1. La pauvreté dans la vie d’Eugène de Mazenod
  2. La pauvreté dans les débuts de la congrégation
  3. La pauvreté dans la règle du fondateur
  4. La pauvreté des oblats au temps du fondateur
  5. La pauvreté des oblats de la mort du fondateur au concile vatican II
  6. La pauvreté oblate dans la perspective de vatican II
  7. Synthèse: la pauvreté dans la spiritualité oblate
  8. Conclusion

La pauvreté volontaire a toujours été considérée comme un élément essentiel de la vie religieuse. Sans elle, nous ne pouvons pas comprendre ce que c’est que de marcher à la suite du Christ qui s’est anéanti en prenant la forme de serviteur (voir Ph 2, 7) et pour nous s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté (voir 2 Co 8, 9). Sans elle, on ne réalise pas les conditions essentielles à une consécration au service du Royaume: humilité, détachement de ce qui est terrestre et disponibilité totale à la communion et au dévouement. Elle constitue la béatitude fondamentale du programme religieux de Jésus: «Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux» (Mt 5, 3). Les pauvres de cœur, ceux qui ont un cœur de pauvre, sont ceux qui sont libres et ouverts pour accueillir toute la richesse du Royaume. C’est la valeur évangélique première de la pauvreté volontaire. Tous les religieux l’adoptent comme l’expression de leur désir inconditionnel de suivre le Christ et comme signe de leur recherche de la charité parfaite.

Le conseil évangélique de la pauvreté occupe cependant un champ d’application moins précis que la chasteté et l’obéissance. Il n’y a pas de forme absolue de pauvreté. L’histoire de la vie consacrée montre qu’il y a eu des styles assez différents de pauvreté, selon les époques, les influences socioculturelles et les mouvements de spiritualité comme aussi selon les fonctions spécifiques de chaque institution. Nous pouvons ainsi distinguer entre la pauvreté monastique, où le moine se dépouille de tout, mais le monastère tend à s’enrichir, la pauvreté charismatique de François d’Assise et des mendiants qui optent pour un témoignage collectif et radical de pauvreté, et la pauvreté apostolique et fonctionnelle des Jésuites et des autres congrégations modernes qui cherchent à s’adapter aux nécessités du ministère dans une attitude de désintéressement et de disponibilité missionnaire.

Dans ce troisième type de pauvreté nous découvrons les traits fondamentaux de la pauvreté de l’Oblat. C’est la pauvreté de celui qui, comme les Apôtres, quitte tout pour suivre le Christ et pouvoir se consacrer librement et entièrement à promouvoir le Royaume, en annonçant l’Évangile aux pauvres. Cet idéal apostolique a pris des formes et des tonalités caractéristiques grâce à la forte personnalité spirituelle du Fondateur et à la permanence de son charisme dans l’Institut. Le renouveau conciliaire et postconciliaire a, d’autre part, conduit la Congrégation à une façon nouvelle de percevoir et de vivre les richesses virtuelles de sa propre spiritualité. Nous expliquerons la pensée du Fondateur sur la pauvreté telle qu’il l’a vécue et l’a traduite dans les Constitutions et Règles. Puis, nous verrons son évolution historique à travers les documents (correspondance du Fondateur, actes des Chapitres, etc.). Finalement, nous esquisserons le portrait de la pauvreté oblate dans l’aujourd’hui du monde, à la lumière des nouvelles Constitutions et Règles, des enseignements de l’Église et des urgences des pauvres que nous voulons évangéliser.

LA PAUVRETÉ DANS LA VIE D’EUGÈNE DE MAZENOD

Eugène de Mazenod est né au sein d’une famille noble et aisée, qui aimait se donner, avec une certaine ostentation, des airs de prospérité. Heureusement, Dieu a doué l’enfant d’un cœur plein de compassion et de générosité, comme le montrent les diverses anecdotes de son enfance, entre autres, l’échange de ses vêtements avec les haillons d’un petit charbonnier [1]. C’est ce qui l’empêche d’être pris dans les mailles subtiles de l’égoïsme de caste. D’autre part, la dure école de l’exil lui fait expérimenter dans son propre corps la morsure de la pauvreté et lui enseigne ce que c’est que de vivre d’aumônes. Du collège des Nobles de Turin, il passe au domicile accueillant de Don Bartolo Zinelli à Venise, qui a une influence si providentielle dans sa vie. De là, il se retrouve à Naples dans un hôtel à l’avenant, le Chapeau-rouge, où il connaîtra «les heures les plus sombres et les plus fastidieuses de son exil» [2]. Enfin, à Palerme, il est accueilli comme un fils par le duc et la duchesse de Cannizzaro; il plonge alors dans les mondanités de l’aristocratie. Mais l’influence de sa sainte seconde mère l’empêche de céder à la tentation de l’abondance et le garde proche des pauvres en se servant de lui pour distribuer ses généreuses aumônes.

Lorsque, à vingt ans, le jeune Eugène retourne dans son pays, les rêves de grandeur et les préjugés aristocratiques qui habitent son esprit reçoivent un dur coup devant le changement opéré dans le peuple. Il passe quelques mois à s’ennuyer dans la maison de campagne de Saint-Laurent, où il se donne des airs de «seigneur de céans» [3] parmi les fermiers et les paysans qui exècrent l’ancien régime. Ses projets de mariage d’intérêt échouent, car il veut «une femme très riche». Celle qui se présente n’a que 40 000 francs de dote: «à moi qui en veux 150 000!» [4]. Il projette de retourner en Sicile pour s’y créer une situation brillante, mais se voit refuser le passeport.

Les rêves dorés comme les déceptions amères du jeune chevalier sont emportés dans le torrent de larmes qu’il verse un certain Vendredi saint devant le Christ pauvre, anéanti et brisé sur la croix. De cette rencontre avec le Sauveur jaillit la première décision transcendantale de sa vie. Eugène se fera prêtre et prêtre pour les pauvres. «J’en atteste le Seigneur, écrit-il à sa mère, ce qu’il veut de moi, c’est que je renonce à un monde dans lequel il est presque impossible de se sauver, tellement l’apostasie règne; c’est que je me dévoue plus spécialement à son service pour tâcher de ranimer la foi qui s’éteint parmi les pauvres» [5]. Cette option implique pour lui un renoncement difficile en raison de sa mentalité de classe. Au séminaire de Saint-Sulpice, la dure ascèse à laquelle il se soumet l’aide à s’en libérer. La pénitence et la pauvreté vont de pair. «Par tradition aristocratique, par goût personnel, le jeune chevalier aimait le décor extérieur, qui souligne la qualité de la naissance et l’élévation du rang. […] Quel souci de sa chevelure, de ses favoris, de sa tenue, pour que tout fût digne de ses titres, de son nom, et mît en valeur sa noble prestance! Or, dès son entrée au séminaire, […] Eugène renonce à ces dangereuses superfluités et […] prend les résolutions suivantes: «Pour me punir des aises que j’ai prises dans le monde avec trop peu de ménagement, et de l’espèce d’attache que j’avais à certaines vanités, je serai pauvre dans ma cellule, et simple à l’extérieur. […] Je me servirai moi-même, balayerai ma chambre, etc.» [6]. La pauvreté le conduit à se contenter du minimum indispensable: un lit de sangle, un matelas, une table, trois chaises de paille et voilà tout: «Aussi ne veux-je point habiter ma belle chambre à Aix, qui n’est plus conforme à mes goûts et à la simplicité dont j’espère faire profession toute ma vie» [7]. «Soit pour vivre d’une manière plus conforme à la pauvreté évangélique, soit aussi pour diminuer d’autant les frais que je vous occasionne, je n’ai point voulu de domestique pour faire ma chambre» [8]. Il regarde comme un «meuble inutile» une chaîne d’or qu’on lui offre. «Quand j’étais dans le monde, j’avais fort désiré une chaîne d’or; aujourd’hui elle m’embarrasserait. Aussi faut-il bien que les goûts d’un ecclésiastique soient différents de ceux d’un mondain, et sur cet article Dieu m’a fait grâce entière» [9].

Cette ascèse intense et cette pauvreté extérieure ont trouvé leur complément et leur fruit normal dans une série de mortifications intérieures, une abnégation évangélique et une pauvreté d’esprit. Elles ont suscité chez Eugène le désir de servir l’Église dans le dernier des postes et dans le ministère le plus humble. «À mesure que le jeune clerc provençal se dépouillait de ses tendances personnelles et de sa mentalité aristocratique, cette vocation s’était éclairée, purifiée» [10] dans le cadre d’une spiritualité sulpicienne exigeante.

Comme prêtre et aussi comme évêque, il restera fidèle à cette ligne d’austérité et de pauvreté adoptée au séminaire, ainsi qu’aux principes généraux de la spiritualité en vigueur. Il voit dans la pauvreté volontaire un moyen de réparation et de purification intérieure, de maîtrise des tendances du vieil homme et d’identification au Christ Sauveur. Au fur et à mesure que son charisme se précisera, il considérera la pauvreté principalement comme une pièce indispensable de la conformation spirituelle de «l’homme apostolique».

En 1812, une année après son ordination, il se trace un règlement qu’il devra observer toute sa vie. Il insiste sur les pratiques de mortification nécessaires pour suivre le Christ, dont «la vie entière fut croix et martyre» [11]. L’austérité, la sobriété et la pauvreté doivent caractériser le ministre du Sauveur: «Ainsi je dois dormir peu, manger sobrement, travailler beaucoup et sans plainte, […] point de bas de soie, point de ceintures de soie, jamais de frisures aux cheveux […]. Si j’étais libre pour le nombre et la qualité des mets de mes repas, je choisirais les plus communs et les plus grossiers. Un morceau de viande bouillie ou rôtie, des légumes ou des œufs […]. J’ai bu presque toute ma vie de l’eau, le vin ne m’est donc pas nécessaire, et la liqueur encore moins» [12]. Lorsque son oncle Fortuné est nommé évêque, Eugène l’encourage à suivre le programme suivant: «Nous prendrons saint Charles, saint François de Sales pour patrons et pour modèles; notre maison sera un séminaire pour la régularité; votre vie, l’exemple de vos prêtres […]. Horreur pour le faste, amour de la simplicité, économie pour fournir davantage aux besoins des pauvres […]. Que de merveilles cette admirable conduite n’opérera-t-elle pas?» [13].

