1. La Dévotion D’Eugène De Mazenod Au Sacré Cœur
  2. Le Sens De La Dévotion
  3. La Tradition Oblate
  4. Conclusion

Le présent article ne prétend pas exposer tout l’enseignement de l’Église sur le Sacré-Cœur, mais étudier comment notre Fondateur a vécu la dévotion au Sacré-Cœur, ce qu’elle signifiait pour lui et ce qu’elle a représenté pour les Oblats. D’autre part, ainsi que l’a rappelé le pape Paul VI, Eugène de Mazenod était un «passionné de Jésus Christ». Nous devons donc considérer sa dévotion au Sacré-Cœur comme un aspect de son attachement à la personne de Jésus et donc nous référer à l’article fondamental sur Jésus Christ Sauveur.

LA DÉVOTION D’EUGÈNE DE MAZENOD AU SACRÉ CŒUR

Nous n’avons aucun document nous disant comment, durant son enfance, Eugène a été initié à la dévotion au Sacré-Cœur. Par contre, nous savons que, sous l’influence de Don Bartolo Zinelli à Venise, cette dévotion prend une place importante dans sa vie. À propos des exercices de piété suggérés par son maître spirituel, on lit ceci: «J’unirai mes faibles adorations avec celles des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, des Anges et des Saints… Je baiserai respectueusement mon crucifix à l’endroit de la Plaie du Cœur» (nous reparlerons de ce rapprochement). Le père Magy, à qui il se confie pour la recherche de sa vocation, animait à Marseille une réunion de personnes pieuses, qui était un foyer de dévotion au Sacré-Cœur et d’apostolat [1].

Au séminaire Saint-Sulpice, sous l’influence de l’École française, sa dévotion au Sacré-Cœur s’approfondit. Pierre de Bérulle insiste sur ce qu’il appelle «l’intérieur» de Jésus, c’est-à-dire l’attitude la plus profonde et les sentiments du Christ. Eugène de Mazenod a donc appris à pénétrer l’intérieur même des mystères de Jésus pour chercher en son Cœur toute la vie intime de Dieu fait homme.

Dès le début de son ministère, il redonne vie à la dévotion au Sacré-Cœur, qui était vivace à Aix, avant la Révolution. En effet, en 1721, après la peste de Marseille, l’archevêque d’Aix, à la suite de Mgr de Belzunce, décrétait que la fête du Sacré-Cœur serait célébrée dans le diocèse le vendredi après l’octave du saint sacrement. Auparavant, le père Timothée de Raynier, religieux minime d’Aix, avait publié, en 1662, L’homme intérieur ou l’idée du parfait chrétien, dans lequel il écrivait: «Quel bonheur d’être uni à Jésus Christ dans le Sacré-Cœur qui a été continuellement uni à Dieu, non seulement par l’union hypostatique, mais encore par l’union des actes de son amour» [2]. C’est donc à une tradition ancienne dans sa ville natale qu’Eugène de Mazenod se reliait et à laquelle il redonnait vie.

En 1819, la pieuse Union du Sacré-Cœur de Jésus est érigée à Aix dans l’église des Oblats, dite «de la Mission» [3]. En 1822, le père de Mazenod publie une brochure intitulée Exercice à l’honneur du Sacré-Cœur qui se fait par les agrégés tous les premiers vendredis de chaque mois dans l’église du Sacré-Cœur, dite de la Mission, à Aix. C’est aussi dans la chapelle des Oblats qu’est célébrée chaque année la fête du Sacré-Cœur. Elle comportait une grand-messe solennelle et une procession parcourant le Cours jusqu’à la croix de mission. Après le départ du père de Mazenod pour Marseille, les Oblats ont maintenu cette tradition, comme en font foi les comptes rendus dans le Codex de la maison et dans la presse locale; par exemple un long article de La Provence du 9 juin 1853 décrit la messe solennelle célébrée par l’archevêque, la procession sur le parcours traditionnel avec la participation des autorités civiles et militaires. Et le père de Mazenod lui-même, rendu à Marseille, s’unit de cœur aux cérémonies célébrées à Aix en l’honneur du Sacré-Cœur, Ainsi, dans une lettre au père Hippolyte Courtès, il regrette de ne pas avoir reçu de détails sur la fête du Sacré-Cœur: «Ce jour-là, mon esprit était avec vous et vingt fois, que dis-je, cent fois! je poussais quelque exclamation vers vous» [4].

