1. Les Circonstances Et Le Texte Du Testament
  2. Ces Paroles «Résument Sa Vie» Et Sont «L’abrégé Des Saintes Règles»
  3. Les Répercussions De Ce Testament Dans L’histoire De La Congrégation
  4. Conclusion

LES CIRCONSTANCES ET LE TEXTE DU TESTAMENT

Dans la tradition de la Congrégation, on désigne, par testament spirituel du Fondateur, les paroles qu’il a prononcées la veille de sa mort, le lundi de la Pentecôte 20 mai 1861.

La source première de la narration est la lettre circulaire du père Joseph Fabre, le 26 mai suivant.

Dans l’après-midi du 20 mai, le père Henry Tempier annonce à Eugène de Mazenod que «toute espérance est perdue». Monseigneur fait le sacrifice de sa vie et demande sa croix d’oblation et son chapelet. On récite les prières des agonisants et le chapelet. Les pères du séminaire arrivent après le Regina cœli. Le malade renouvelle ses vœux, puis il bénit les Oblats et les Sœurs de la Sainte-Famille de Bordeaux. Le père Fabre, supérieur du séminaire, lui demande alors: «Daignez nous manifester le dernier désir de votre cœur». Le Fondateur répond: «Pratiquez bien parmi vous la charité, la charité, la charité et, au dehors, le zèle pour le salut des âmes» [1].

Le père Fabre ajoute que peu de temps après, à l’arrivée du père Ambroise Vincens et de la communauté du Calvaire, le malade «voulut redire… tout ce qu’il avait déjà dit. Tel est, poursuit-il, le testament précieux que nous laisse ce bien-aimé Père, telles sont ses dernières pensées, ses derniers sentiments, ses dernières volontés» [2].

Le véritable testament légal porte la date du 1er août 1854 [3]. Il s’agit surtout d’une longue liste de legs faits au séminaire et aux paroisses de Marseille. Dans l’introduction, Mgr de Mazenod redit son affection surtout au clergé de son diocèse. Dans l’oraison funèbre de l’Évêque, prononcée le 4 juillet 1861, Mgr Jacques Jeancard écrit: Il «a consigné de sa main l’expression de ses sentiments envers ses prêtres dans son testament qui, par les dispositions qu’il renferme, est un véritable testament d’amour envers son diocèse et que le notaire [Gavot] a appelé depuis une hymne à la charité» [4].

Dans l’introduction au testament, Mgr de Mazenod ne fait que mentionner les Oblats par ces mots: je compte sur les puissants suffrages du clergé, des religieux et religieuses «comme sur ceux de la famille religieuse dont je suis plus spécialement le père et dont une juste retenue me détourne de faire ici l’éloge» [5].

Ses dernières recommandations écrites aux Oblats, le Fondateur les avait faites à l’occasion de la promulgation de la seconde édition des Règles, dans la lettre circulaire du 2 août 1853. Les années 1850-1856 furent marquées par plusieurs décès et par de nombreuses sorties de la Congrégation. À ses fils, trop actifs et accaparés par les œuvres, le père parle avec beaucoup d’humilité et insiste uniquement sur la tendance à la sainteté et sur la pratique de la charité fraternelle. Il écrit: «Je termine cette longue lettre, mes bien-aimés fils, en me recommandant plus instamment que jamais aux prières de chacun de vous, afin d’obtenir de la bonté de Dieu le pardon de toutes les fautes que j’ai pu commettre dans le gouvernement de cette chère famille qu’il m’a confiée et à laquelle j’ai dévoué mon existence, et afin qu’il m’accorde sur le déclin de mes jours la consolation de la voir croître en vertu et en sainteté, comme il m’a donné de la voir augmenter en nombre et en extension.

«Je résume toutes mes recommandations et mes souhaits par ces paroles de l’Apôtre saint Paul aux Corinthiens: Enfin, mes frères [réjouissez-vous], rendez-vous parfaits, encouragez-vous les uns les autres, soyez unis d’esprit et de cœur, vivez dans la paix, et le Dieu d’amour et de paix sera avec vous. Saluez-vous mutuellement par un saint baiser. Que la grâce de notre Seigneur Jésus Christ, et la charité divine, et la communion du Saint-Esprit demeure avec vous tous. Amen» [6].

