignace, de Saint-Sulpice et de saint Alphonse de Liguori.

Au mois de décembre 1814, l’abbé de Mazenod fait une retraite privée de huit jours basée sur les exercices de saint Ignace. Il utilise un livre du père François Neveu, s.j., intitulé Retraite selon l’esprit et la méthode de saint Ignace pour les ecclésiastiques [15]. Il faisait cette retraite dans un contexte de véritable crise de vocation qui consiste à savoir s’il doit entrer dans un ordre monastique ou se lancer corps et âme dans la vie apostolique. La retraite elle-même n’apporta pas de réponse définitive à son problème. La décision devait venir quelques mois plus tard [16]. Cette retraite a pourtant préparé le terrain pour la solution de cette crise en lui inculquant la conviction qu’il était en vérité possible d’intégrer une vie intérieure intense à une vie apostolique ardente. La clé de cette intégration serait la fidélité à une heure complète d’oraison chaque jour.

C’est ce qui ressort de deux remarques faites par Eugène durant sa retraite de 1816. Il pensait peut-être alors à la réaction de Jésus devant Marthe dans Luc, 10, 38-42: «[…] un peu plus d’oraison, beaucoup moins de souci et de manège.

«D’après cette réflexion je prends la résolution de m’arranger de façon à faire plus d’oraison que je ne n’en ai fait jusqu’à présent. C’est là où je dois m’accoutumer de traiter mes affaires et celles de notre communauté, de notre jeunesse» [17].

Durant cette même retraite l’abbé de Mazenod décrit ce qu’on peut considérer comme son attitude fondamentale durant l’oraison de même que l’essentiel de son esprit de récollection. Il faisait peut-être allusion à Jean 15, 5. Ce qui suit est la première de quatre résolutions: «De vivre dans la retraite, retraite intérieure j’entends, entièrement occupé de l’Époux de mon âme qui daigne faire en elle comme son habitation permanente» [18].

3. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DES MISSIONNAIRES DE PROVENCE (1818)

Le premier texte des Constitutions et Règles de la Congrégation naissante, écrit de la main d’Eugène de Mazenod à Saint-Laurent du Verdon en août-septembre 1818, mentionne spécifiquement l’oraison dans différents contextes. Le Fondateur utilise aussi des termes qui s’y rapportent, comme silence, prière, méditation, recueillement et contemplation. Les cinq passages suivants comportent le mot oraison:

«La communauté étant assemblée en habit de choeur, le missionnaire qui est en semaine sort le saint ciboire et le pose sur l’autel. On psalmodie de suite tous ensemble l’itinéraire des clercs, dont les répons sont dits par les choristes, et les oraisons, par l’officiant […]» [19].

«Lorsqu’on sera arrivé à l’église, on exposera le très Saint Sacrement et on chantera le Veni Creator, le verset et l’oraison […]» [20].

«Les missionnaires se lèveront à quatre heures. Ils n’emploieront qu’un quart d’heure pour s’habiller. Ils feront ensemble une demi-heure d’oraison […]. Lorsque, à raison de la saison ou du concours, on n’aura pas pu faire l’oraison le matin, on ne se dispensera jamais de la faire avant l’examen particulier […]» [21].

«On fera l’oraison mentale en commun en deux temps dans la journée: le matin, dès après la prière du matin, au moins pendant trois quarts d’heure, et le soir, autour de l’autel en guise de visite au très Saint Sacrement, pendant une demi-heure. On fera spécialement les méditations sur les vertus théologales, sur la vie et les vertus de Notre Seigneur Jésus-Christ, que les membres de la Société doivent vivement retracer en eux […]» [22].

«La vie entière des membres de la Société doit être un continuel recueillement. Pour y parvenir, ils auront à coeur premièrement l’exercice de la présence de Dieu, en s’excitant fréquemment à faire des courtes mais ferventes oraisons jaculatoires […]» [23].