Si l’on parcourt ses lettres écrites après son départ d’Aix en 1823, on n’y trouve que quelques mentions du Sacré-Cœur, mais elles sont significatives, par exemple celle au père Henry Tempier où il approuve le recours à la servante de Dieu Marguerite-Marie Alacoque: «Les Jésuites […] amènent au tombeau de la servante du Seigneur deux de leurs malades désespérés dans l’espérance qu’ils seront guéris. Je le souhaiterais de tout mon cœur à cause de la très sainte dévotion au Sacré-Cœur» [5]. Il décrit au père Tempier, qui se trouve à Rome, les cérémonies en l’honneur du Sacré-Cœur à Marseille: «Vous savez comment les choses se sont passées ici, mais ce que les journaux n’auraient jamais pu vous dire, c’est la beauté, le touchant, le divin de notre fête du Sacré-Cœur. […] Le soir c’était magnifique» [6]. Même s’il n’en parle guère dans ses lettres, le père de Mazenod a donné aux Oblats l’exemple d’une profonde dévotion au Sacré-Cœur, témoin ce mot du père Joseph Gérard: «Je viens d’apprendre que Votre Grandeur est tombée gravement malade. […] Nous nous rappelons avec édification votre grande dévotion envers le Sacré-Cœur de Jésus, nous allons nous adresser à ce Cœur Sacré avec la plus vive confiance» [7].

LE SENS DE LA DÉVOTION

Pas plus sur ce sujet que sur d’autres, Eugène de Mazenod n’a rédigé de traité. Il faut donc chercher dans ses lettres et ses réflexions à propos du ministère comment il a vécu cette dévotion. Les caractéristiques suivantes apparaissent clairement.

1. S’ATTACHER A JESUS CHRIST

Si nous voulons comprendre la dévotion d’Eugène au Cœur de Jésus, il ne faut sans doute pas fixer notre attention uniquement sur les mentions explicites. En effet, redisons-le, l’attachement à la personne du Christ est, pour lui, fondamental et il s’exprime de manières fort diverses. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il parle à l’abbé Joseph-Marie Timon-David: «Je n’ai pas besoin de vous recommander de bien faire comprendre à vos jeunes gens qu’en rendant leurs adorations au Sacré-Cœur de Notre Seigneur, ils ne doivent pas tellement fixer leur attention à cet objet sacré de notre amour, qu’ils ne l’étendent à la personne vivante et présente de Jésus Christ» [8].

2. AIMER AVEC LE CHRIST

Il écrit à sa mère: «En honorant le Sacré-Cœur de Jésus, c’est puiser l’amour de Dieu dans sa source» [9]. Au séminaire, il présente «la fête de l’amour de Jésus Christ pour les hommes» [10]. Il veut donc aimer les autres avec la force de l’amour du Christ.

3. CONFORMER SA VIE A CELLE DU CHRIST

Il veut lui-même «être un prêtre selon son Cœur, car tout est renfermé dans ce seul mot» [11]. Ainsi qu’il le dit dans son journal, le Cœur de Jésus est le «prototype des nôtres» [12]. Qu’on approfondisse surtout tout ce qui émane du cœur si aimant de Jésus Christ, non seulement pour tous les hommes, mais en particulier pour ses Apôtres et ses disciples» [13].

D’une manière particulière être à la suite du Christ, témoin de la miséricorde paternelle de Dieu, même pour les plus grands pécheurs, c’est l’attitude que le père de Mazenod a adoptée dans son ministère auprès des prisonniers et ensuite dans la prédication des missions paroissiales. C’est dans cette mentalité qu’il a introduit en France la théologie morale de saint Alphonse. On lit dans l’Histoire des catholiques en France que le mouvement influencé par la pensée de saint Alphonse «fut un événement majeur de la pastorale, […] il pénètre par le Midi où Mazenod et ses Oblats s’en font les propagateurs» [14]. On ne trouvera peut-être pas de texte précis dans lequel le père de Mazenod unit explicitement la dévotion au Sacré-Cœur et la théologie de saint Alphonse. Il est toutefois évident que, dans sa pratique missionnaire, les deux s’harmonisent parfaitement. Il est témoin de la miséricorde, parce que, dans le cœur de Jésus, il contemple l’amour sans mesure.