Dans une lettre à la Congrégation, le 29 janvier 1861, le père Tempier donne une première formulation du testament oral aux Oblats. Le 28 janvier 1861, à dix heures du matin, Mgr Hippolyte Guibert a voulu apporter avec solennité le Saint Viatique au malade. Le clergé de la ville et les Oblats de Marseille, au nombre de plus de soixante-dix, faisaient partie du cortège.

«Avant de recevoir la sainte communion, écrit le père Tempier, notre vénéré Père a voulu nous montrer son cœur dans toute sa beauté; ne pouvant parler lui-même, il a chargé Mgr Guibert de nous dire en son nom deux choses: qu’il nous avait toujours aimés et qu’il nous aimerait toujours, et qu’il voulait qu’à notre tour nous nous aimassions comme des frères; que cette affection mutuelle nous rendrait heureux, saints et forts pour le bien. Sans doute, Dieu nous accordera la grâce d’entendre longtemps encore parmi nous cette voix si aimée et si sainte, mais n’oublions jamais ces paroles que notre Père a prononcées en ce moment solennel; elles résument sa vie; elles sont l’abrégé des saintes Règles qu’il nous a données […]» [7].

CES PAROLES «RÉSUMENT SA VIE» ET SONT «L’ABRÉGÉ DES SAINTES RÈGLES»

Nul mieux que le père Tempier, ami intime et fidèle collaborateur de Mgr de Mazenod de 1816 à 1861, ne pouvait porter un jugement aussi sûr: les paroles du Fondateur, prononcées le 29 janvier et surtout celles du 20 mai 1861 «résument sa vie» et sont «l’abrégé des saintes Règles» ou encore, pouvons-nous ajouter, sont la synthèse de ses exhortations aux Oblats tout au long de sa vie.

Dans les écrits de Mgr de Mazenod, on rencontre peu de textes où les deux termes charité et zèle sont réunis dans une même phrase.

Le premier vaut cependant son pesant d’or puisqu’il s’agit du premier article de la Règle de 1825-1826: la fin de cette petite Société est «que des prêtres séculiers, réunis et vivant ensemble comme des frères (Ps 132, 1) s’appliquent principalement à l’évangélisation des pauvres» [8]. Le 12 août 1817, le père de Mazenod écrit dans le même sens au père Tempier: «Pour l’amour de Dieu ne cessez d’inculquer et de prêcher l’humilité, l’abnégation, l’oubli de soi-même, le mépris de l’estime des hommes. Que ce soient à jamais les fondements de notre petite Société, ce qui, joint à un véritable zèle désintéressé pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et à la plus tendre charité, bien affectueuse et bien sincère entre nous, fera de notre maison un paradis sur terre et l’établira d’une manière plus solide que toutes les ordonnances et toutes les lois possibles» [9].

Un autre texte des plus importants a été écrit dans un moment de tristesse, après avoir constaté qu’à Notre-Dame du Laus les membres de la communauté vivaient d’une façon très éloignée de l’idéal rêvé par le Fondateur et proposé dans la Règle. Il écrit au père Guibert, le 29 juillet 1830: «La charité est le pivot sur lequel roule toute notre existence. Celle que nous devons avoir pour Dieu nous a fait renoncer au monde et nous a voués à la gloire par tous les sacrifices, fût-ce même celui de notre vie. C’est pour être dignes de ce Dieu à qui nous nous sommes consacrés que nous avons fait vœu de renoncer à nous-mêmes par l’obéissance, aux richesses par la pauvreté, aux plaisirs par la chasteté. […] La charité pour le prochain fait encore une partie essentielle de notre esprit. Nous la pratiquons d’abord parmi nous en nous aimant comme des frères, en ne considérant notre Société que comme la famille la plus unie qui existe sur la terre, en nous réjouissant des vertus, des talents et des autres qualités que possèdent nos frères autant que si nous les possédions nous-mêmes, en supportant avec douceur les petits défauts que quelques-uns n’ont pas encore surmontés, en les couvrant du manteau de la plus sincère charité, etc., pour le reste des hommes, en ne nous considérant que comme les serviteurs du père de famille chargés de secourir, d’aider, de ramener ses enfants par le travail le plus assidu, au milieu des tribulations, des persécutions de tout genre, sans prétendre à d’autres récompenses qu’à celles que le Seigneur a promises aux serviteurs fidèles qui remplissent dignement leur mission» [10].