En analysant les cinq textes qui précèdent, nous voyons que le Fondateur utilise le mot oraison dans trois sens différents. Dans les deux premiers exemples, il parle de formules de prière vocale. Dans les troisième et quatrième exemples, il traite de la prière personnelle et prolongée, vraisemblablement de la méditation qui suit une méthode. Il s’agit fondamentalement de l’oraison dont traitent nos Constitutions et Règles de 1982 (C 33). Dans le cinquième texte, il suggère des prières jaculatoires, qu’elles consistent en formules concises traditionnelles ou en courtes prières spontanées.

À propos de l’oraison mentale dont il est question dans le quatrième texte, on notera ceci: d’abord qu’elle est prescrite deux fois par jour, et non seulement une fois; que l’exercice du matin dure en effet une heure si on ajoute les quinze minutes de la prière du matin qui doit précéder les quarante-cinq minutes d’oraison proprement dite [24]; enfin que l’oraison du soir doit explicitement être faite devant le Saint Sacrement, exposé ou non, dans une attitude différente de celle du matin. L’oraison du soir doit se rapprocher d’une visite faite à un ami intime, Jésus. Elle peut être méditative ou de quiétude, discursive ou contemplative. Elle peut prendre la forme d’une conversation ou d’une adoration, selon ce qui répond au besoin du moment ou à la spontanéité de celui qui prie.

Aucune forme ou méthode particulière n’est prescrite pour l’un ou l’autre exercice, ce qui est remarquable lorsqu’on sait dans quels détails le Fondateur entrait pour d’autres occasions comme, par exemple, les cérémonies d’ouverture ou de clôture d’une mission [25].

À cette époque de sa vie, l’abbé de Mazenod avait pratiqué et assimilé au moins trois méthodes connues d’oraison: celle d’Ignace de Loyola, de Saint-Sulpice et d’Alphonse de Liguori. La méthode de saint Ignace est connue de la plupart de ceux qui s’adonnent à l’oraison; on la trouve dans ses Exercices spirituels [26]. La méthode sulpicienne connue du Fondateur lui a été enseigné par son directeur spirituel au séminaire. Elle entend compléter celle de monsieur Olier avec des éléments empruntés à Ignace de Loyola, Pierre de Bérulle et François de Sales. Elle consiste essentiellement en trois parties: l’adoration, la communion et la coopération [27]. La méthode d’Alphonse de Liguori est faite substantiellement d’une lecture méditée de l’Écriture accompagnée de réflexions et de résolutions personnelles [28].

Eugène de Mazenod, malgré son amour des règlements, avait un esprit trop libre pour s’attacher à une méthode unique de prière. Son indépendance naturelle ne lui aurait pas permis de se limiter à une école de pensée. Il a donc pris ici et là des éléments qu’il a adaptés à sa personnalité, à son tempérament et aux exigences du moment. Il ne se faisait aucun scrupule d’utiliser des éléments d’origines diverses aussi longtemps que cela servait ses fins. Il avait une façon créatrice d’être éclectique et, à mesure qu’il mûrissait, il intégrait de façon constante des éléments convergents. Le vécu et le tempérament du Fondateur semble l’avoir mis au croisement de plusieurs grands mouvements de spiritualité. Il a tiré avantage d’eux tous, sans prendre le parti d’aucun [29].

Si le Fondateur s’est senti libre de recourir à plusieurs méthodes d’oraison, il est clair qu’il laissait ses Oblats libres de faire de même. Il n’en a imposée aucune. Il a précisé le moment du jour et la longueur de chaque temps d’oraison, mais non son contenu ou sa méthode.