Si on jette un regard rapide sur le fascicule de prières rédigé par le père de Mazenod pour les exercices du premier vendredi du mois, on retrouve la même attitude spirituelle. Une grande place est donnée à la «couronne en l’honneur du Sacré-Cœur de Jésus». C’est un ensemble de prières auxquelles on ajoute «un Pater et cinq Gloria Patri à l’honneur des cinq Plaies de Notre Seigneur Jésus Christ et de son Cœur Sacré». Le Cœur et les cinq Plaies sont les manifestations et les symboles de l’amour du Christ pour les hommes. Ainsi, c’est l’amour du Christ que le père de Mazenod veut faire contempler et louer dans ces exercices. L’union des cinq Plaies et du Cœur se rattache à une ancienne tradition. «La dévotion au Cœur de Jésus a été d’abord […] unie à la dévotion aux cinq Plaies et à la Passion, elle ne s’en est séparée que lentement» [15]. Eugène de Mazenod avait reçu cette tradition par l’entremise de Don Zinelli, comme on l’a vu précédemment.

Ce qui domine dans ces prières en l’honneur du Cœur de Jésus, c’est la contemplation admirative. Chacune des invocations commence par un acte de foi émerveillée. «J’admire, ô mon Jésus, votre Cœur très patient» (p. 6). «Qu’on chante, ô mon Jésus, les louanges de votre Cœur généreux» (p. 6). Contemplant l’immensité de l’amour du Christ, le fidèle découvre sa misère personnelle, il demande alors pardon de ses péchés en exprimant l’horreur d’être si différent du Christ (p. 6). Il ne peut qu’implorer la grâce d’un renouvellement intérieur pour «rendre amour pour amour» (p. 5). La demande de l’amour revient plusieurs fois: «répandez dans mon cœur un amour vif et constant» (p. 6). Ce qui rappelle la prière composée par Eugène durant sa retraite préparatoire au sacerdoce [16].

On ne trouve donc pas dans les écrits du Fondateur une discussion sur le culte du Sacré-Cœur, mais le témoignage d’un apôtre qui a découvert l’immensité de l’amour du Christ, veut y pénétrer toujours plus profondément et veut y conduire les fidèles à qui s’adresse son ministère.

LA TRADITION OBLATE

En fidélité à notre Fondateur, la dévotion au Sacré-Cœur est une de nos richesses spirituelles.

1. L’EXPRESSION DE LA DEVOTION

Très simplement, dans les lettres ou les comptes rendus de missions, les Oblats disent leur confiance dans le Cœur de Jésus. Je relève quelques expressions. Dans son journal, Mgr Vital Grandin parle de ses épreuves, l’incendie de la Rivière Rouge, les insultes d’un pasteur protestant, les difficultés de santé, les voyages: «Enfin, j’arrivai assez bien remis à la mission du Sacré-Cœur, Fort Simpson. Le Cœur de Jésus fortifia le mien» [17]. Le père Florimond Gendre raconte ses voyages missionnaires: «Vous vous trouverez heureux dans le nouveau scolasticat du Sacré-Cœur. Et comment en effet ne pas se trouver heureux auprès du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie?» [18] Le rédacteur des Missions rappelle l’importance de la dévotion au Sacré-Cœur: «Le Sacré-Cœur a daigné jeter un regard de prédilection sur notre humble Congrégation et l’associer à ses desseins, […] partout les Oblats sont les apôtres de ce culte d’amour et de réparation» [19]. Les Oblats sont heureux de répandre cette dévotion, ainsi le père Prosper Légeard, missionnaire à l’Île-à-la-Crosse: «Une chose qui me fait bien plaisir, c’est qu’ils commencent à avoir une grande dévotion au Sacré-Cœur. Tous ont déjà des images que nous leur avons faites et qu’ils gardent précieusement» [20]. Mgr Arsène Turquetil: «Il va sans dire que c’est avec reconnaissance au Sacré-Cœur que j’ai lu la lettre de nos deux missionnaires» [21]. On pourrait multiplier les citations de ce genre, Il suffit de parcourir les Missions pour en trouver à foison.