Brossant le portrait spirituel de Mgr Eugène de Mazenod, le chanoine Jean Leflon, après avoir fait ressortir son grand esprit de pénitence, ses abstinences rigoureuses et ses jeûnes, écrit: «L’apparat auquel l’obligeaient ses fonctions, lors des cérémonies publiques, contrastait avec la pauvreté de son existence privée. Devait-il paraître en évêque, Mgr de Mazenod se conformait dans les cérémonies religieuses aux exigences de la liturgie, et dans les réceptions officielles revendiquait les droits que lui reconnaissait le protocole […]. Dans l’intimité, au contraire, rien de plus simple que sa vie toute familière et quasi monastique avec son entourage Oblat […]. Très soigné dans sa tenue, lorsqu’il doit figurer, Mgr de Mazenod est tout heureux de pouvoir à Saint-Louis, dans sa campagne, porter de vieilles soutanes rapiécées et plus ou moins dégarnies de boutons et de passementeries. «Je suis évêque, déclarait-il, mais j’ai fait vœu de pauvreté». […] «Si on voyait mes vêtements de dessous!», s’écriait-il en riant de tout son cœur […]. La pauvreté que pratiquait personnellement Mgr de Mazenod, ne le rendait que plus compatissant et plus libéral envers les miséreux. Par là il continuait les traditions de sa propre famille, celles des évêques grands seigneurs d’Ancien Régime […]» [14].

L’amour d’Eugène de Mazenod pour la pauvreté – «cette précieuse vertu» [15] – le conduit à accepter volontiers les inconvénients et les privations que sa pratique comporte, comme lorsque, à Rome, il change de vêtements trois fois par jour pour ne pas user sa soutane neuve [16], ou lorsqu’il renonce à un voyage intéressant ou à quelque bénéfice [17]. L’application qu’il met à vivre son vœu se manifeste dans les détails. À Paris, avec son oncle, il a l’occasion de se faire faire une soutane ordinaire, pour épargner celle de drap qu’il possède. Il écrit alors au père Tempier: «Il serait peut-être à propos de profiter de mon séjour ici, mais je crois devoir vous demander votre sentiment pour ne pas m’écarter de la pauvreté […]. Je suis fâché d’être obligé de décider moi-même quand il convient d’acheter quelque chose pour ma chétive personne» [18]. Cette estime profonde de la pauvreté, Eugène la doit sans doute à une grâce spéciale de Dieu qui a libéré son cœur de l’attrait de l’argent et des honneurs humains qui lui sont attachés et l’a ouvert aux charmes de marcher à la suite de Jésus [19].

Ce qu’il vit lui-même avec tant d’ardeur et de générosité, il tâche de le faire vivre par ses missionnaires comme un idéal évangélique nécessaire à l’œuvre apostolique que Dieu lui a inspirée.

LA PAUVRETÉ DANS LES DÉBUTS DE LA CONGRÉGATION

Convaincu de devoir former un groupe de missionnaires pour s’occuper des besoins de la population la plus humble, Eugène de Mazenod commence à se chercher des compagnons. Il ne pense alors aucunement aux vœux de religion. Mais il veut déjà des hommes détachés de tout intérêt terrestre, des hommes qui font taire toute cupidité et toute recherche de bien-être et de confort, «des hommes qui aient la volonté et le courage de marcher sur les traces des apôtres, […] des hommes qui se dévouent et veuillent se consacrer à la gloire de Dieu et au salut des âmes, sans autre profit sur la terre que beaucoup de peine et tout ce que le Sauveur a annoncé à ses véritables disciples» [20]. Les candidats, surtout l’abbé Tempier, paraissent vibrer au même rythme que lui et soupirent après l’heure d’habiter ensemble dans le couvent délabré d’Aix.

En même temps qu’il y réunit ses premiers compagnons le 25 janvier 1816, Eugène de Mazenod présente aux vicaires généraux du diocèse une requête d’approbation de la nouvelle communauté de missionnaires. Il l’accompagne d’un règlement succinct que l’on peut considérer comme un embryon de la Règle future. On n’y parle pas des vœux; mais on indique que les missionnaires se proposent de pratiquer «les vertus religieuses», à l’exemple des ordres réguliers mêmes. Cet idéal prend forme concrète dans la ferveur des commencements. Aux côtés de l’esprit apostolique et de la vie de famille intime de la nouvelle communauté, brille admirablement une pauvreté de caractère bien évangélique, où on assume spontanément et généreusement les privations et l’inconfort. Au dire de Mgr Jacques Jeancard: «Tout était délices pour eux dans cette demeure improvisée par le dévouement, sans souci du bien-être matériel! […] Cette vie de pauvreté plaisait à tous. On en riait un peu dans l’occasion, et on s’en félicitait comme d’une heureuse conformité avec le divin Maître et avec ses apôtres» [21].

Le Fondateur s’est souvent rappelé avec joie et nostalgie ces premiers temps d’austère détachement. Le 24 janvier 1831, il écrit à la communauté des novices et des scolastiques récemment installée à Billens: «Je célèbre demain l’anniversaire du jour où, il y a seize ans, je quittais la maison maternelle pour aller m’établir à la mission, le père Tempier en avait pris possession quelques jours avant. Notre gîte n’était pas si magnifique que le château de Billens, et quelque dépourvus que vous soyez, nous l’étions encore davantage. Mon lit de sangle fut placé dans le petit passage qui conduit à la bibliothèque qui était alors une grande chambre servant de chambre à coucher au père Tempier et à un autre qu’on ne nomme plus parmi nous; c’était aussi notre salle de communauté. Une lampe formait tout notre bel éclairage et, quand il fallait se coucher, on la posait sur le seuil de la porte pour qu’elle servît aux trois.

«La table qui ornait notre réfectoire était une planche à côté d’une autre, posées sur deux vieux tonneaux. Nous n’avons jamais eu le bonheur d’être si pauvres depuis que nous avons fait vœu de l’être. Nous préludions, sans nous en douter, à l’état parfait où nous vivons si imparfaitement. Mais je remarque, à dessein, cette espèce de dénuement très volontaire puisqu’il eût été facile de le faire cesser en faisant transporter tout ce qu’il fallait de chez ma mère, pour en déduire que le bon Dieu nous dirigeait dès lors, et vraiment, sans que nous y pensassions encore, vers les conseils évangéliques dont nous devions plus tard faire profession. C’est en les pratiquant que nous en avons connu le prix. Je vous assure que nous n’avions rien perdu de notre gaieté; au contraire, comme cette nouvelle manière de vivre formait un contraste assez frappant avec celle que nous venions de quitter, il nous arrivait souvent d’en rire de bien bon cœur. Je devais ce bon souvenir au saint anniversaire de notre premier jour de vie commune. Que je serais heureux de la continuer avec vous!» [22].

Cette même attitude transparaît clairement à l’occasion de la mission de Rognac, en 1819. On n’avait rien prévu pour les missionnaires, les pères Henry Tempier, Pierre-Nolasque Mye et François Moreau. Ceux-ci ont dû se chercher trois paillasses et trois pauvres couvertures pour se reposer, du pain et un peu de nourriture. «Nous vivons donc à l’apostolique, écrit le père Tempier au Fondateur. Je ne crois pas que le bienheureux Liguori eût trouvé rien de superflu ni dans notre mobilier, ni dans notre ordinaire […] et nous sommes si contents de notre genre de vie que, s’il n’y avait que cela, nous bénirions mille fois le bon Dieu de nous avoir fourni le moyen de pouvoir, de loin, marcher sur les traces des saints et d’être, une fois pour toutes, missionnaires» [23]. Le père de Mazenod commente: «Oh! que je vous trouve bien sur votre tas de paille, et combien votre table, plus que frugale, excite mon appétit! Voilà, à mon avis, la première fois que nous avons ce qu’il nous faut. […] J’ose vous parler de la sorte, parce que j’envie votre sort et que, s’il ne tenait qu’à moi, je le partagerais» [24].

Nous avons une autre preuve évidente de cette attitude dans l’ardent désir de prononcer le vœu de pauvreté qui surgit dans la communauté du Laus en 1820 et qui est à l’origine de son introduction dans la Règle [25].

L’esprit admirable qui s’y reflète manifeste la présence de l’idéal évangélique dans la première communauté oblate. Cet idéal sera bientôt sanctionné dans la Règle des Missionnaires de Provence, d’abord comme simple vertu apostolique, puis comme engagement scellé par un vœu de religion.

LA PAUVRETÉ DANS LA RÈGLE DU FONDATEUR

La première Règle, rédigée par le Fondateur en 1818, traite ainsi, dans sa seconde partie, des conseils évangéliques: § 1. De l’esprit de pauvreté; § 2. Du vœu de chasteté; § 3. Du vœu d’obéissance; § 4. Du vœu de persévérance. Le Fondateur, qui au début n’avait par jugé nécessaires les vœux de religion, en arriva bientôt à la conviction que, sans ces engagements sacrés, il n’allait pas trouver les ouvriers apostoliques auxquels il songeait pour son projet missionnaire. C’est pourquoi il introduisit, non sans résistance de la part de quelques-uns des membres, les trois vœux mentionnés. Quant à la pauvreté, il ne jugea pas arrivé le moment de l’exiger par vœu. Il se contenta de la prescrire comme vertu indispensable au travail missionnaire, dans l’espoir qu’on pourrait bientôt faire le pas vers cet engagement sacré.