Dans les Constitutions et Règles des Missionnaires de Provence, le père de Mazenod a cependant indiqué un point qu’il jugeait important et qui, selon toute vraisemblance, révèle le genre d’oraison qu’il pratiquait lui-même à l’époque. Ce point porte sur la différence d’attitude intérieure à avoir durant l’oraison du matin et celle du soir. La première était habituellement plus formelle et méditative, alors que la seconde revêtait en général un caractère plus intime et affectif. La méditation du matin, avec sa prière du matin de quinze minutes et ses quarante-cinq minutes d’oraison mentale, durait une heure complète. La prière du matin adressée à la Trinité était conçue de façon à créer un esprit d’adoration, de remerciement, de demande de pardon, d’offrande et d’abandon [30]. On donnait à la méditation une double orientation: d’abord trinitaire, en insistant sur les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité comme manifestations de la Trinité présente en soi, et ensuite christocentrique, en appuyant sur la vie et les vertus aussi bien que l’imitation fervente de Jésus [31].

Il n’y a donc jamais eu comme telle de méthode oblate d’oraison. Nous devons faire notre oraison quotidienne de la façon qui convient le mieux à cette étape de notre transformation dans le Christ. Elle a pourtant toujours eu un certain accent quant à son contenu théologique et aux dispositions intérieures qui l’accompagnent.

4. L’ORAISON DANS LE RESTE DE LA VIE DU FONDATEUR

Sur la question de l’oraison, le texte des Constitutions et Règles approuvées par Léon XII en 1826 n’est que la traduction littérale en latin du texte de 1818 [32]. La révision de 1853 n’a pas changé une seule lettre de cet article.

Aux Archives générales de Rome, il y a un manuscrit de la main même du Fondateur intitulé N° 2. Retraite pour les nôtres [33]. Il n’est pas daté, mais si nous comparons son contenu avec les notes de retraite des pères Casimir Aubert et Charles Albini, il semble avoir été utilisé dès 1824 et de nouveau en 1832, 1833 et 1834 [34]. La retraite est de neuf jours, avec quatre méditations d’une heure pour chaque jour. Le sujet de chacune est indiqué; il suit clairement les Exercices de saint Ignace. Le retraitant doit se lever à 4h00 et être au lit à 21h00. L’horaire impose une heure d’oraison suivie d’une revue écrite à 4h30, 9h00, 15h00 et 17h30. Nous ignorons jusqu’à quel point et pendant combien de temps cette retraite a été en usage chez les Oblats.

Peu importe ses occupations ou sa fatigue, Eugène de Mazenod est demeuré fidèle à son oraison de chaque jour. Au fil des années, son meilleur temps pour faire oraison était parfois tard le soir, même si rien n’indique qu’il ait renoncé à son temps de méditation dans le calme du matin, avant la messe. Ces visites tardives à Jésus étaient cependant d’un intérêt croissant pour lui en raison des liens qu’il y établissait avec sa Congrégation sans cesse en expansion. Ce qui suit est bien caractéristique: «Nous [Mgr de Mazenod avec les pères Tempier et Jean-Baptiste Honorat dans l’église de Notre-Dame-de-Lumières] sommes restés ensuite une demi-heure en oraison. Il me semble que ces moments ont été précieux. Nous étions bien seuls en présence de notre divin Maître, mais nous étions prosternés à ses pieds pour placer nos personnes, notre société, son ministère, ses oeuvres, la maison dont nous venions de prendre possession sous sa puissante protection; nous lui demandions de régner uniquement sur nous, d’être notre Père, notre tout. Nous appelions ses bénédictions sur nous et sur notre Congrégation […]» [35].

Chaque matin à la messe et chaque soir à l’oraison, le Fondateur «donne à tous [les Oblats répandus dans le monde], en quelque sorte, rendez-vous dans le coeur adorable de notre divin Sauveur» [36]. À un missionnaire au Canada, il écrit: «Vous ne sauriez croire combien je me préoccupe devant Dieu de nos chers missionnaires de la Rivière-Rouge. Je n’ai que ce moyen pour me rapprocher d’eux. Là, en présence de Jésus Christ devant le très Saint Sacrement, il semble que je vous vois, que je vous touche. Il doit arriver souvent que de votre côté vous êtes en sa présence. C’est alors que nous nous rencontrons dans ce centre vivant qui nous sert de communication» [37].