2. REFLEXION THEOLOGIQUE

Pour favoriser une saine réflexion sur la dévotion au Sacré-Cœur, le rédacteur des Missions publia des notes trouvées dans les papiers du père Ambroise Vincens, assistant général à partir de 1850 [22]. Ces notes font voir comment les Oblats comprennent la dévotion au Sacré-Cœur. L’essentiel est affirmé dès le début: «Dieu est charité et dès lors une image nous rappelle d’autant mieux ce Dieu qu’elle dépeint plus vivement cette charité» [23]. Pour démontrer la convenance de cette dévotion, le père Vincens rappelle que, bien avant les apparitions de Notre Seigneur à sainte Marguerite-Marie, des maîtres spirituels comme Origène ou saint Augustin avaient recommandé le recours à l’amour miséricordieux du Sauveur. En vrai fils du père de Mazenod, le père Vincens est sensible au caractère missionnaire de la dévotion au Sacré-Cœur. Il y voit la manifestation de la miséricorde de Dieu face au rigorisme janséniste, qu’il appelle «une hérésie sans entrailles» [24]. Il y voit un appel à se dévouer pour les pauvres: «[La dévotion au Sacré-Cœur] s’attendrira sur le pauvre, l’orphelin, la veuve, l’enfant abandonné, sur tous les déshérités de la terre. Pour tous ces infortunés, pour ses ennemis eux-mêmes elle se consumera, se dépensera tout entière et vous dites que ce n’est pas du cœur!» [25]. Il y voit une force contre les épreuves. Le Cœur de Jésus a été, durant les persécutions de la Révolution, «un asile aux confesseurs de la foi… une consolation» [26].

De cet exposé il tire les conclusions pratiques. L’attitude concrète des Oblats doit être de répondre à l’amour de Dieu – surtout dans la célébration et l’adoration de l’Eucharistie – et dans la charité fraternelle. Ces réflexions du père Vincens redisent pour les Oblats les convictions de notre Fondateur.

3. APOSTOLAT DES OBLATS

Pour répandre la dévotion au Sacré-Cœur parmi les chrétiens, les Oblats ont reçu la charge de quelques sanctuaires importants, d’abord celui de Montmartre. L’histoire est racontée dans la biographie du cardinal Hippolyte Guibert écrite par Paguelle de Follenay [27]. Le projet venait de deux laïques, messieurs Legentil et Rohault de Fleury, auxquels d’autres se joignirent ensuite. Ils voulaient «élever un monument religieux destiné à détourner de leur cité les effets de la colère divine» [28]. Mgr Guibert, encore archevêque de Tours, sollicité pour patronner ce projet, fut d’abord réticent pour la bonne raison que, après les destructions de la guerre de 1870-1871, toutes les œuvres catholiques étaient à reconstruire. Peut-être aussi sentait-il l’ambiguïté de ce projet. En effet, le climat politique de cette époque est caractérisé par une coupure de plus en plus profonde entre la majorité des catholiques et les partisans de la république. L’Histoire des catholiques en France déjà citée parle de «l’état du catholicisme français entre 1870 et 1880, au moment où il entre en dissidence politique avec l’avènement de la troisième république» [29]. Les promoteurs du projet de basilique en l’honneur du Sacré-Cœur voyaient dans la république la cause de tous les maux qui s’étaient abattus sur la France et ils voulaient restaurer la royauté à Paris et l’autorité de Pie IX sur ses états, en se confiant au Sacré-Cœur [30].