Si, dans ses écrits, on trouve peu de textes où les deux termes se trouvent réunis, le Fondateur a souvent parlé de zèle et encore plus de charité fraternelle; il a surtout vécu intensément cette double réalité.

1. «PARMI VOUS LA CHARITE, LA CHARITE, LA CHARITE»

On a souvent fait remarquer que le père de Mazenod n’a pas mis la charité fraternelle bien en évidence dans la première édition de la Règle. On y rencontre quand même une quinzaine de références explicites et environ quarante autres allusions [11]. Le texte le plus fort se lit comme suit: «Ils seront tous unis par les liens de la plus intime charité et dans la parfaite subordination aux supérieurs» [12].

C’est surtout dans ses exhortations au cours de sa vie que Mgr de Mazenod a souligné l’importance de la charité fraternelle parmi les Oblats. Des centaines de fois, dans sa correspondance, il parle de charité, soit pour en dire la nécessité, soit pour en signaler les manquements ou se réjouir de la façon dont on y est fidèle [13].

Deux expressions reviennent très souvent dans ses écrits: nous ne devons avoir entre nous «qu’un cœur et qu’une âme» [14] ou encore: la charité fraternelle constitue le «caractère distinctif» de la Congrégation [15]. Limitons-nous à ne citer que le plus important de ces textes, écrit du Quirinal, à Rome, le 2 décembre 1854: «Que les frères oblats se pénètrent tous de l’esprit de famille qui doit exister parmi nous. J’ai vu beaucoup d’ordres religieux, je suis en rapport très intime avec les plus réguliers. Et bien! j’ai reconnu parmi eux, indépendamment de leurs vertus, un grand esprit de corps; mais cet amour plus que paternel du chef pour les membres de la famille, mais cette correspondance cordiale des membres pour leur chef qui établissent entre eux des rapports qui partent du cœur, et qui forment entre nous de vrais liens de famille de père à fils, de fils à père, cela je ne l’ai rencontré nulle part. J’en ai toujours remercié Dieu comme d’un don particulier qu’il a daigné m’accorder; car c’est la trempe de cœur qu’il m’a donnée, cette expansion d’amour qui m’est propre et qui se répand sur chacun d’eux sans détriment pour d’autres, comme il en est, si j’ose dire, de l’amour de Dieu pour les hommes. Je dis que c’est ce sentiment que je connais venir de Celui qui est la source de toute charité, qui a provoqué dans les cœurs de mes enfants cette réciprocité d’amour qui forme le caractère distinctif de notre bien-aimée famille. Que ce soit pour nous aider mutuellement à goûter davantage le charme de notre vocation, que tout se rapporte à Dieu pour sa plus grande gloire. C’est le vœu le plus ardent de mon cœur» [16].

Mais, comme l’a écrit le père Tempier, Mgr de Mazenod a d’abord vécu ce qu’il a enseigné. Il a écrit un jour: «Je ne vis que par le cœur» [17]. Il a voulu que ses fils vivent et travaillent en communauté mais en communauté fraternelle et charitable [18]. Lui-même ne pouvait vivre pleinement que là où il y avait affection et compréhension mutuelle. J. Paguelle de Follenay compare l’évêque de Marseille à saint François de Sales et écrit: «Ils eurent, […] dans le concert de leurs qualités morales, la même note dominante, le cœur, c’est-à-dire la bonté, la sensibilité, la tendresse expansive. Rien de plus contraire à leur tempérament spirituel que la froide raideur et la régularité sèche. En eux tout venait de l’amour et tout y retournait» [19].