Eugène de Mazenod croyait profondément que l’Eucharistie n’est pas seulement le sacrement du Corps et du Sang physiques du Seigneur, mais aussi le sacrement du Corps mystique du Christ. Ses confrères oblats étaient, comme lui-même, dans le Christ. C’est donc dans le Christ qu’ils étaient en communion. La visite au Christ présent dans l’Eucharistie était une façon spirituelle, mais symboliquement tangible, de rencontrer ses frères Oblats partout dans le monde. Il pouvait en contacter certains directement, d’autres par correspondance, mais il pouvait les visiter tous par l’Eucharistie.

Les Oblats de langue anglaise utilisent souvent, pour se réfèrer à l’oraison du soir devant le Saint Sacrement, le mot adoration. On trouve un fondement à cette coutume dans la propre façon du Fondateur de décrire cette oraison. Une fois, alors qu’il était à Paris, il avait apparemment eu une journée chargée. Le soir, il s’était mis à la recherche d’une église ouverte pour y faire son «adoration accoutumée» [38]. Par chance ou providentiellement, il en trouva une d’ouverte: c’était celle de Saint-Sulpice.

L’ORAISON DANS LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1982

Remontant jusqu’aux expressions d’Eugène de Mazenod en 1818 et 1826 ainsi qu’aux preions de 1853, 1928 et 1966, le Chapitre général de 1980 a pris les articles qui se rapportaient à la méditation et l’oraison dans les Constitutions et Règles, en a assimilé l’esprit, puis tiré une formule succincte mais non moins significative: «Dans la prière silencieuse et prolongée de chaque jour, ils se laissent modeler par le Seigneur et trouvent en lui l’inspiration de leur conduite. Suivant leur tradition, ils consacrent une heure par jour à l’oraison et vivent ensemble une partie de ce temps en présence du Saint Sacrement» (C 33).

Quant à la langue officielle des Constitutions et Règles, celle de l’édition de 1818 était le français, tandis que pour celles de 1826, 1853, 1928 et 1966, c’était le latin. Le Chapitre de 1980 a adopté deux langues: le français et l’anglais. Chacun des textes n’est donc pas une traduction de l’autre. Les mots clés du texte anglais sont les suivants: «In the prolonged silent prayer we make each day […] we devote an hour each day to mental prayer, part of which is spent together in the presence of the Blessed Sacrament» (C 33).

Si on compare les deux textes, trois différences apparaissent: le texte anglais utilise la première personne du pluriel tandis que le français, la troisième; le texte anglais parle de prière mentale, le français tout simplement d’oraison; l’anglais dit qu’une partie de cette prière se passe ensemble en présence du Saint Sacrement, tandis que le français dit qu’ils vivent ensemble une partie de ce temps en présence du Saint Sacrement.

Ces différences n’affectent pas cependant la substance du message. Pour les gens de langue anglaise du moins, le «nous» est plus personnel et chaleureux que le «ils». Prière mentale et oraison ont des sens très proches. On notera, cependant, que les rédacteurs français ont choisi l’expression oraison au lieu d’oraison mentale. Dans la Règle de 1818, le Fondateur utilise les deux expressions [44]. L’une n’est donc pas, pour ainsi dire, plus oblate que l’autre. Quant à la troisième différence, le français présente un aspect plus animé que le texte anglais en disant: «ils vivent ensemble» au lieu de: «is spent together» (est passé ensemble). La nuance désirée est peut-être celle-ci: qu’ils ne se contentent pas de passer ce temps ensemble dans le même lieu, mais que, dans le coeur à coeur silencieux avec le Seigneur, il y ait une communion de vie entre ceux qui sont présents et ceux qui sont absents.