Malgré l’ambiguïté de départ, nous autres Oblats, nous n’avons pas à douter de la sincérité du cardinal Guibert, fidèle à l’héritage spirituel d’Eugène de Mazenod. La dévotion au Sacré-Cœur est pour lui une valeur fondamentale. Contre l’avis de beaucoup, il choisit Montmartre pour y construire la future basilique, parce que c’est le Mont des Martyrs, là où les premiers missionnaires de l’Île de France offrirent leur sang pour l’Évangile. Une autre raison qui motiva le choix du Cardinal, c’est qu’à cette époque Montmartre était un quartier pauvre, populaire et, pour être fidèle à la devise des Oblats, le Cardinal veut d’abord les évangéliser par la prière. Malheureusement, en choisissant le lieu d’où était partie la révolte de la «Commune», il n’a pas pris conscience qu’il susciterait les protestations de ceux qui s’opposaient à l’Église. Nous pouvons cependant affirmer que c’est uniquement dans un but religieux qu’il entend construire la basilique. «Faire monter jusqu’à Dieu, par le Cœur de Jésus, l’expiation des fautes du passé et la promesse de notre fidélité dans l’avenir» [31]. Voulant donner à ce monument la valeur d’un «vœu national», il sollicite l’appui de Jules Simon, ministre des cultes, pour faire approuver le projet par la Chambre, le reconnaissant d’utilité publique. La loi fut votée en juillet 1873.

Avant l’achèvement de la basilique, il fit édifier une chapelle provisoire, qu’il confia aux Oblats le 3 mars 1876. L’apostolat des Oblats à Montmartre a exercé une forte influence sur l’ensemble de la Congrégation et nous devons en garder le souvenir. Nous allons en souligner les traits les plus importants, significatifs pour nous aujourd’hui. Responsables de plusieurs sanctuaires (Lumières, Bonsecours, Cléry, etc.), les Oblats savent par expérience comment organiser un centre de pèlerinage.

Leur premier but est de faire de Montmartre un lieu de prière. Prière qui sera louange et action de grâce, et aussi expiation pour les péchés passés, selon l’orientation donnée par le cardinal Guibert. Alors, chaque jour plusieurs messes sont célébrées, des prières sont organisées à différents moments de la journée. Un genre de prière prendra de plus en plus d’importance, l’adoration du saint sacrement exposé. Elle se fait d’abord à certains jours; puis une garde nocturne assure la présence d’adorateurs; enfin on arrive à l’adoration permanente. Les volontaires pour l’adoration nocturne se recrutent à travers toute la France. Au bout d’une vingtaine d’années, on compte quatre mille hommes adorateurs et six mille femmes. Dans son compte rendu pour les vingt-cinq ans de présence des Oblats à Montmartre, le père Edmond Thiriet peut écrire: «La merveille de Montmartre, c’est maintenant l’adoration perpétuelle» [32].

Il faut aider les chrétiens à approfondir leur foi. Dans ce but les Oblats prêchent chaque jour pour instruire les fidèles, jusqu’à quatre fois par jour, même en semaine. Ils regroupent les chrétiens en différentes associations, selon les professions, par exemple, ou dans des cercles aux appellations diverses, comme le «Cercle du Sacré-Cœur» pour les jeunes gens qui s’engagent à vivre à plein leur vie chrétienne et à rayonner leur foi. Ils fondent la «maîtrise» pour rehausser la beauté des cérémonies. En fait, la maîtrise est aussi une école dans laquelle certains jeunes découvrent leur vocation d’Oblats ou de prêtres diocésains.

Le rayonnement de Montmartre est aussi l’œuvre des Oblats. Ils publient un bulletin, qui se répand très vite à travers toute la France. Ils font approuver par Rome et enrichir d’indulgences une archiconfrérie du Sacré-Cœur. Ils invitent les églises particulières à s’unir à l’adoration perpétuelle. Cette «adoration universelle», en union avec Montmartre, a regroupé jusqu’à dix mille églises et chapelles. Les chapelains de Montmartre parcourent le pays pour encourager la dévotion au Sacré-Cœur. Le père Jean-Baptiste Lémius, en particulier, a laissé la réputation d’un prédicateur de talent. Deux œuvres méritent une attention spéciale.