Le paragraphe sur l’esprit de pauvreté a ces paroles bien significatives: «Des raisons de circonstance nous ont détournés, pour le moment, de cette pensée [d’introduire le vœu]. Nous laissons donc aux Chapitres généraux qui suivront, à perfectionner ce point de notre Règle, quand ils jugeront devant Dieu que le moment de le faire sera venu. En attendant, nous tâcherons, sans nous y astreindre encore par vœu, de bien prendre l’esprit de cette précieuse vertu, de l’aimer et de la pratiquer si bien que les plus clairvoyants puissent s’y méprendre» [26]. L’intention profonde du père de Mazenod demeure bien claire. Il presse ses Oblats de pratiquer la vertu de pauvreté avec une telle générosité qu’elle apparaîtra aux yeux des gens plus sensibles aux valeurs chrétiennes comme le fruit d’un vœu religieux. Même si ce vœu n’a pas été émis, il est déjà présent comme un idéal de vie auquel il veut arriver dès que possible. En fait, les règles concernant la pauvreté seront aussi exigeantes que celles d’un institut de vie religieuse plus austère. On n’aura pas à les modifier lorsqu’on acceptera le vœu de pauvreté. À la fin du paragraphe sur la pauvreté, le Fondateur indique de nouveau sa pensée: «En attendant que ces règles puissent être exécutées à la rigueur, on s’exercera à se les rendre familières par la pratique» [27].

Quel est le contenu de ces règles? Nous pouvons le diviser en deux parties. La première contient des principes de théologie ascétique; l’autre, des preions minutieuses sur tous les aspects de la vie temporelle des missionnaires: la table, l’habit, les chambres, le mobilier, etc. Ces deux parties ne présentent rien de bien original. Mais elles reflètent toutes deux la pensée et l’attitude intérieure d’Eugène de Mazenod, et l’esprit qu’il désirait inculquer à ses Oblats.

Un long article forme la première section. À la lumière de l’Évangile et des auteurs spirituels, le Fondateur y expose les avantages spirituels et la nécessité de la pauvreté évangélique. Le texte résume un chapitre de l’œuvre célèbre de Rodriguez: Ejercicio de perfección y virtudes cristianas [28]. À partir de passages de l’Évangile, de saint Paul, de saint Ambroise, de saint Jean Chrysostome, de saint Grégoire le Grand et de saint Ignace de Loyola, il montre le caractère fondamental, pour la vie chrétienne même et en particulier pour la vie religieuse et apostolique, de la pratique du détachement et de la pauvreté. Elle libère le cœur pour la lutte contre le démon et le dispose à toutes les vertus, elle est le bastion invincible des instituts religieux et une partie essentielle de la suite du Christ. Retenons ces deux phrases originales du Fondateur: «Ces raisons auraient été plus que suffisantes pour nous déterminer, dans notre Institut qui veut nous faire marcher sur la trace des premiers chrétiens et selon l’esprit des plus saints ordres religieux, à adopter ce point essentiel de la vie parfaite et religieuse. […] Ajoutez à cela que, la cupidité étant un des vices qui fait le plus de ravages dans l’Église, nous serions portés, selon l’esprit de notre Institut qui est un esprit de réparation, d’offrir à Dieu la compensation de ce vice en adoptant la pauvreté volontaire comme les saints l’ont pratiquée avant nous» [29]. Nous voyons que, aux motifs traditionnels, soit ascétiques (renoncement et austérité libérant le cœur et l’entraînant dans la lutte contre le mal), soit mystiques (imitation du Sauveur), le père de Mazenod ajoute celui de l’imitation des ordres religieux de la plus stricte observance, en lien avec la fin secondaire qu’il avait fixée pour son institut, de combler le vide laissé par la Révolution dans les corps religieux. Il ajoute aussi le mobile de la compensation pour les ravages causés par la cupidité. Eugène de Mazenod note en outre que la recommandation générale des Pères de l’Église s’applique d’une façon particulière «à des ouvriers évangéliques qui sont appelés à combattre le démon» [30], ce qui met en relief l’aspect apostolique de la pauvreté.

La partie des preions a été prise presque intégralement dans la Règle de saint Alphonse, avec de légères variantes ou additions. Plusieurs de ces dernières sont tirées des statuts des capitulaires des Rédemptoristes (1802). Reprenons quelques-unes des principales normes établies: «Alors tout sera commun dans la Société, et personne n’aura rien en propre. – Les maisons se chargeront de fournir pauvrement à tous ce qu’il faut […]. En qualité de pauvres, on se contentera d’une table frugale […]. Les chambres seront petites, et les meubles pauvres et uniformes […]. L’habit du missionnaire sera également pauvre, mais propre et convenable à des prêtres honnêtes […]. Conformément à ce vœu, ils s’obligeront à ne pas prétendre […] à quelque dignité, bénéfice ou office […] hors de la Société [31] […]. Tout ce qui vient d’être dit sera observé avec une scrupuleuse exactitude sous les peines les plus graves, fût-ce même par l’expulsion […]. Dans quelque besoin que ce soit, il ne sera jamais permis de mendier; on attendra le secours de la divine Providence […]. Tout ce qu’on pourrait donner à un sujet est incorporé. Jamais il ne lui sera permis de garder de l’argent, fût-ce même en dépôt. Mais le supérieur ne pourra pas permettre aux sujets de rien garder dans leurs chambres, qui leur soit propre ou particulier, comme linge, chocolat, liqueur, fruits, confitures, tabac ou autres choses semblables […]» [32].

Ces preions se complètent d’une invitation qui s’adresse aux supérieurs et ne provient pas de sources alphonsiennes: «Les supérieurs éprouveront quelquefois les sujets là-dessus, non point en les laissant manquer du nécessaire, mais en leur fournissant l’occasion de sentir quelques privations et de s’apercevoir que les pauvres ne doivent pas toujours être à leur aise et avoir tout à souhait» [33]. Le règlement pour les missions comporte d’autres normes sur les voyages et les repas des missionnaires, qui doivent éviter toute recherche et «se contenter des mets ordinaires qui se trouvent dans le pays» [34]. Dans les articles consacrés à la pénitence, on recommande un simple grabat pour le repos et on établit que le petit déjeuner des jours ordinaires consiste en un morceau de pain sec [35].

En lisant la première Règle, nous constatons quel sens élevé avait le Fondateur de la pauvreté et de sa nécessité pour les «hommes apostoliques» qu’il voulait dans son Institut. Nous voyons aussi que, malgré les détails juridiques, il insuffle un vigoureux esprit d’ascèse et un véritable idéal évangélique et missionnaire. La pauvreté est une pièce essentielle de l’armure chrétienne, surtout de l’apôtre qui doit être le héraut et le témoin du Royaume parmi les pauvres.

Dans les rédactions successives de la Règle qui ont eu lieu durant la vie du Fondateur, on retrouve le même esprit et le même règlement général, même si on introduit quelques modifications concernant les aspects juridiques. En 1821, par une modification importante de la Règle, on introduit le vœu de pauvreté. Au cours de sa retraite de mai 1818, le père de Mazenod s’est déjà montré disposé à prononcer ce vœu, ce qu’il a fait personnellement tout de suite [36]. En 1820, le père Tempier se sent fortement poussé par la grâce à faire de même, mais sous condition de l’approbation du Fondateur. Ses novices et les autres Oblats attendent avec ardeur le moment de pouvoir exprimer par ce vœu leur désir de se dépouiller de tout [37]. Les choses étant ainsi, le Chapitre général de 1821 décide que les Oblats émettront, en même temps que les autres vœux, celui de pauvreté. Désormais la Règle parlera toujours du vœu de pauvreté. On insérera dans l’article d’introduction sur la valeur de la pauvreté évangélique la phrase suivante: «C’est pourquoi le vœu de pauvreté est prescrit parmi nous». Telle est la norme fondamentale qui donne une nouvelle perspective et un élan à tout le contenu des preions qui suivent dans la première Règle.

Les Constitutions et Règles approuvées par le Saint-Siège le 17 février 1826 n’apportent que quelques modififications minimes et un revêtement linguistique, puisqu’elles ont été traduites en latin. Par exemple, la première preion de 1818, «tout sera en commun dans la Société, et personne n’aura rien en propre», devient, à la demande du cardinal ponent, «Tout, dans la Congrégation, sera en commun, pour l’usage journalier» [38]. Les Constitutions présentent, dans la seconde partie, au chapitre troisième, un paragraphe sur les voyages qui contient un article significatif: «Ils supporteront avec résignation et même avec joie les incommodités et les privations de la pauvreté dont ils font profession, préférant cet état à celui du confort, comme étant plus conforme à l’esprit de mortification qui doit animer un ouvrier évangélique» [39]. C’est un rappel de l’esprit d’austérité qui doit toujours inspirer l’homme apostolique.

Dans les Constitutions de 1853, on reprend tout ce qui était dans les précédentes, sauf que l’on apporte deux légers adoucissements au paragraphe sur la pénitence. On admet une soupe ordinaire au déjeuner, au lieu du pain sec [40], et on modifie le texte qui traite du repos: «Nos missionnaires prendront ordinairement leur repos sur un lit simple» [41]. Ces modifications répondent aux décisions prises aux Chapitres de 1831, 1837 et 1843 [42].

Telle est la perception de la pauvreté volontaire que nous offrent les Constitutions et Règles au temps du Fondateur. La pauvreté oblate est une vertu austère et exigeante qui peut rivaliser avec celle des instituts les plus rigoureux. Mais cette rigueur n’est pas un simple impératif ascétique qui vise à la purification et à la croissance de l’homme intérieur. Elle est nécessaire à l’homme apostolique qui veut se livrer sans réserve à l’annonce du Royaume, en suivant de près les traces de Jésus Christ, le divin Maître qui l’a captivé et qui constitue tout son trésor. C’est ainsi qu’elle apparaît dans les expressions enflammées de la Préface: «Que doivent faire à leur tour les hommes désireux de marcher sur les traces du Christ leur divin Maître pour lui ramener tant d’âmes? […] Ils doivent faire complète abnégation d’eux-mêmes, […] travailler assidûment à devenir humbles, doux, obéissants, amis de la pauvreté, adonnés à la pénitence et à la mortification, dépouillés de tout amour déréglé pour le monde et pour leurs parents, embrasés d’un tel zèle qu’ils soient prêts à consacrer leur fortune, leurs talents, le repos de leur vie, leur vie même à l’amour de Notre Seigneur Jésus Christ, à l’avantage de l’Église, à la sanctification de leurs frères […]» [43]. Également dans le paragraphe qui décrit l’idéal proposé aux candidats: «Celui qui voudra être des nôtres devra […] être enflammé d’amour pour Notre Seigneur Jésus Christ et son Église, […] avoir dégagé son cœur de toute affection déréglée aux choses de la terre, […] n’avoir aucun désir de lucre, regarder plutôt les richesses comme de la boue pour mériter de posséder le Christ […]» [44].