1. QUELQUES REFLEXIONS

Les Constitutions 33 à 36 parlent des neuf principales ressources spirituelles dont disposent les Oblats. Ce sont, selon l’ordre de présentation, l’Eucharistie, la Parole de Dieu, la liturgie des Heures, l’oraison, l’examen de conscience, le sacrement de la réconciliation (C 33), les pratiques d’ascèse (C 34), les temps de renouvellement personnel et communautaire (C 35) et l’union à Marie (C 36). Le contexte général est celui du chapitre deuxième: Vie religieuse apostolique et le contexte plus immédiat est celui de la section II: Vivant dans la foi, qui suit la section sur les conseils évangéliques et précède celle sur les communautés apostoliques.

Le quatrième paragraphe de la Constitution 33 commence par ces mots: «Dans la prière silencieuse et prolongée de chaque jour…». Il est dit «de chaque jour» et non «une fois de temps en temps». De plus le texte affirme: «ils consacrent une heure par jour à l’oraison» et ne dit pas, en moralisant, qu’ils devraient le faire, ni n’ordonne de le faire. Il dit simplement qu’ils consacrent cette heure à l’oraison. En d’autres mots, s’ils sont de véritables Oblats, c’est ce qu’ils font.

«Ils se laissent modeler par le Seigneur.» Notez le caractère passif de l’expression. L’accent est mis sur l’inclination à la prière, l’attitude d’accueil, quelle que soit la méthode suivie pour prier. On laisse la prière surgir de l’intérieur de soi, comme cela vient sur le moment, plutôt que de s’imposer une formule ou un cadre. On laisse le Père, le Fils et l’Esprit, habitant au plus intime de soi, devenir une source jaillissante en nous [45].

«Ils trouvent [dans le Seigneur] l’inspiration de leur conduite.» Cette expression s’applique à la méditation dans son sens traditionnel. Pour les Oblats à l’esprit plus discursif, toute forme de méditation convient. Pour les plus contemplatifs, une forme de prière affective et paisible a plus d’intérêt.

«Suivant leur tradition, ils consacrent une heure par jour à l’oraison…». Jusqu’en 1965, on consacrait à l’oraison une heure et quart, divisée entre le matin et le soir. Depuis 1982, il n’est plus question que d’une heure. Pour les puristes, cela peut sembler une réduction. En réalité, le texte conserve l’esprit transmis depuis les origines.

Tous ceux qui sont versés dans le domaine de la prière reconnaissent qu’une heure complète de prière sans interruption est bien plus exigeante et profitable que deux demi-heures, ou une période de quarante-cinq minutes et une autre de trente, le cas échéant. Les soixante minutes ne représentent rien de magique pour personne, mais les Carmélites, les Jésuites, les Cisterciens et même les Bouddhistes s’entendent pour dire qu’une personne qui prie régulièrement a besoin d’une heure. Jésus lui-même disait: «Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi!» (Mt 26, 40, Mc 14, 37).

Pour quelqu’un qui s’adonne à plein temps à l’apostolat, plus d’une heure par jour d’oraison n’est pas pratique. Pourtant, une heure de prière solitaire est un minimum. Personne ne peut rigoureusement expliquer pourquoi une heure. Mais puisqu’il existe un tel accord universel, tant chez les chrétiens que chez les non-chrétiens, il doit y avoir quelque chose qui convient fondamentalement à l’esprit humain pour passer une pleine heure ininterrompue à l’oraison chaque jour.

Aussi, suivant la tradition, ils «vivent ensemble une partie de ce temps en présence du Saint Sacrement». Cette visite prolongée au Christ dans l’Eucharistie fut l’objet d’un attachement non seulement de la part du Fondateur, mais aussi de tous les premiers pères et frères de la Congrégation. Pour la plupart des Oblats contemporains, la théologie de l’Eucharistie diffère grandement de celle du XIXe siècle. Les Constitutions et Règles de 1982 ne prescrivent pas cette visite. Elles en rappellent plutôt l’importance dans la tradition et affirme que c’est tout simplement ce que nous faisons. Je crois personnellement que nous avons beaucoup à apprendre de cette tradition dans sa substance, même si les théologies sont différentes. Le mystère de l’Eucharistie, ou l’Eucharistie en tant que mystère, est éternel. Il demeure plein de richesses pour celui qui prend le temps de le recevoir.