Le Fondateur a beaucoup aimé ses fils oblats et l’a redit fort souvent [20]. Ses expressions, si variées et si fortes, n’étaient certes pas une attitude de façade ou de commande, mais provenaient d’un cœur sincère, d’une réelle et profonde amitié. Il se réjouissait vraiment avec ceux qui étaient heureux et partageait les peines de ceux qui souffraient. Qu’il suffise encore ici de ne citer que deux textes. Avant de partir pour Rome, le 17 janvier 1851, il écrit au père Charles Baret: «Tu sais, mon bien cher fils, que ma grande imperfection est d’aimer passionnément les enfants que le bon Dieu m’a donnés. Il n’y a pas amour de mère qui vienne là. La perfection serait d’être insensible au plus ou moins de correspondance de mes enfants à cette affection maternelle. C’est par là que je pèche. J’ai beau faire, je n’y puis parvenir, et tout en aimant ceux même qui ne font pas grand cas de mon amour, ce qui est un effet de la grâce d’état de ma position, j’avoue humblement que j’éprouve une consolation indicible et une sorte de redoublement de tendresse pour ceux qui comprennent mon cœur et me donnent quelque chose en retour de ce que je suis pour eux» [21].

Le 10 janvier 1852, il écrit également au père Toussaint Dassy: «Je ne sais pas comment mon cœur suffit à l’affection qu’il nourrit pour vous tous. […] Eh non! il n’y a pas sur la terre une créature à qui Dieu ait accordé la faveur d’aimer si tendrement, si fort, si constamment un si grand nombre de personnes. Il ne s’agit pas ici simplement de la charité, non, c’est d’un sentiment maternel dont il est question pour chacun de vous, sans préjudice des autres. Chacun de vous ne peut pas être aimé davantage que je ne l’aime. J’aime chacun pleinement comme s’il était le seul aimé, et ce sentiment si exquis je l’éprouve pour chacun. C’est merveilleux!» [22].

Dans son testament spirituel, le Fondateur a répété trois fois le mot charité et n’a mentionné le zèle qu’une fois; cela correspond bien, semble-t-il, au pourcentage de ses exhortations. Il a parlé plus souvent de charité que de zèle parce que, sur ce dernier point, les Oblats ont dû plutôt être freinés.

2. «AU DEHORS, LE ZÈLE POUR LE SALUT DES ÂMES»

Que la Congrégation ait été fondée pour évangéliser les pauvres par amour du prochain, amour ardent et dévorant, cela apparaît dans toutes les pages des Règles de 1818 et de 1825-1826. Il suffit de rappeler l’article premier et le Nota bene du premier chapitre de la Règle de 1818 dans lequel on lit: «Ils sont appelés à être les coopérateurs du Sauveur, les corédempteurs du genre humain; et quoique, vu leur petit nombre actuel et les besoins plus pressants des peuples qui les entourent, ils doivent pour le moment borner leur zèle aux pauvres de nos campagnes et le reste, leur ambition doit embrasser, dans ses saints désirs, l’immense étendue de la terre entière […] [23]. Il est donc pressant [tout oser] de faire rentrer dans le bercail tant de brebis égarées, d’apprendre à ces chrétiens dégénérés ce que c’est que Jésus Christ, de les arracher à l’esclavage du démon […]» [24].

Dans un commentaire de la Règle, fait le 8 octobre 1831, le Fondateur écrivait encore: «En aurons-nous jamais une juste idée, de cette sublime vocation? Il faudrait pour cela comprendre l’excellence de la fin de notre Institut, incontestablement la plus parfaite que l’on puisse se proposer ici-bas, puisque la fin de notre Institut est la même que la fin qu’a eue en vue le Fils de Dieu en venant sur la terre: la gloire de son Père céleste et le salut des âmes. […] Il a particulièrement été envoyé pour évangéliser les pauvres […] et nous sommes établis précisément pour travailler à la conversion des âmes, et spécialement pour évangéliser les pauvres» [25].

Ces quelques réflexions ne proviennent pas d’un moment de ferveur, elles sont l’expression même de la pensée et de la vie du Fondateur. Sa pensée apparaît clairement dans beaucoup de lettres depuis ses années de séminaire jusqu’à sa mort. Le 29 juin 1808, Eugène, annonçant à sa mère son projet d’entrer au séminaire, écrivait déjà: «[…] J’en atteste le Seigneur, ce qu’il veut de moi, c’est que je renonce à un monde dans lequel il est presque impossible de se sauver, tellement l’apostasie y règne; c’est que je me dévoue plus spécialement à son service pour tâcher de ranimer la foi qui s’éteint parmi les pauvres; c’est, en un mot, que je me dispose à exécuter tous les ordres qu’il peut vouloir me donner pour sa gloire et le salut des âmes qu’il a rachetées de son précieux sang […]» [26].