C’est ainsi que la pauvreté a été officiellement professée dans la famille oblate. Il faut maintenant se demander si la pauvreté a été vécue de cette façon par les missionnaires du père de Mazenod.

LA PAUVRETÉ DES OBLATS AU TEMPS DU FONDATEUR

Il était presque impossible que l’ensemble des membres d’une communauté assez considérable répartie sur quatre continents vive pleinement un idéal aussi élevé. Il faut reconnaître qu’il y a eu des fautes personnelles et communautaires. Mais deux éléments nous autorisent à penser que la Congrégation est restée fidèle à l’inspiration première. Le premier est la vie des Oblats plus illustres qui ont laissé des traces profondes dans notre histoire, comme disciples privilégiés ou collaborateurs généreux du Fondateur. Le second facteur est l’attention vigilante du père commun à suivre tous ses fils en leur prodiguant ses avis et ses recommandations, et parfois de sérieux reproches, durant les quarante-cinq années qu’il a passées à la tête de la Société.

Parmi les Oblats qui ont laissé un témoignage héroïque de pauvreté et de détachement, mentionnons les pères Henry Tempier, Domenico Albini, Joseph Gérard et Mgr Vital Grandin.

Du père Tempier, «second père des Oblats», selon l’expression du père Yvon Beaudoin, nous restent des exemples émouvants. Nous connaissons avec quelle satisfaction il a accepté la situation d’extrême pauvreté où s’est trouvée la mission de Rognac, en 1819 [45], et comment, en 1820, il a su communiquer aux novices de Notre-Dame du Laus le désir d’émettre le vœu de pauvreté. Son biographe résume ainsi l’esprit de pauvreté qui a été l’un des traits caractéristiques de toute sa vie: «On se rappelle qu’il a été le premier Oblat à faire le vœu de pauvreté en 1820. Il a passé cinq hivers au Laus sans faire de feu dans sa chambre. Sa pauvreté devint contagieuse auprès des novices et scolastiques et fit presque scandale lorsqu’il arriva à Marseille comme vicaire général en 1823: il dut se faire confectionner au plus tôt une soutane et s’acheter un chapeau. Pour son voyage au Canada, en 1851, on lui avait conseillé de se procurer un manteau; il en trouva un, usagé, qu’il paya 19 francs, et il ne craignit pas de le porter au milieu de Londres. On comprend dès lors que c’est bien allègrement qu’il a rempli toujours la sorte d’obligation qu’il avait de donner aux scolastiques l’exemple de la pauvreté à laquelle il les exhortait» [46].

Le père Albini, cet homme de Dieu, zélé et héroïque, qui a évangélisé l’île de Corse et sur les pas duquel se multipliaient les prodiges et les conversions, s’est distingué, lui aussi, par sa vie austère et sa pauvreté. «Il a été un pauvre joyeux, dans la nourriture qu’il prenait en très petite quantité et qui était commune, éliminant toujours tout ce qui pourrait sembler délicat ou recherché, même lorsqu’il était à l’extérieur de la communauté, et même au plus fort du travail missionnaire. Il a été pauvre dans ses vêtements. En Corse, il n’avait qu’une seule soutane qu’il a portée jusque dans sa tombe, propre certes, mais défraîchie et effrangée, et qu’il ne réussissait pas à couvrir avec son vieux manteau. Lorsqu’il partait en mission, même s’il devait demeurer à l’extérieur des semaines et des mois, il n’apportait pas d’autre linge de corps que celui qu’il avait revêtu, s’abandonnant à la charité de ses hôtes. Il a été pauvre dans son logement. Ce n’est qu’à Vico qu’il a pu, parce qu’il était le supérieur, choisir sa chambre et il a choisi la plus petite, la plus inconfortable et la plus misérablement meublée» [47].

Héroïque aussi a été la pauvreté du bienheureux Joseph Gérard, l’infatigable apôtre des Basotho. Sous l’austère direction de Mgr François Allard, il a fondé des missions avec très peu de ressources et s’est vu obligé de bâtir des maisons et de s’occuper des besoins matériels, pendant que son cœur s’embrasait de zèle pour les âmes. Tant qu’il a pu, il a voyagé dans des conditions difficiles de village en village pour visiter ses gens, partageant la pauvre nourriture des autochtones [48]. De sa visite de la mission Sainte-Monique, fondée et dirigée par le père Gérard, le père Louis Soullier rapporte le témoignage suivant: «Tout dans cet établissement porte l’empreinte de la plus grande pauvreté. La mission ne reçoit qu’environ 40£ par an du Vicaire apostolique. Cette faible somme serait bien insuffisante […]» [49]

Aux côtés des ces Oblats illustres, on pourrait citer les noms de beaucoup d’autres qui ont été généreusement fidèles à l’idéal de détachement vécu et inculqué par Eugène de Mazenod. La vie missionnaire, surtout en terres lointaines et étrangères, comportait une forte dose de renoncements et souffrances, en raison du climat, de la nourriture, des voyages, de la misère des gens et du manque d’hygiène. Elle fournissait d’extraordinaires occasions de pratiquer la pauvreté évangélique sous ses formes les plus radicales. Rappelons-nous le saint évêque Vital Grandin, qui a eu pour compagne inséparable, au cours de ses grands et durs voyages, l’indigence.

Le Fondateur appréciait l’héroïsme de ses missionnaires et l’exaltait en le proposant comme exemple stimulant à tous les Oblats: «Que dirai-je de ceux des nôtres qui sont dans l’Orégon et sur les bords de la Rivière-Rouge? Leur nourriture est un peu de lard, et ils n’ont pour couche que la terre et avec cela ils sont contents et heureux comme des hommes qui font la volonté de Dieu […]. Ceux qui s’avancent vers la Baie d’Hudson, avec des froids de [moins] 30 degrés, traînés sur la glace par des chiens, obligés de faire un trou dans la neige pour passer la nuit dans cette couche, vous égaient par le récit de leurs aventures. Qu’il en soit ainsi de vous dont la mission, malgré la chaleur qui vous fatigue, est moins dure que celle de vos frères» [50]. «Que personne ne se plaigne plus de rien chez nous quand on a une troupe avancée si généreuse […]» [51]. Auprès du conseil de l’Œuvre de la propagation de la foi, Mgr de Mazenod plaide pour ses fils: «Quand on sait […] tout ce qu’endurent de privations ceux des nôtres qui évangélisent les Sauvages, […] l’on est forcé d’admirer la puissance de la grâce, qui les fait surabonder de joie au milieu de tant de sacrifices» [52].

Mais le père qui loue et encourage ainsi se voit aussi, parfois, dans le besoin d’adresser de vigoureux reproches à certains des siens qui s’écartent de l’idéal de pauvreté apostolique proposée par les Constitutions. Plusieurs fois, il reprend sévèrement le père Honorat, qu’il tient pour «un homme éminemment vertueux» [53], pour les dépenses qu’il a permises dans sa communauté de Nîmes et pour son incorrigible manie des constructions et des réparations au Canada comme en France [54]. Il lui reproche aussi son manque d’austérité dans la nourriture: «Il est intolérable que vous mangiez de la viande trois fois par jour» [55]. L’administration des œuvres du Canada donne au Fondateur plusieurs casse-tête, alors qu’on se dépense sans considération en construction qui ruine les finances de la Congrégation. Le Fondateur se plaint amèrement au Provincial, Mgr Guigues, de ce qu’on ait construit un temple si élégant et une maison où rien ne manque: «N’aurait-il pas mieux valu être un peu moins magnifiques et se mettre en devoir de fournir à ses frères de quoi se nourrir [56]?» Cet étalage ne sert pas à attirer les vocations: «Ce n’est pas la magnificence de l’habitation qu’ils se sont faite à grands frais qui attirera vers nous» [57].

Le Fondateur se préoccupe aussi de la pauvreté dans les maisons de formation. À l’occasion du transfert du noviciat à Marseille, en 1826, il écrit au père Tempier: «[…] je ne saurais trop vous recommander de vous tenir dans la simplicité et dans le strict nécessaire. […] Serait-il bien nécessaire que les novices eussent des matelas à leurs lits? Hélas! nous ne devrions pas en avoir nous-mêmes» [58]. En 1830, après l’établissement des scolastiques à Billens, il passe avec eux quelques jours bien agréables et les encourage à supporter certaines privations, par exemple celle du vin qui coûte cher dans cette région et n’apparaît pas sur la table des paysans: «La privation n’en est pas sentie; elle est d’ailleurs trop conforme à la pauvreté pour qu’on se permît de la regretter. Quand la population entière au milieu de laquelle on vit ne fait pas usage d’une chose, il serait impardonnable de la regretter» [59].

Il est révélateur que, pour l’ensemble de la Congrégation, on ne voit, avant 1853 et 1856, ni le Fondateur ni les Chapitres adresser des reproches graves. Dans sa première lettre circulaire du 2 août 1853, Mgr de Mazenod, après avoir reconnu le zèle et l’abnégation héroïque de la majorité de ses fils, se plaint des abus qui se glissent dans plusieurs communautés sur l’observance régulière, l’obéissance, la charité, la pauvreté, etc. Il rappelle les admonestations sévères de saint Alphonse à ses religieux et répète sa consigne paternelle: «Lisez et méditez vos saintes Règles» [60]. Il attire ensuite l’attention sur l’administration et la comptabilité: «[…] on a eu de grands reproches à se faire à cet égard. Chaque maison ne considérait que ses propres convenances et se mettait peu en peine des besoins généraux de la Congrégation. Les dépenses personnelles s’élevaient quelquefois au-delà de ce que permet l’observance de la pauvreté […]. Quelques-uns n’étaient rien moins qu’indifférents à la qualité, au nombre ou à la forme des habillements. La faiblesse de certains supérieurs locaux laissait introduire l’abus […]» [61].