2. UNE THEOLOGIE DE L’ORAISON

Pour moi, personnellement, le mot oraison évoque le nom de sainte Thérèse d’Avila. L’expression cependant ne vient pas d’elle. Elle a son fondement dans une parole de saint Paul: «Si je prie en langues, mon esprit est en prière mais mon intelligence est stérile. Que faire donc? Je prierai avec mon esprit, mais je prierai aussi avec mon intelligence. Je chanterai avec mon esprit, mais je chanterai aussi avec mon intelligence» (1 Co 14, 14-15). De toute évidence, Paul fait appel à ce que nous exprimons dans la prière. Pourtant, ce que vise Paul transcende la simple intelligence, le nous grec signifie beaucoup plus que l’esprit. Il dit avec insistance que la prière englobe tout et qu’elle surgit de ce qu’il y a de plus profond dans l’orant. Dans son sens original, l’oraison ne désigne donc pas une forme ou une manière particulière de prier, mais plutôt quelque chose d’essentiel à toute prière, c’est-à-dire qu’elle vient de toute la personne et qu’elle procède de ce qu’il y a de plus profond en elle.

a. Thérèse d’Avila et l’oraison

Thérèse d’Avila part de cette notion inspirée de saint Paul pour présenter l’oraison d’une façon que tout croyant peut comprendre. En premier lieu, elle reconnaît à l’oraison un sens de condition universelle de la prière. Alors, pour arriver à ses fins, elle le réduit à celui de prière personnelle et solitaire, quel que soit le stade où la personne est rendue dans la prière.

Dans l’ordre chronologique, la première fois qu’elle aborde le sujet de l’oraison, c’est dans saVie, chapitres 8 à 22: «Selon moi, en effet, l’oraison mentale n’est autre chose qu’une amitié intime, un entretien fréquent, seul à seul, avec Celui dont nous nous savons aimés» [46].

Faire oraison, pour Thérèse, c’est s’adresser à Dieu. Mais comme nous pouvons nous adresser à lui de multiples façons, oralement, liturgiquement, communautairement, elle ajoute au mot oraison un qualificatif: celui de mentale. Le mot mental peut cependant susciter des associations involontaires. Nous l’associons spontanément au processus cognitif, intellectuel, à la pensée. Thérèse, comme d’autres avant elle, semble suivre la tradition augustinienne qui utilise le mot pour mettre en évidence les désirs les plus profonds d’une personne. C’est ainsi que saint Augustin expliquait, dans ses Confessions, le mot latinmens: «Parce que tu nous as faits orientés vers toi et que notre coeur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi» [47].

Faire oraison veut donc dire s’adresser à Dieu en puisant au plus profond de son être. Il peut y avoir de la réflexion, de l’analyse, de la rationalisation dans l’oraison. Mais celle-ci surgit comme telle du désir irrésistible de l’âme. C’est une mouvement affectif explicite de toute la personne à la recherche de l’union avec Dieu. C’est le sens de l’«amitié intime». L’oraison n’est pas seulement la relation de la créature à son Créateur, du pécheur à son Juge, de l’indigent à la Providence. C’est celle de l’ami à l’Ami et, à son stade ultime, de l’amoureux à son Bien-Aimé. Au premier niveau, le mot tratar signifie, discuter, s’entretenir amicalement. Plus profondément, il signifie communier. L’oraison dénote donc la communion qui existe entre deux amis, dans ce cas entre l’âme et le Seigneur, entre moi et mon Dieu. Des amis se parlent. Ils conversent. Ils parlent ensemble, mais, par-dessus tout, ils sont ensemble, ils communient.