Et le 11 octobre 1809, il dit encore: «Ah! ma chère maman, si vous vous pénétriez bien d’une grande vérité, que les âmes rachetées par le sang de l’Homme-Dieu sont si précieuses que quand même les hommes passés, présents et à venir emploieraient, pour en sauver une seule, tout ce qu’ils ont de talents, de moyens et de vie, ce temps serait encore bien et admirablement bien employé […]» [27].

Les premières lettres au père Tempier laissent apparaître le même zèle dévorant: «Pénétrez-vous bien de la situation des habitants de nos campagnes, lui écrit-il le 9 octobre 1815, de l’état de la religion parmi eux, de l’apostasie qui se propage tous les jours davantage et qui fait des ravages effrayants. Voyez la faiblesse des moyens qu’on a opposés jusqu’à présent à ce déluge de maux. […] Pleins de confiance dans la bonté de la Providence, nous avons jeté les fondements d’un établissement qui fournira habituellement à nos campagnes de fervents missionnaires. Ils s’occuperont sans cesse à détruire l’empire du démon, en même temps qu’ils donneront l’exemple d’une vie vraiment ecclésiastique dans la communauté qu’ils formeront […]» [28].

«Mais qui sommes-nous, ajoute-t-il le 22 août 1817, pour que le bon Dieu écoute nos vœux? Nous sommes, ou nous devons être de saints prêtres qui s’estiment heureux et très heureux de consacrer leur fortune, leur santé, leur vie au service et pour la gloire de notre Dieu. Nous sommes placés sur la terre, et particulièrement dans notre maison, pour nous sanctifier en nous entr’aidant par nos exemples, nos paroles et nos prières. Notre Seigneur Jésus Christ nous a laissé le soin de continuer le grand œuvre de la rédemption des hommes. C’est uniquement vers ce but que doivent tendre tous nos efforts; tant que nous n’aurons pas employé toute notre vie et donné tout notre sang pour y réussir, nous n’avons rien à dire; à plus forte raison quand nous n’avons encore donné que quelques gouttes de sueur et quelques minces fatigues. Cet esprit de dévouement total pour la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes, est l’esprit propre de notre Congrégation, petite, il est vrai, mais qui sera toujours puissante tant qu’elle sera sainte. Il faut que nos novices se remplissent bien de ces pensées, qu’ils les approfondissent, qu’ils les méditent souvent. Chaque Société dans l’Église a un esprit qui lui est propre; il est inspiré de Dieu selon les circonstances et les besoins des temps où il plaît à Dieu de susciter ces corps de réserve ou, pour mieux dire, ces corps d’élite qui devancent le corps de l’armée dans la marche, qui la surpassent par la bravoure et qui remportent aussi de plus éclatantes victoires» [29].

Ainsi, le «dévouement total pour la gloire de Dieu» est l’esprit propre de notre Congrégation comme l’esprit de famille et la charité fraternelle en «forment le caractère distinctif».

Dans ses lettres aux Oblats, le Fondateur a parlé souvent de zèle, quelques fois pour le stimuler chez des Oblats craintifs ou plus préoccupés de la vie religieuse que du salut des âmes [30], le plus souvent pour modérer les excès aux dépens de la vie intérieure [31]. Les Oblats n’avaient pas besoin d’être exhortés au zèle; il leur suffisait de connaître les fortes expressions de leur Règle à ce sujet [32], de savoir avec quel dévouement leur père avait travaillé comme jeune prêtre auprès des prisonniers, des jeunes et des âmes abandonnées d’Aix, puis de l’avoir vu à l’œuvre à Marseille, pendant leurs quelques années de séjour au noviciat ou au scolasticat [33]. M. Cailhol, chanoine de Marseille a dit, en 1864, que l’Évêque de Marseille avait été «dévoré du zèle qui remplissait les Apôtres» [34] et Mgr Jeancard a écrit dans le même sens, en 1866: «Le zèle pour le salut des âmes, c’était là sa vertu dominante […]» [35].