Premièrement, l’association des prêtres-apôtres du Sacré-Cœur. Cela commença par des prières pour les prêtres, puis des cérémonies de jeunes prêtres venant confier leur vie sacerdotale au Christ Jésus, pour devenir une association spirituelle de prêtres, dans le but d’honorer le sacerdoce de Jésus Christ et de prier pour les vocations [33]. Ce qui est remarquable pour nous Oblats, c’est que ce mouvement comptait parmi ses patrons l’apôtre saint Jean. On voit ici le développement de la pensée de notre Fondateur, qui nous engage à suivre les traces des Apôtres, nos aînés dans l’attachement au Christ. En faisant rayonner la dévotion au Sacré-Cœur, les Oblats se réfèrent surtout à l’apôtre Jean. À la même époque, et dans la même mentalité, on installe une statue de saint Jean dans l’église d’Aix-en-Provence (1873). Parmi les Apôtres que les Oblats reconnaissent comme leur «premiers pères», saint Jean occupe une place privilégiée parce qu’il a été le confident du Cœur de Jésus et qu’il a accueilli chez lui la Mère de Jésus.

Deuxièmement, l’œuvre des pauvres a été fondée en 1894 par le père Jean-Baptiste Lémius, convaincu qu’il ne suffit pas d’annoncer la bonne parole, mais qu’il faut aussi aider les pauvres d’une manière concrète, À l’époque, cela se faisait par les œuvres de bienfaisance. Chaque dimanche, il réunissait de nombreux pauvres, célébrait la messe, les instruisait et leur offrait une livre de pain. Trois fois par semaine, il organisait une instruction religieuse et la distribution d’une soupe chaude. Il mit aussi sur pied un dispensaire, un vestiaire et, service important, une consultation juridique pour défendre les pauvres contre les injustices. Le père Lémius était assez éloquent pour susciter les bonnes volontés nécessaires à ses œuvres et les dons généreux.

En revoyant les vingt-sept années d’apostolat des Oblats à Montmartre, on peut répéter l’éloge de François Veuillot dans l’Univers du 29 mars 1903: «Apôtres pleins de flamme et de persévérance, prédicateurs entraînants et pieux, organisateurs solides et avisés, meneurs de foules et créateurs d’œuvres» [34].

Parmi les autres sanctuaires du Sacré-Cœur confiés au zèle des Oblats, le plus célèbre est celui de Bruxelles. L’initiative de construire une basilique en l’honneur du Sacré-Cœur comme œuvre religieuse et nationale est due au roi des Belges, Léopold II. La chapelle provisoire où les Oblats commencèrent leur ministère fut bénite le 11 avril 1905. Toutes sortes d’œuvres furent mises sur pied comme à Montmartre [35]. La visite de Mgr Augustin Dontenwill, supérieur général, fut l’occasion d’une grande fête pour les Oblats séjournant en Belgique [36]. Au cours des années, les œuvres se développent, la maison étant en même temps le centre d’une équipe de prédicateurs qui donnent des missions paroissiales, même en France [37]. Une grande cérémonie d’action de grâce fut célébrée après la guerre, le 29 juin 1919, avec consécration au Sacré-Cœur en français et en flamand [38]. Et quelque temps plus tard, le cardinal Mercier demandait au Supérieur général de retirer les Oblats pour laisser la place au clergé diocésain. «C’était pour nous l’effondrement», dit le Provincial dans son rapport au Chapitre général de 1920, et il ajoute «nécessité d’ordre politique» [39].

L’apostolat du Sacré-Cœur a connu un essor merveilleux à Québec sous l’impulsion du père Victor Lelièvre. Il commença le premier vendredi du mois de novembre 1904 à organiser une journée d’adoration dans l’église Saint-Sauveur de Québec. Une heure dans la soirée était réservée aux ouvriers pour les aider à prier, à affirmer leur foi et à s’engager comme chrétiens dans leur milieu de travail [40]. Pour rendre son apostolat plus efficace, il fonda le «comité du Sacré-Cœur» et ouvrit, en 1923, la maison de retraites de «Jésus-Ouvrier», qui connaît encore aujourd’hui un rayonnement extraordinaire. Le père Lelièvre a continué cet apostolat durant toute sa vie; on peut en récolter de nombreux témoignages en lisant les Missions jusqu’aux dernières années qui ont précédé sa mort (1956). Il savait parler aux gens du peuple; «il parle comme nous autres», disaient les ouvriers qui bénéficiaient de son ministère. Au Chapitre général de 1947, le Provincial de la province du Canada-Est présente ainsi la maison de Jésus-Ouvrier: «Le révérend père Victor Lelièvre a créé ici un centre extraordinaire de conversion et de réhabilitation spirituelle» [41]. Comme beaucoup d’autres Oblats, le père Lelièvre manifeste que la dévotion au Sacré-Cœur, cet attachement passionné à Dieu qui nous aime en son Fils, est source d’un zèle sans limites chez le missionnaire.