Nous pouvons communier avec Dieu comme un ami à un Ami dans différents contextes. Thérèse réduit par conséquent le champs de l’oraison à la communion dans la solitude: être seul avec Dieu comme un ami avec son Ami. L’oraison dans ce sens plus raffiné se distingue donc de la prière vocale, liturgique, partagée, etc. Même lorsqu’elle est faite en commun, c’est-à-dire que plusieurs personnes la pratique dans le même lieu et en même temps, comme les Oblats ont coutume de faire devant le Saint Sacrement, l’oraison est personnelle et solitaire.

«Avec Celui dont nous nous savons aimés» rappelle chez Thérèse d’Avila la phrase de saint Jean: «Voici ce qu’est l’amour: ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés» (1 Jn 4, 10). C’est aussi pour Thérèse une façon de s’assurer que nous comprenions que cet échange est fait d’amour plutôt que de simple conversation.

b. Les voies ou les degrés d’oraison chez Thérèse d’Avila

Thérèse utilise une analogie très simple pour décrire les quatre voies fondamentales de l’oraison. On les appelle aussi degrés d’oraison parce qu’ils correspondent à une prise de possession graduelle de l’âme par Dieu. L’analogie est celle de l’«arrosage d’un jardin» [48].

«D’abord, en tirant de l’eau d’un puits à force de bras, ce qui exige une grande fatigue de notre part.» Cette voie se compare à la méditation, ou à la contemplation dans les exercices de saint Ignace, alors que l’esprit, l’imagination et la mémoire s’efforcent d’analyser un sujet ou un texte et de l’appliquer à la vie de l’orant [49].

Ou bien en utilisant une noria garnie de godets et un conduit qui porte l’eau là où le jardinier en a besoin. Le travail n’est pas aussi laborieux qu’au premier degré. Thérèse l’appelle «l’oraison de quiétude» [50]. Il reste encore du travail à accomplir, mais le seuil a été franchi, ce que Jean de la Croix appelle le commencement de la contemplation [51]. À partir de là, nous devenons sans cesse plus réceptif aux initiatives amoureuses de Dieu dans la prière comme dans toute la vie. De plus, nous prenons conscience de la prédominance croissante de l’action de Dieu en nous et autour de nous.

La troisième façon d’arroser se fait par des ruisseaux et des fossés d’irrigation. Le sol se sature ainsi beaucoup plus complètement avec à peine quelques efforts [52].

Le quatrième arrosage prend la forme d’une pluie abondante par laquelle le Seigneur détrempe le sol directement sans travail de notre part [53]. Ces deux derniers degrés correspondent aux stades avancés de la contemplation, où Dieu non seulement prend l’initiative mais est, en fin de compte, le seul à agir dans la prière. À ce stade final, nous ne prions plus comme tel, nous sommes en état de prière.

Si on compare chez Thérèse d’Avila le livre de sa Vie avec l’oeuvre plus élaborée qu’elle a écrite plus tard Le château de l’âme ou le livre des demeures, nous découvrons que le premier arrosage correspond aux trois premières demeures, les second et troisième arrosages, à la quatrième demeure. Le quatrième arrosage, qui laisse libre cours à la prière d’union, est repris dans les cinquième, sixième et septième demeures.

Le même mot oraison peut donc se dire de la méditation la plus élémentaire et laborieuse du commençant, un novice par exemple, comme de la prière hautement contemplative du missionnaire octogénaire qui passe la plus grande partie de sa journée dans la solitude. Les rédacteurs de la Constitution 33 ont probablement choisi le mot oraison essentiellement pour les mêmes raisons que Thérèse d’Avila: il englobe tous les degrés de la prière. Il se réfère à l’attitude priante de toute personne à toute étape de sa croissance spirituelle.

CONCLUSION: REGARD SUR L’AVENIR

Etant donné les changements qui ont marqué l’oraison depuis les débuts de la Congrégation, nous pourrions peut-être nous demander: Sous quelle forme notre oraison se présentera-t-elle au siècle prochain?