Cet amour des âmes et ce désir de leur salut l’habitaient en profondeur au point où plusieurs fois au cours de sa vie il s’est dit prêt à mourir martyr [36] et a offert [37], a risqué [38] sa vie pour les sauver.

LES RÉPERCUSSIONS DE CE TESTAMENT DANS L’HISTOIRE DE LA CONGRÉGATION

Les Oblats n’ont jamais oublié ce testament spirituel du Fondateur, résumé de ses exhortations et de sa vie. En chercher toutes les allusions dans la littérature oblate et toutes les applications pratiques dans la vie de la Congrégation serait une entreprise difficile. Rappelons cependant, à ce propos, quelques écrits surtout des supérieurs généraux et évoquons des faits où il apparaît que les Oblats ont essayé de vivre selon ces derniers vœux de Mgr de Mazenod.

Parmi les supérieurs généraux, c’est le père Joseph Fabre qui a rappelé le plus souvent ce testament. Il l’a fait, de façon explicite ou implicite, dans au moins neuf circulaires; les pères Louis Soullier, Cassien Augier, Théodore Labouré en parlent chacun dans deux circulaires, Mgr Augustin Dontenwill dans quatre [39], le père Léo Deschâtelets dans huit [40], le père Richard Hanley y fait une allusion [41] et le père Fernand Jetté deux [42].

On remarque que les supérieurs généraux, comme le Fondateur, parlent plus souvent de la charité que du zèle. Tous soulignent plusieurs fois [43], à la suite du Fondateur [44], que la charité fraternelle est ou doit être le signe distinctif des Oblats, et tous répètent plusieurs fois [45] encore à la suite du Fondateur [46] que nous devons n’avoir entre nous «qu’un cœur et qu’une âme».

Sans aucun doute les leçons du Fondateur ont pénétré profondément dans l’âme de ses fils. Les deux expressions favorites, ci-dessus mentionnées, se retrouvent souvent sous la plume des Oblats [47], comme d’ailleurs le souvenir de son testament spirituel [48]. Avant comme après la mort de Mgr de Mazenod, ses fils se sont efforcés de pratiquer entre eux la charité et ont toujours été animés d’un zèle audacieux.

1. LA CHARITE FRATERNELLE OBLATE

On sait comment Mgr Jeancard, en témoin reconnaissant, a loué la charité qui animait les pères et frères de la première communauté d’Aix. Il a écrit, par exemple: «Le cor unum etl’anima una que le Fondateur recommande dans ses Règles comme un des caractères de la Société était vraiment le trait distinctif de cette petite communauté» [49]. Et le père Tempier d’ajouter: «C’est le règne de la charité dans ce qu’elle a de plus charmant. Ah! si les mondains lisaient dans notre cœur, ils enrageraient d’être si éloignés du bonheur» [50].

Nous conservons des lettres de novices et de scolastiques de Notre-Dame du Laus, la seconde maison de la Congrégation, où il apparaît que là aussi on n’avait qu’un cœur et qu’une âme [51]. Toussaint Dassy, séminariste à Marseille en 1829, affirme de son côté qu’il a été attiré dans la Congrégation par l’union et la charité qu’il a vues parmi les directeurs du séminaire [52]. Dans la même période, au moins trois Oblats sollicitèrent du Fondateur la permission d’offrir leur vie à Dieu à la place du père Marius Suzanne, considéré plus important qu’eux [53]. La même atmosphère de charité existait à Notre-Dame de Lumières en 1840. Le père de Mazenod écrit dans l’acte de visite du 10 octobre: «Nous venons de passer cinq jours délicieux au milieu de cette portion de notre chère famille. Combien ont été douces les communications que nous avons eues avec chacun des membres de cette maison! Nous y avons [constaté] que l’on y sert le bon Dieu de son mieux, que l’on s’aime mutuellement comme des frères, que tous les cœurs n’en forment tellement qu’un que jamais il ne s’élève la moindre dissension […]».

Au cours de ses études à Marseille en 1854, ou de son voyage en 1859, Mgr Vital Grandin fut particulièrement frappé par les attentions du Fondateur: «Pendant tout le temps que je fus avec lui, écrit-il en 1859, il veillait comme une tendre mère à ce que je ne manquasse de rien à table» [54].