La plupart des provinces et missions oblates ont animé, animent encore des centres de prière consacrés au Sacré-Cœur, dont on pourrait faire l’éloge, mais il est impossible de citer tous les exemples.

4. CONSECRATION ET SCAPULAIRE

La consécration du chrétien à Dieu, expression concrète de sa vie de baptisé, est traditionnelle [42]. «Avec l’École française […] l’idée d’un don total et radical de soi apparaît en pleine lumière» [43]. Pierre de Bérulle emploie volontiers des termes comme «je me consacre», «je me dédie» pour exprimer le caractère radical de ce qu’il appelle son «oblation», qu’il fait «pour honorer l’oblation et donation que le Christ a faite de soi-même à Dieu son Père» [44]. Sainte Marguerite-Marie et le père Claude de la Colombière s’étaient consacrés explicitement au Sacré-Cœur.

Les Oblats entrent spontanément dans ce mouvement à la suite de leur Fondateur. Leur «oblation» n’est pas seulement l’offrande de chacun par les vœux, elle est aussi l’offrande de chaque communauté et de toute la famille oblate. Aussi, dès les premières années, on redit en communauté la consécration composée par la vénérable Anne-Madeleine Rémuzat, que le père de Mazenod avait recopiée, à la page 8, dans l’«Exercice à l’honneur du Sacré-Cœur de Jésus» déjà cité et qui a été reproduit dans nos manuels de prière jusqu’à 1958.

La présence active des Oblats à Montmartre renforcera encore leur volonté de se consacrer au Cœur de Jésus. C’est pourquoi le Chapitre général de 1873 décida de consacrer la Congrégation au Cœur de Jésus [45]. Le dernier jour du Chapitre, tous les Oblats qui le pouvaient se rassemblèrent dans la chapelle du scolasticat d’Autun. Le père Joseph Fabre, supérieur général, prononça en leur nom la consécration composée par le père Jean-Baptiste Honorat. C’est une prière typiquement oblate et riche de sève biblique. Elle est éditée dans nos manuels de prière jusqu’à 1958 [46]. Conformément à la directive du Chapitre général de 1898, cette consécration est renouvelée à la fin de la retraite [47].

Le scapulaire manifeste d’une manière particulière cette consécration; il a de fait une longue histoire. L’habitude d’avoir sur la poitrine un signe du Christ répond au désir de Notre Seigneur qui, selon une lettre de sainte Marguerite-Marie du 2 mars 1685, souhaite que ses amis portent son image sur leur cœur. Certaines fraternités portaient un scapulaire comme symbole de leur lien avec un ordre religieux, Trinitaires, Servites de Marie, etc. [48] Le scapulaire particulier du Sacré-Cœur est le résultat des apparitions de Notre-Dame-de-Pellevoisin [49], qui le montra à la voyante et de l’apostolat du père Jean-Baptiste Lémius à Montmartre. Celui-ci fit demander par le père Cassien Augier, supérieur général, de pouvoir diffuser cette image destinée à honorer le Cœur de Jésus et la Sainte Vierge. En réponse à cette supplique, le pape Léon XIII, par décret du 2 avril 1900, approuva la confection de ce scapulaire et, par décret du 19 mai de la même année, le confia aux Oblats de Marie Immaculée [50].