Puisque ces transformations ont porté sur l’affinement du regard et la simplification de l’expression, je crois que toutes proportions gardées, et peut-être plus qu’à aucune autre époque de notre histoire, un plus grand nombre d’Oblats chercheront, de leur plein gré, et feront en sort de se procurer chaque jour une heure entière d’oraison. Ils en auront besoin…

Pourquoi en auront-t-ils besoin? Non pas d’abord parce qu’une règle quelconque la leur imposerait. Pas davantage parce qu’un Supérieur les en avertirait. Pas même nécessairement parce que cela leur plairait. Non, ils en auront besoin…

Pourquoi ce besoin de prière silencieuse et prolongée? Et pourquoi ce besoin ira-t-il grandissant? Plusieurs raisons s’offrent à l’esprit:

Pour survivre face à l’ampleur croissante de la tâche et à la diminution du nombre d’Oblats, pour l’accomplir nombre d’entre eux seront forcés d’envisager de plus en plus leur ministère au point de vue de la qualité que de la quantité. Or, la clé de cette ouverture sur l’aspect qualitatif de leur ministère est fondementalement “la prière silencieuse et prolongée de chaque jour” (C 33).

Notre société matérialisée en arrive à se prendre elle-même en dégoût. La vie va trop vite, est trop compliquée, est trop sécularisée et, par endroits, n’a plus guère de la vie que le nom. Dans leurs efforts pour maintenir leur équilibre, un nombre grandissant d’Oblats seront inévitablement amenés à se tourner plus consciemment en direction de l’esprit. Or, le point crucial de leur acquiscement à cette spiritualisation, gît dans leur fidélité à se laisser “modeler par le Seigneur et [trouver] en lui l’inspiration de leur conduite” (C 33).

La somme d’intoxication et de “co-dépendance” dont souffre tant notre culture, est un cri lancé à l’encontre de la dissipation insupportable inhérente au monde où nous vivons. Les experts estiment qu’aux Etats-Unis, par exemple, de quatre-vingts à quatre-vingt-quinze pour-cent de la population éprouve une manie pathologique quelconque, se drogue ou est “co-dépendante”. Le recouvrement de la santé nécessite la prise de mesures fondamentales consistant à reconnaître qu’on n’est plus du tout maître de soi, à s’abandonner à une “Puissance-supérieure-à-soi”, et à entreprendre une sérieuse révision de vie. Davantage d’Oblats verront indubitablement que la direction spirituelle de ces personnes ne peut monter que d’un coeur rendu docile par “une heure par jour à l’oraison” (C 33).

Toutefois, nous serons surtout plus nombreux à éprouver le besoin d’approfondir notre prière silencieuse et prolongée, d’y être assidu, simplement parce que nous en avons besoin pour nous-même… Nous désirerons ardemment passer du temps avec notre Sauveur, notre Ami, notre Bien-Aimé. Nous brûlerons de connaître davantage “ce que c’est Jésus Christ” (Préface) en lui-même. Intuitivement, nous saurons notre intolérable incomplétude, ne serait-ce que pour ces moments bénis vécus dans un échange d’amour. Nous éprouverons ainsi le besoin d’être non seulement hommes de prière – liturgique et communautaire, bien sûr – mais aussi hommes d’oraison: une heure durant chaque jour (C 33).

Puis-je, en conclusion, faire miennes les convictions que Fernand Jetté, alors Supérieur Général, exprimait le 13 novembre 1984 à la Conférence Oblate des Etats-Unis:

[Ayant cité C 33 à propos de l’heure d’oraison quotidienne, il conclut] Combien d’Oblats dans votre Région – et dans la Congrégation – sont fidèles à cette pratique? Personnellement je suis convaincu qu’une Province, une Région, une Famille religieuse qui prend au sérieux une telle pratique et y tient de toute son âme ne peut que progresser beaucoup et exercer un apostolat très efficace. Si j’avais un défi à vous lancer en cette matière, je vous dirais: Soyez fidèles, scrupuleusement fidèles, à l’heure d’oraison mentale chaque jour et le reste suivra (Documentation: 131/85, p. 10).

Francis Kelly Nemeck