Au Chapitre général de 1856, Mgr de Mazenod exprime de nouveau son inquiétude. Il fait remarquer que les défauts de plusieurs sont dus à «l’affaiblissement de l’esprit primitif de la Congrégation» qui se manifeste entre autres dans l’horreur du sacrifice et des privations. Lors de la présentation du rapport du procureur général sur l’état insatisfaisant des comptes, le Fondateur saisit l’occasion «pour rappeler à tous les membres présents l’obligation de se conformer de plus en plus à l’esprit de pauvreté que prescrivent nos saintes Règles, et d’éviter toute dépense qui ne serait pas d’une absolue nécessité» [62]. Le Chapitre demande aussi que, pour assurer l’uniformité dans le costume, le Supérieur général détermine le trousseau de chaque missionnaire [63]. Dans sa seconde lettre circulaire écrite à la suite du Chapitre, Mgr de Mazenod encourage ses fils à une fidélité plus grande. Il leur rappelle divers points de la Règle, entre autres ceux qui se rapportent à la pauvreté: «N’aurait-on rien à se reprocher au sujet de la sainte pauvreté […]? Qu’en dit la règle? Voluntariam paupertatem, tanquam basim et fundamentum omnis perfectionis […]. C’est assez pour l’estimer à sa juste valeur. Ainsi que tout soit parmi nous ad morem pauperum […]». Après avoir cité divers articles des Constitutions, il déplore qu’il y ait des Oblats qui en ont plus que suffisamment en ce qui concerne la nourriture et les vêtements et qui ne savent pas accepter les privations que leur impose le vœu et que réclame la suite du Christ [64].

Nous voyons ainsi comment le Fondateur veillait avec zèle sur la pauvreté de ses missionnaires, comme sur un point très important de la spiritualité apostolique dont il voulait les voir imbus. Nous verrons maintenant si la Congrégation est restée fidèle à sa pensée.

LA PAUVRETÉ DES OBLATS DE LA MORT DU FONDATEUR AU CONCILE VATICAN II

Il n’a pas été facile de s’assumer l’héritage spirituel du Fondateur et de poursuivre son projet d’évangélisation à travers un regroupement d’hommes apostoliques disposés à tous les renoncements. Mais Dieu a pourvu la Congrégation de dirigeants sages et spirituels, et d’une légion de missionnaires intrépides qui ont réussi à maintenir le charisme oblat avec ses exigences radicales et à lui donner une nouvelle floraison.

Document fondamental, les Constitutions et Règles, renouvelées en 1928 pour les adapter au Code de droit canonique, maintiennent les preions de la Règle du Fondateur sur la pauvreté, sauf les normes juridiques sur la nue propriété et les actes d’administration. Dans ces Constitutions, on a omis le Directoire pour les missions, qui contenait quelques normes de pauvreté et de mortification, parce qu’on avait établi aux Chapitres de 1867 et de 1920 qu’on rédigerait un directoire pour chaque province ou vicariat, en harmonie avec la situation particulière du lieu [65].

Suivent alors la notion de pauvreté, avec son caractère ascétique marqué et les exigences radicales du vœu correspondant. La vertu évangélique demande une vie détachée, simple et austère, à la suite du Christ; et le vœu interdit de disposer de son propre chef, indépendamment des supérieurs légitimes, de quelque bien temporel que ce soit. Comme cette attitude s’oppose naturellement au désir inné d’appropriation et d’usage indépendant des choses, la pratique de la pauvreté s’avère difficile et requiert une vigilance particulière de la part de l’autorité. C’est pourquoi, en parcourant les actes des Chapitres généraux, nous voyons que maintes fois on insiste sur le respect de l’article 40 de la Règle de 1826 et 1853. Celui-ci exige une observance très exacte des normes se rapportant à la pauvreté et demande des sanctions sévères pour les supérieurs faibles qui permettent le relâchement [66]. Les Constitutions de 1928 sont plus sobres dans leur teneur: «Tout ce qui a été dit jusqu’ici est confié à la vigilance attentive des supérieurs, surtout du Supérieur général, afin que, dans une matière aussi importante, il ne se glisse aucune innovation contraire à la pauvreté» [67].

Le Chapitre de 1867 avait apporté quelques précisions qui sont passées dans les Constitutions de 1928: a) les curés et les directeurs d’œuvres ne peuvent pas non plus se réserver aucun argent; b) les honoraires de messe doivent être remis intégralement à l’économe; c) va à l’encontre du vœu de pauvreté la tenue d’une caisse clandestine pour certaines dépenses même si elles sont au profit de la communauté, ou la permission qu’on tienne une telle caisse [68].

Au Chapitre de 1873, on s’est plaint fortement des constructions et des réparations de maisons et d’églises qui parfois troublaient la vie régulière et conduisaient à contracter des dettes qu’il n’étaient pas facile d’acquitter. On demande aux supérieurs, général et provinciaux, de ne permettre ces constructions que si elles s’avèrent nécessaires ou très utiles, et après avoir soumis à un examen les projets et les alternatives [69].

Du Chapitre de 1904, retenons cette brève admonition: «Le Chapitre recommande l’esprit de pauvreté, spécialement en ce qui concerne l’usage des choses superflues et les dépenses inutiles» [70]. Parmi les dépenses inutiles, on mentionne souvent, dans les Chapitres, le tabac. Même s’il a parfois été strictement défendu de fumer, on a fait des exceptions et, par la suite, adouci le règlement en exigeant simplement qu’on ne fume pas sans la permission du Provincial [71]. Une autre question a été soulevée maintes fois à partir de 1920, celle des automobiles. Leur achat requiert la permission du Provincial et son conseil et on doit veiller à ce qu’elles ne soient pas très dispendieuses et qu’elles ne détonnent pas pour des religieux [72].

De l’ensemble des actes capitulaires, on reste avec une double impression: a) qu’un certain nombre de missionnaires ont eu l’habitude de pratiquer la pauvreté avec toute la rigueur de la Règle; b) que, en général, les abus dans ce domaine n’ont été ni graves ni très répandus. Nous devons, malgré tout, mentionner l’incident déplorable des opérations financières imprudentes effectuées par des membres de l’administration générale entre 1902 et 1905. Comme les ressources de l’administration générale semblaient insuffisantes pour répondre aux besoins, «on chercha […] à se créer des revenus plus abondants et, dans cette intention, avec une inexpérience regrettable, on se lança dans de vastes spéculations qui devaient, pensait-on, conduire à la fortune, et qui n’aboutirent qu’à la ruine» [73].

Nous ne pouvons oublier le fait que la pauvreté dans sa réalité la plus concrète et sous ses formes les plus radicales a été le lot commun de centaines d’Oblats répandus sous toutes les latitudes: aux glaces polaires, sous le soleil ardent des tropiques ou dans l’enfer vert du Chaco paraguayen. Ces missionnaires ont non seulement gardé vive la flamme du charisme oblat dans l’Église, mais aussi, par le témoignage de leur vie, ont été source d’inspiration pour tous leurs frères de la Congrégation.

Je veux citer ici deux témoignages. En 1898, Mgr Émile Grouard écrivait sur sa mission d’Athabaska-Mackenzie: «Les travaux de tout genre s’imposent aux pères comme aux frères. Instruire nos sauvages et pour cela étudier les langues, faire des livres qu’il nous faut imprimer et relier, confesser, visiter les malades à des distances parfois considérables, soit en hiver, soit en été, faire l’école là où la chose est possible, voilà comme partout ailleurs la besogne des missionnaires du Nord; mais ils sont obligés aussi de se livrer à une foule d’autres travaux pour se procurer leur maigre subsistance ou pour se mettre à l’abri du froid. En conséquence, ils aident les frères à la pêche, aux bâtisses, au bûchage, etc., et au jardinage. […] C’est-à-dire que les soucis de l’existence matérielle, la lutte pour la vie prennent une très grande part de nos occupations, et qu’on veuille bien remarquer qu’il ne s’agit pas seulement de se procurer quelque bien-être ou de vivre plus ou moins confortablement, cela ne vaudrait pas la peine d’en parler, mais il s’agit réellement de ne pas mourir de faim et de froid. Personne n’est donc dispensé du travail s’il veut vivre dans nos missions» [74].

Passons à la mission du Pilcomayo, en Amérique du Sud. En 1929, le frère Joseph Isenberg écrivait dans son journal: «Les travaux de construction se poursuivent, nous nous consacrons aussi à l’agriculture. Nous préparons un grand jardin potager pour y planter des légumes puisque nous vivons actuellement en grande partie de chasse et de pêche. Les heures libres et les dimanches nous trouvent dans l’obligation de laver et de raccommoder nos vêtements. Cependant, nous restons très optimistes malgré tout» [75].

Travail, privations, pauvreté et optimisme, tels sont les éléments qui se retrouvent habituellement ensemble dans le bagage spirituel du missionnaire. Plusieurs Oblats peuvent en témoigner.

LA PAUVRETÉ OBLATE DANS LA PERSPECTIVE DE VATICAN II

Le concile Vatican II a été le signe et l’expression d’un renouveau profond suscité par l’Esprit Saint au sein de l’Église, surtout à partir des années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. D’autre part, ce même concile a confirmé, permis et canalisé le renouveau qui a atteint toutes les zones de la vie chrétienne, depuis le dogme jusqu’à la pratique pastorale, la spiritualité des laïques et des religieux. La pauvreté évangélique est un des domaines qui a bénéficié de cette influence rénovatrice.