Les Oblats ont été fidèles à répandre le scapulaire du Sacré-Cœur, témoin ce missionnaire du Mackenzie qui en demande trois cents pour les fidèles dont il a la charge. «Ils seront fiers de porter sur eux le symbole de l’amour divin et la radieuse image de la Mère de miséricorde» [51]. Pour rappeler aux Oblats que «nous sommes officiellement chargés de propager le scapulaire du Sacré-Cœur de Jésus», le rédacteur des Missions réédita, en 1929, les documents du Saint-Siège relatifs à ce sujet et publiés la première fois dans la même revue en 1900. Le 24 juin 1949, le père Léo Deschâtelets, supérieur général, demande à la Congrégation «de rester fidèle à cette mission apostolique de répandre le scapulaire du Sacré-Cœur» [52]. Depuis ce temps-là, la pratique pastorale a connu des changements profonds, mais l’essentiel reste bien ce que dit le père Deschâtelets en conclusion de sa circulaire: «Notre vocation de missionnaires fait de nous les prédicateurs du mystère de l’amour de Dieu pour les hommes» [53]. Et nos aînés avaient su trouver, au moment voulu, le symbole qui parlait à la sensibilité religieuse des gens [54].

5. L’APOSTOLAT PAR LE LIVRE

Les livres de doctrine ou de piété concernant le Cœur du Christ constituent un champ d’apostolat dans lequel les Oblats se sont engagés pendant quelque temps. Par ce moyen, les chapelains de Montmartre surtout voulaient prolonger leurs efforts et exercer une influence plus durable sur ceux qui venaient prier au sanctuaire. Le père Alfred Jean-Baptiste Yenveux, présent à Montmartre depuis le début en 1876 jusqu’à 1903, publia, en cinq volumes, une étude sur la doctrine de la bienheureuse Marguerite-Marie à partir de ses écrits et des exemples de sa vie. Cette étude a pour titre Le Règne du Cœur de Jésus. Il développe tout un programme de vie spirituelle et d’engagement pour les chrétiens. Le même père a aussi rédigé, en deux tomes, un recueil de prières, intitulé Aux pieds de Jésus. Le père Jean-Baptiste Lémius écrivit quelques livres pour faire connaître Montmartre, exposer brièvement la doctrine et encourager le culte du Sacré-Cœur. Plusieurs autres travaillèrent dans ce domaine, mais il ne paraît pas opportun de les citer tous.

L’Oblat qui a rédigé le plus grand nombre de livres concernant le Sacré-Cœur est sans conteste le père Félix Anizan. Dans la bonne douzaine d’ouvrages signés de sa main, il y a des études doctrinales comme Qui est le Sacré-Cœur, des livres de piété, dont le plus célèbre est Vers Lui – élévations au Sacré-Cœur, qui a été tiré à vingt-cinq mille exemplaires. Il y a même un long poème Gethsémani, publié en 1910. C’est une série de tableaux scéniques illustrant l’agonie de Jésus. Elle ne manque pas de valeur littéraire. Ce que nous retenons de l’exemple de ces Oblats, c’est qu’ils ont voulu être présents dans des domaines divers pour favoriser le culte du Sacré-Cœur.

CONCLUSION

Cet article n’est donc pas un traité de théologie, mais un regard sur l’exemple de notre Fondateur et des Oblats qui nous ont précédés. Aujourd’hui les mentalités évoluent rapidement et certaines formes de dévotion ne nous paraissent plus adaptées à la sensibilité religieuse actuelle. Nous avons à découvrir les valeurs vécues par nos anciens, à y être fidèles pour les faire nôtres dans notre vie telle qu’elle est maintenant. Redisons l’essentiel en nous référant au Nouveau Testament.

1. Le culte du Sacré-Cœur est d’abord contemplation de l’amour de Dieu. «Oui, Dieu a tant aimé le monde…» (Jn 3, 16). «En ceci consiste son amour… c’est Lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils…» (1 Jn 4, 10).

2. La certitude de cet amour est accueillie comme une donnée essentielle de la révélation. «Et nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru» (1 Jn 4, 16).

3. La révélation de l’amour est une force brûlante qui engendre le zèle apostolique. «L’amour du Christ nous presse à la pensée que, si un seul est mort pour tous, alors tous sont morts» (2 Co 5, 14). «Pour moi, je me dépenserai volontiers pour vos âmes» (2 Co 12, 15).

4. Pour finir, réussir sa vie, c’est «rendre amour pour amour», mais cette réussite est un don. «Je leur ai révélé ton nom et le leur révélerai, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux» (Jn 17, 26).