De nouveaux facteurs socioculturels ont fait découvrir de nouvelles dimensions de la pauvreté dans notre monde et suscité une nouvelle sensibilité envers les pauvres, qui sont fréquemment les victimes de structures injustes et oppressantes. En même temps, une nouvelle conception de l’Église comme communauté ouverte au monde et compromise dans l’histoire des hommes et des peuples, et une exégèse plus perspicace des données bibliques ont conduit à un enrichissement remarquable de la spiritualité de la pauvreté comme conseil évangélique.

Dans la constitution Lumen Gentium (44-46) et le décret Perfectæ Caritatis (1, 2, 5 et 13), Vatican II présente les conseils évangéliques comme une expression importante de la volonté de suivre le Christ. Cette suite du Christ qui s’enracine dans le baptême et qui est le devoir et la norme de toute vie chrétienne, se réalise de façon particulière dans les instituts de vie consacrée. Ils doivent être, pour tous les fidèles, signes lumineux de «l’admirable union sponsale établie par Dieu» [76] dans l’Église et de la présence des biens célestes du Royaume de Dieu dans ce monde [77].

Le rapport établi entre la volonté de suivre le Christ et le caractère de signe du Royaume déjà présent et encore à venir donne à la pauvreté évangélique une optique rénovatrice. On ne supprime pas son aspect d’ascèse personnelle, sur laquelle a insisté toute la tradition spirituelle, et on n’élimine pas les exigences juridiques de dépendance dans l’usage des biens terrestres. Mais on insiste sur le motif mystique du partage de l’anéantissement du Christ et sur l’exigence d’un comportement sincère qui soit pour les hommes de notre temps, en particulier les pauvres, un signe clairement perceptible. La section de Perfectæ Caritatis qui traite de la pauvreté commence par cette recommandation éloquente: «La pauvreté volontaire en vue de suivre le Christ, ce dont elle est un signe particulièrement mis en valeur de nos jours, doit être pratiquée soigneusement par les religieux et même, au besoin, s’exprimer sous des formes nouvelles» [78]. Le témoignage évangélique de la vie consacrée ne peut se limiter à une pauvreté spirituelle ni à une pauvreté juridique. Il doit comporter une pauvreté réelle et exprimer une véritable solidarité avec les pauvres de notre monde: ce n’est qu’ainsi qu’«on devient participant de la pauvreté du Christ». C’est pourquoi «il faut que les religieux soient pauvres effectivement et en esprit»; ils doivent se soumettre «à la loi commune du travail», partager leurs biens pour «soutenir les indigents»; «ils doivent […] éviter tout luxe, tout gain immodéré ou cumul de biens», ce qui constituerait un net contretémoignage [79].

La spiritualité oblate s’est inscrite bien clairement dans cette nouvelle orientation du Concile. Paul VI l’a, par la suite, magistralement approfondie dans son exhortation Evangelica Testificatio, qui débute par une invitation faite aux religieux de se laisser interpeller par la clameur dramatique des pauvres [80]. Les Constitutions et Règles de 1966 le montrent bien. Elles présentent la pauvreté comme «un moyen de communier au Christ et aux pauvres» [81], une façon de contrecarrer l’esprit de convoitise qui est source de tant de maux dans l’Église et nuit à l’évangélisation [82], et comme une forme de partage fraternel qui exprime et favorise la vie communautaire [83]. Cet idéal exige de nous «un témoignage collectif de désintéressement évangélique» [84]. Il exige aussi de nous la soumission «à la loi commune du travail, contribuant ainsi, chacun pour sa part, à l’entretien et l’apostolat de la communauté» [85] et nous invite, de plus, à accepter «de partager le sort de ceux qui n’ont pas toujours à leur disposition les commodités ou avantages souhaités» [86]. Tout cela nous oblige à adopter «un style de vie qui rejoigne celui des milieux modestes de [notre] pays» [87] et à se rappeler, dans l’usage des biens temporels, qu’ils «sont en quelque sorte le patrimoine des pauvres» [88].

Cette nouvelle orientation et ces normes répondaient pleinement à l’esprit du Fondateur et à la tradition de notre Institut, actualisant et déployant les énergies fondamentales du charisme mazenodien. Par exemple, le partage, une des valeurs qui répondent à la sensibilité des nouvelles générations, apparaissait déjà dans la première Règle. Elle prescrivait ceci: «Les missions doivent être faites aux frais de la Société, et il ne sera jamais permis d’exiger que ces frais soient à la charge des communautés ou des particuliers» [89]. Le témoignage communautaire qu’on attend aujourd’hui de tous les religieux était compris d’une certaine façon dans le rejet et la contestation de la cupidité comme la source des maux de l’humanité et de l’Église et dans le désir de réparer les ravages causés par ce vice [90]. Ce qui est réellement nouveau, c’est la consigne de se soumettre à la loi commune du travail, même si, de fait, beaucoup de missionnaires se sont amplement soumis à cette norme, en se voyant astreints aux durs travaux matériels nécessaires pour assurer leur propre subsistance et celle de la mission. Certains Oblats européens se sont aussi engagés dans la voie des «prêtres ouvriers» pour se rapprocher du monde du travail. Nouvelle aussi est l’attention mise sur la justice sociale par la règle 58: «Sous la direction des supérieurs, on participera aux organisations sociales, et plus encore on travaillera au relèvement des plus défavorisés par une recherche de justice» [91].

Sur ce point, Evangelica Testificatio apportera des précisions précieuses: «[…] le cri des pauvres […] oblige [les religieux] à éveiller les consciences au drame de la misère et aux exigences de justice sociale de l’Évangile et de l’Église. Il conduit certains […] à rejoindre les pauvres dans leur condition, à partager leurs lancinants soucis. Il invite [nombre d’instituts] à reconvertir en faveur des pauvres certaines de leurs œuvres […]» [92].

La soif de justice qui, de nos jours, soulève fortement l’Amérique latine et d’autres peuples du tiers monde a trouvé un écho profond chez plusieurs Oblats et auprès des instances dirigeantes de la Congrégation. C’est ce que traduisent les documents du Chapitre de 1972, en particulier La visée missionnaire. À la lumière d’une visée évangélique sur un monde qui désire ardemment la libération, «nos frères Oblats se demandent comment ils peuvent mieux contribuer à une libération vraie et totale dans le Christ du continent sud-américain» [93]. «[…] la mission semble exiger une présence plus attentive aux injustices et aux aspirations économiques et sociales. Il arrive aussi que la mission demande que nous insistions d’une façon très explicite sur notre solidarité avec les pauvres» [94]. Le Chapitre indique «trois lignes d’action» concrètes: a. la préférence pour les pauvres; b. la solidarité avec les hommes de notre temps; c. la volonté de créativité. La première ligne d’action nous présente diverses formes ou situations de pauvreté: les illettrés, les victimes de l’alcool ou des drogues, les masses marginales… sans oublier «que la pire forme de pauvreté est d’ignorer le Christ». Elle nous invite à collaborer au développement intégral, à transformer les structures oppressives et à nous engager «dans le mouvement vers une libération authentique» [95]. La seconde ligne d’action exige «d’être présents au monde des pauvres, en nous mettant à leur écoute, en arrivant à les comprendre, en permettant que nous soyons enrichis par eux, en travaillant non seulement pour eux mais avec eux […]» [96]. Le Chapitre approuve «ces Oblats que leur charisme personnel porte à s’identifier complètement [aux] pauvres, en assumant leurs conditions sociales, économiques et culturelles» [97]. Dans la troisième ligne d’action, le document demande d’encourager et de soutenir les confrères qui se sentent appelés à participer aux luttes sociales et à prendre clairement position en faveur des opprimés. Il demande, enfin, qu’on ne fasse pas taire leur voix prophétique, ce qui suppose le discernement opportun [98].

Les Constitutions et Règles, refondues au Chapitre de 1980 et approuvées en 1982, reprennent l’essentiel de la tradition spirituelle oblate. Elles disent, en même temps, les appels du monde d’aujourd’hui ou, plus précisément, «l’appel de Jésus Christ, perçu en Église à travers les besoins de salut des hommes» (C 1). Dès le premier chapitre, qui traite de la mission, la constitution 9 nous rappelle que nous devons être «témoins de la justice et de la sainteté de Dieu» en annonçant «la présence libératrice du Christ», en entendant et faisant entendre «la clameur des sans-voix». La règle 9 précise comment le travail pour la justice, inspiré par l’Esprit «peut conduire certains Oblats à s’identifier aux pauvres jusqu’à partager leur vie et leur engagement pour la cause de la justice […]» et doit nous porter tous à collaborer, «par tous les moyens conformes à l’Évangile, à la transformation de tout ce qui est cause d’oppression et de pauvreté, s’employant ainsi à l’avènement d’une société fondée sur la dignité de la personne […]».

Traitant du conseil évangélique de pauvreté, la constitution 19 le situe dans notre marche à la suite du Christ, qui nous invite à tout quitter pour aller avec Lui et attend notre réponse libre; pour lui «nous choisissons la pauvreté évangélique». La constitution 20 donne le but de cette option: «Ce choix nous incite à vivre en communion plus étroite avec le Christ et les pauvres». C’est cette valeur primordiale qui donne à notre pauvreté un sens profondément mystique et en même temps apostolique. De là découlent d’autres valeurs comme le témoignage de la contestation des abus du pouvoir et de la richesse, et l’annonce d’un monde nouveau, libéré de l’égoïsme. Naît également une attitude humble d’écoute et d’apprentissage chez le missionnaire, qui se laisse évangéliser par les pauvres [99]. S’ensuivent une disponibilité au partage fraternel, à l’exemple de la première communauté chrétienne, et la recherche d’un style de vie simple et généreuse, qui contraste évidemment avec les appâts de notre société de consommation et nous porte à accepter avec joie le manque de certaines commodités [100].

Notre choix de la pauvreté évangélique n’est pas absolu. Nous la recherchons comme un moyen de vivre plus pleinement l’amour et pour mieux l’exprimer selon les exigences de notre charisme apostolique. La mission exige que nous utilisions et administrions des biens temporels. Mais nous ne pouvons le faire qu’en dépendance de la communauté et des supérieurs, et en étant conscients d’utiliser et d’administrer «en quelque sorte, le patrimoine des pauvres»; il vient des pauvres et il est destiné aux pauvres [101]. La communauté elle-même est expressément invitée à partager ses modestes biens avec les pauvres: «[…] mettant sa confiance dans la divine Providence, [elle] n’hésitera pas à utiliser même de son nécessaire pour aider les pauvres» [102].

Naturellement, le problème se posera souvent d’harmoniser les exigences de l’efficacité apostolique, qui demande l’usage des moyens les plus adéquats, avec celles du témoignage évangélique, où le renoncement et la folie de la Croix imposent leur logique victorieuse. Comme l’écrit le père Fernand Jetté: «La difficulté viendra souvent du milieu dans lequel nous vivons et des exigences de l’apostolat. Peut-on être missionnaire aujourd’hui sans avoir d’auto? Peut-on être professeur, être trésorier, sans avoir d’instruments informatiques? Peut-on être proche des gens et ne pas suivre certains programmes de télévision? Peut-on être à jour, demeurer en forme, et ne pas suivre des cours complémentaires [103]?» Ce problème doit nous maintenir dans une attitude de vigilance et de constant discernement personnel et communautaire, pour ne pas nous laisser emporter par le courant de la société de consommation et aussi pour accepter, dans le respect des capacités et du charisme personnel de chacun, un certain pluralisme dans les choix et les attitudes, qui pourraient s’appuyer et se compléter mutuellement [104].

Les constitutions 22 et 23 déterminent la portée du vœu comme tel, qui nous oblige «à mener une vie de pauvreté volontaire», renonçant au droit d’user et de disposer librement de quelque bien de valeur économique, et à la propriété de tout ce qui s’acquiert par le travail personnel ou à quelque autre titre, sauf ce qui est reçu par héritage. L’Oblat conserve la propriété du patrimoine qu’il possédait à son entrée et de ce qu’il acquiert par héritage. Avant de faire sa première profession, il devra céder l’administration de ses biens et disposer de leur usage et de leur usufruit pour demeurer libre des préoccupations matérielles [105]. Avant la profession perpétuelle, il disposera par testament de son patrimoine actuel et des biens qu’il pourrait acquérir par héritage. La constitution 23 précise, de plus, qu’«avec l’autorisation du Supérieur général, un Oblat à vœux perpétuels peut renoncer à ses biens présents et à venir».

Le vœu vécu dans toute sa portée entraîne un renoncement profond. «C’est dire, commente le père Jetté, que personnellement l’Oblat est pauvre, même très pauvre. Il n’a rien, ou presque, et ne peut rien utiliser, sinon dans l’obéissance. Sa situation, au plan humain, demeure une situation de complète dépendance, une situation de «mineur». C’est le don radical de lui-même à Dieu. Il le fait librement, par amour du Christ et par amour de ses frères et sœurs de la terre. La sincérité et la profondeur de son don apparaîtront dans la simplicité, le dépouillement de sa vie» [106].

Au Chapitre de 1986, le premier des six appels que les Oblats ont perçus comme urgents pour être «missionnaires dans l’aujourd’hui du monde» a précisément été celui de la pauvreté liée à la justice. Le premier chapitre du document capitulaire s’intitule Mission, pauvreté et justice. Il décrit la misère actuelle et les formes nouvelles qu’elle revêt, en particulier «une forme grave de pauvreté: l’ignorance de l’Évangile et la perte de toute espérance religieuse». Il montre que, dans bien des cas, la pauvreté est le fruit de structures injustes créées et entretenues par l’égoïsme et l’avarice. Le document déclare ensuite que les Oblats, en tant qu’envoyés pour évangéliser les pauvres, se sentent interpellés par cette situation et sont résolus à se rapprocher des pauvres, à partager avec eux et à se laisser évangéliser par eux, à appuyer leurs luttes en faveur de la justice et à être solidaires de leurs mouvements. À la lumière de cet appel, il recommande aux Oblats de réviser leur style de vie, de chercher à s’insérer dans les milieux pauvres, de partager leurs biens avec les pauvres, d’appuyer les initiatives comme le réseau Justice et paix et le dialogue Nord-Sud [107]. Vaste et exigeant programme devant lequel nous place notre mission et dans lequel nous engage notre charisme!

Ces consignes de l’Église et de la Congrégation, suscitées par la nouvelle sensibilité sociale du monde actuel, en particulier des jeunes, ont tracé la voie pour l’adoption d’un nouveau style de vie oblate. La pauvreté y apparaît non comme un pur détachement ascétique, moins encore comme une pure structure juridique de dépendance, mais comme une attitude de simplicité accueillante, de proximité affective et concrète des humbles, et de véritable communion avec les pauvres. Nous partageons non seulement nos ressources économiques, mais aussi nos richesses personnelles de savoir, d’amitié et de foi. C’est l’idéal que poursuivent en Amérique latine les communautés religieuses insérées en milieux populaires (CRIMO), parmi lesquelles se retrouvent plusieurs communautés d’Oblats.

Puebla signalait déjà comme «la tendance la plus remarquable de la vie religieuse latino-américaine […] le choix prioritaire pour les pauvres». Ce choix «a conduit à la révision des œuvres traditionnelles pour mieux répondre aux exigences de l’évangélisation. Ainsi, ses rapports avec les situations de pauvreté se sont-ils éclaircis, ce qui suppose non seulement un détachement intérieur et une austérité communautaire, mais aussi une solidarité de fait avec les pauvres et une cohabitation, dans certains cas, avec eux» [108]. En fait, plusieurs religieux sont allés s’établir dans des banlieues défavorisées. Le père Jetté a reconnu avec joie cet esprit et cette orientation chez les Oblats d’Amérique latine: «Cette option existe chez vous et constitue un témoignage pour tous les Oblats. Partout vous allez aux pauvres et vous travaillez pour eux et avec eux. «Vos frères, vos chers frères, vos respectables frères», comme le disait notre Fondateur, sont les Indiens, les «campesinos», les mineurs, les sous-prolétaires des bidonvilles, les réfugiés Hmong de la Guyane française. Vous vivez avec eux, vous êtes témoins de l’amour de Dieu parmi eux, vous êtes pour eux la présence du Christ, vous êtes, comme on le répète souvent, leur voix, «la voix des sans-voix», et vous les aidez – avec vos propres limites, et souffrances, et difficultés – dans leur effort pour arriver à une libération intégrale» [109]. Les maisons de formation situées en milieux humbles, qui s’ouvrent aux gens et ont un style de vie bien simple, sont l’expression et le fruit de notre option pour les pauvres et pour une vie pauvre. Le contact avec les pauvres nous a enseigné la valeur de notre pauvreté évangélique et du bonheur qu’elle cache.

Je pense que la même attitude existe dans d’assez nombreuses communautés oblates du tiers monde. À la fin du Chapitre général de 1980, le père Jetté disait: «Les appels des pauvres d’aujourd’hui, de ceux qui sont loin, des plus abandonnés, les Oblats actuels les entendent et veulent y répondre. En toutes les régions du monde – nous l’avons senti tout au long du Chapitre – ils ont les yeux grand ouverts sur les besoins des hommes. La générosité ne nous manque pas» [110].

SYNTHÈSE: LA PAUVRETÉ DANS LA SPIRITUALITÉ OBLATE

Dans l’ensemble de la spiritualité chrétienne, la pauvreté évangélique forme une constellation avec l’abnégation et l’austérité, la tempérance et la mortification, l’humilité et la mansuétude. Unie à elles, elle est la condition indispensable pour suivre le Christ et pour implanter son Royaume. Sa fonction spécifique est la libération des cœurs, le dépassement du désir de posséder qui empêche la communion avec Dieu et avec les frères. C’est ce qu’indique saint Ignace dans sa géniale méditation des deux étendards: de même que l’ennemi pousse l’homme à la recherche des biens matériels et de là à l’orgueil du cœur et, avec lui, à tous les autres vices, ainsi Jésus amène ses amis à rechercher la pauvreté spirituelle, qui sera suivie de l’humilité et de toutes les autres vertus [111]. En détruisant les attaches aux biens sensibles, la pauvreté rend le cœur disponible aux appels de l’amour chrétien.

Dans la spiritualité religieuse, la pauvreté forme un lien indissociable avec la chasteté et l’obéissance. Les trois se compénètrent intimement pour exprimer une vie consacrée à l’Absolu, un amour indivis du Christ et la présence vivante de son Royaume dans ce monde. La vie marquée par les trois conseils évangéliques témoigne d’une façon particulière de l’actualité des béatitudes et de l’action rénovatrice du Christ dans l’humanité.

La spiritualité oblate possède tout cela, avec cependant une visée apostolique, missionnaire. Unie à la chasteté et à l’obéissance, la pauvreté est, pour nous, l’expression d’une pleine disponibilité personnelle au service des tâches du Royaume. Nous sommes pauvres afin de nous consacrer entièrement à l’évangélisation des pauvres, d’être les compagnons et les collaborateurs du Christ Sauveur, en travaillant avec Lui et comme Lui, et en ayant «uniquement en vue la gloire de Dieu, le bien de l’Église, l’édification et le salut des âmes» [112].

Pour que notre pauvreté oblate soit ce qu’elle doit être, il faut éviter les optiques inadéquates et étroites qui appauvrissent le concept évangélique de pauvreté et peuvent faire naître des conflits et des tensions dans sa pratique.

1. Notre pauvreté doit manifester avec clarté ses racines théologales. Elle doit être de façon non équivoque «une pauvreté pour le Royaume», une pauvreté qui nous rapproche de Dieu et nous met en communion avec Lui. C’est-à-dire, plus concrètement:

a. une pauvreté qui jaillit d’une vision de foi, où Dieu apparaît comme l’unique Nécessaire, comme la richesse toute du cœur, qui faisait s’exclamer à François: «Mon Dieu et mon tout» et à Thérèse de Jésus: «Qui a Dieu ne manque de rien. Dieu seul suffit».

b. une pauvreté accompagnée et soutenue par une confiance filiale en un Dieu plein de bonté, qui pourvoit au bien de toutes ses créatures et demeure attentif à toutes les clameurs des pauvres qui montent vers Lui. Telle était l’attitude des «pauvres de Yahvé» qui cherchaient refuge auprès de Dieu, qui venaient à Lui confiants et acceptaient humblement et amoureusement les desseins de sa volonté, comme ceux d’un Cœur de Père… La Règle du Fondateur dit que «dans quelque besoin que ce soit, il ne sera jamais permis de mendier; on attendra le secours de la Providence» [113]. La Règle actuelle nous demande plus encore: «La communauté […] mettant sa confiance dans la divine providence, n’hésitera pas à utiliser même son nécessaire pour aider les pauvres» [114].

c. une pauvreté inspirée parl’amour de Dieu, pour qui on quitte tout, et par l’amour de nos frères, au service desquels on veut consacrer totalement sa vie. Sans cet élan d’amour, la pauvreté cesserait d’être une vertu chrétienne ou une attitude évangélique; elle se réduirait à un légalisme stérile ou à une simple dimension socio-économique avec des répercussions humanitaires douteuses.

L’inspiration théologale de la pauvreté entraîne une attitude contemplative qui favorise l’actualisation des dons de l’Esprit Saint, surtout celui de piété. Celui-ci procure une expérience joyeuse et intime de la filiation divine et de la fraternité humaine, comme celle qu’ont eue François d’Assise, Thérèse de l’Enfant-Jésus et Charles de Foucauld. Cette inspiration et cette imprégnation théologales libèrent aussi la pratique de la pauvreté des tensions possibles entre les exigences juridiques et les appels évangéliques, entre l’austérité personnelle et le partage communautaire, entre l’usage des moyens apostoliques efficaces et le témoignage de renoncement chrétien, entre l’annonce de l’Évangile et la promotion de la justice sociale.

2. Notre pauvreté doit être clairement christocentrique. Elle doit nous faire entrer dans la kénose du Christ, lui qui s’est fait pauvre pour nous enrichir et nous a sauvés à travers le dépouillement radical de la Croix (voir 2 Co 8, 9 et Ph 2, 7). Notre vocation oblate nous demande d’abandonner «tout à la suite de Jésus Christ» (C 2). Cette marche à la suite du Christ implique une connaissance et une expérience profondes du Maître, une identification à Lui et une volonté de le laisser vivre en nous pour pouvoir coopérer avec Lui à son œuvre de salut (voir ibidem). Telle est la norme fondamentale de notre vie: suivre Jésus Christ par amour et de façon concrète, de telle sorte qu’à travers nous, Il puisse faire avancer sa mission. Dans un effort ascétique pour l’imiter, il faut renoncer à toute attitude de possession égoïste et d’autosuffisance. Et il faut, en même temps, rechercher une communion personnelle et une ouverture amoureuse à l’action de son Esprit pour entrer dans le mystère de sa pauvreté et de sa kénose salvatrice. C’est la communion avec le Christ pauvre qui réclame et inspire la communion avec les pauvres, qui garantit son authenticité et lui communique sa force de salut.

3. Notre pauvreté a un profil marial caractéristique. Marie a été la représentante par excellence «de ces pauvres du Seigneur qui attendent le salut avec confiance et reçoivent de lui le Salut» [115]. Elle a été aussi celle qui a vécu, dans la plus profonde et singulière communion, le mystère de l’anéantissement du Sauveur. En elle, la béatitude promise aux pauvres a connu son sommet, parce que le Seigneur a regardé la petitesse de sa servante; c’est pourquoi toutes les générations la diront bienheureuse. «Mère des pauvres, des humbles et des simples», elle doit inspirer notre attitude proche, compatissante et «maternelle» avec les pauvres de notre monde [116]. Nous devons semer dans leurs cœurs l’espérance dans le Dieu libérateur.

4. Notre pauvreté est marquée par le rayonnement apostolique. Elle doit nous rendre totalement disponibles aux tâches du Royaume et aptes à être les porte-parole et les témoins de Jésus Christ et des valeurs évangéliques. «L’Église évangélisatrice devient digne de crédibilité lorsque, à travers la pauvreté de ses membres, transparaissent les valeurs supérieures qu’elle prêche» [117]. L’évangélisation elle-même implique une attitude de dialogue sincère et amical avec les gens de quelque niveau social ou culturel qu’ils soient; ce qui oblige à un profond détachement personnel. Seul celui qui est véritablement pauvre peut se donner entièrement, sacrifiant son temps, ses goûts, son confort, ses ressources humaines et sa propre vie pour l’Évangile. Lui seul peut reproduire les attitudes de Jésus, «doux et humble de cœur», l’Évangélisateur par antonomase. Et lui seul, à partir de l’expérience de ses limites et de sa fragilité, peut annoncer librement et avec audace – hardiesse apostolique – s’appuyant sur ce qui le réconforte, le message du salut.

Il est vrai que la mission exige des moyens et des biens matériels, et que Dieu demande que l’on mette les richesses et les ressources de la technique au service du Royaume. La pauvreté apostolique consistera alors dans l’usage évangélique de tels biens, de sorte que le message de l’Évangile ne soit pas brouillé et que dans la vie du missionnaire et de la communauté évangélisatrice apparaisse clairement que l’unique richesse recherchée est le Christ et les biens du salut qu’il a apportés à l’humanité. Il faut aussi garder clairement à l’esprit que l’efficacité de l’Évangile ne provient pas des pouvoirs de ce monde, comme les ressources économiques, le prestige social, le pouvoir politique, etc., mais de l’action suprême de l’Esprit. Ceci nous place devant un défi bien net: comment maintenir un style de vie simple, réellement pauvre et proche des gens, tout en utilisant des richesses considérables pour l’évangélisation, et comment privilégier l’usage des moyens pauvres, qui s’accordent mieux avec le message que nous annonçons et qui témoignent souvent d’une grande force évangélique [118].

5. Notre pauvreté doit, enfin, être la caractéristique des missionnaires des pauvres que nous sommes. Si, pour être «chrétienne», toute évangélisation doit porter le sceau de la pauvreté évangélique, il est évident que cela vaut avant tout pour l’évangélisation qui, par vocation, s’adresse aux pauvres, aux «sans-pouvoir, sans-espoir et sans-droits» [119]. Pour accomplir cette mission, notre pauvreté doit avoir les trois caractéristiques suivantes:

a. donner un témoignage de proximité des personnes. Comme le dit le Chapitre de 1986: «Nous voulons être proches d’eux pour partager ce qu’ils ont et ce que nous avons, pour apprendre à regarder l’Église et le monde de leur point de vue et les voir eux-mêmes à travers le regard du Sauveur crucifié (C 4). Nous sommes alors évangélisés par eux et nous devenons, parmi eux, de meilleurs témoins de la présence de Jésus qui s’est fait pauvre pour libérer la personne humaine et la création tout entière» [120]. Cette proximité des gens et cette communion avec eux nous portent à réévaluer notre style de vie, à nous établir dans les quartiers pauvres, à partager avec les pauvres nos ressources et jusqu’à leur genre de vie [121]. Certains Oblats d’Amérique latine mettent cela en pratique. Dom Helder Cámara a dit un jour: «Les pauvres connaissent Dom Helder, mais ceux qui les connaissent bien ce sont les missionnaires oblats qui partagent leur vie».

b. apporter une présence et une aide libératrices, en appuyant les luttes des pauvres pour la justice et en travaillant «par tous les moyens conformes à l’Évangile, à la transformation de tout ce qui est cause d’oppression et de pauvreté» [122] afin de construire une société nouvelle et fraternelle où ils verront leurs droits reconnus.

c. respecterla culture des pauvres. Les peuples du tiers monde ont l’habitude d’avoir une échelle des valeurs assez distincte de celle qui a cours en occident; les facteurs d’économie et de temps comptent peu en face des personnes et de leurs exigences primaires de communion, comme la famille, l’amitié, l’hospitalité… L’inculturation de la pauvreté religieuse dans les pays en voie de développement constitue un grand défi pour les supérieurs et les éducateurs, comme l’observe le père Alexander Motanyane [123]. Mais il est nécessaire d’y faire face avec fermeté et patience, à travers un dialogue serein et évangélique.

CONCLUSION

Nous avons vu comment l’idéal de pauvreté évangélique conçu et vécu par Eugène de Mazenod, et partagé par ses premiers disciples, s’est incarné dans la vie des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée suivant les courants spirituels de l’époque. Nous avons vu comment cet idéal s’est enrichi des nouvelles perspectives théologiques, spirituelles et pastorales du concile Vatican II et de l’après-concile. Les temps nouveaux ont ouvert la voie à de nouvelles formes de pauvreté et à de nouvelles façons de la pratiquer dans la vie personnelle, communautaire et apostolique. Mais c’est la même sève chrétienne, dans sa double tendance d’exigence ascétique et d’élan mystique, qui explique ce dynamisme vital qui remonte aux origines de l’Institut. Eugène de Mazenod a voulu créer une société pour évangéliser les pauvres et lui a donné comme fondement vital l’union étroite avec le Christ, le grand pauvre et le grand libérateur de toutes les pauvretés qui touchent l’homme. Ces pauvretés se présentent sous des visages distincts et multiformes. La pauvreté oblate prend, elle aussi, des formes et des aspects nouveaux, tout en conservant l’élan vigoureux du charisme premier. Aujourd’hui comme hier, les Oblats optent pour la pauvreté afin de «vivre en communion plus étroite avec le Christ et les pauvres» [124]. Et parce qu’ils vivent cette double communion, ils ne peuvent cesser d’aimer et de vivre passionnément la pauvreté évangélique.

Olegario Dominguez