En 1861, le père Joseph-Marie Clos affirmait qu’au Texas le clergé séculier admirait la charité fraternelle qui unissait les Oblats; un prêtre affirmait même qu’il n’avait trouvé dans aucune autre communauté une telle charité [55].

Tous ceux qui ont vécu ou sont passés au séminaire de Marseille ou au scolasticat de Montolivet entre 1854 et 1862 sont restés marqués par le climat de charité qui y régnait [56]. Mgr Louis d’Herbomez s’en fait l’écho en écrivant au père Tempier, le 17 avril 1863: «Ah! qu’il est beau, qu’il est doux de vivre tous ensemble comme des frères, ne faisant qu’un cœur et qu’une âme».

Dans son ouvrage destiné aux jeunes, intitulé Missionnaire Oblat de Marie Immaculée, le père Yves Guéguen écrivait en 1947: «Cet esprit de famille, fait de mutuel attachement sincère, de délicates attentions et de simplicité cordiale, s’est fidèlement conservé parmi les fils de Mgr de Mazenod. Avec le tendre amour de Marie Immaculée, qui en est la source pure, il constitue manifestement l’héritage précieux de leur Institut. Il fait le charme de leur vie journalière; il fait la joie et le réconfort de leurs fêtes ou réunions de famille; il donne à leur modeste hospitalité un cachet spécial de cordialité; il les prédispose enfin à se montrer doux, affables et condescendants envers les fidèles qu’ils ont à évangéliser» [57].

Fidèles à la tradition oblate, les Constitutions et Règles de 1982 rappellent plusieurs fois l’héritage reçu, en particulier la Constitution 37 où il est écrit: «La charité fraternelle doit soutenir le zèle de chacun, en fidélité au testament du Fondateur: «Pratiquez bien parmi vous la charité, la charité, la charité, et au dehors, le zèle pour le salut des âmes» [58].

Malgré une tension évidente pour suivre cet idéal, il ne faut pas croire que cette charité a été vécue sans faille dans les communautés oblates au temps du Fondateur et après [59]. Si le rappel de la charité est si fréquent dans les écrits des supérieurs généraux, c’est sans doute pour souligner la façon admirable dont elle est habituellement vécue, mais aussi pour en signaler les faiblesses et inviter les Oblats à être davantage fidèles à ce point essentiel des Règles et des vœux de Mgr de Mazenod.

2. LE ZÈLE DES OBLATS

Mgr de Mazenod et les supérieurs généraux ont également parlé de l’action missionnaire des Oblats et de leur zèle, mais presque jamais pour se plaindre ou pour exhorter en ce sens. Le Fondateur a surtout des paroles d’admiration et d’éloges en présence du succès des missions paroissiales et du courage des missionnaires auprès des infidèles [60]. Il avait raison de s’étonner en voyant comment, sous sa direction, ses fils se sont en peu d’années établis dans toute l’Amérique du Nord jusqu’au Pacifique et l’océan arctique, expansion qu’un écrivain a appelée: l’épopée blanche [61]. Au même moment, ils s’établissaient à Ceylan (Sri Lanka) et parcouraient l’Afrique du Sud en y fondant des missions dans plusieurs tribus [62].

La tradition s’est maintenue au point où le pape Pie XI a pu, en 1932, appeler les Oblats les spécialistes des missions difficiles. «Nous avons vu encore une fois, a-t-il dit en effet aux capitulants, combien vous teniez à votre belle, glorieuse et sainte spécialité, qui est de consacrer vos forces, vos talents et vos vies aux âmes les plus abandonnées dans les missions les plus difficiles. […] Bien noble et bien belle chose, qui vous assure d’une façon unique, inégalable, la bénédiction de Dieu et toute l’abondance de l’esprit missionnaire. Vous le montrez d’ailleurs par le fait: cet esprit est l’âme de votre âme» [63].

Les supérieurs généraux se sont souvent exprimés de la même façon que le Fondateur, en particulier dans leur rapport sur l’état de la Congrégation au début de chaque chapitre général. Au chapitre de 1947, comme à l’occasion du centenaire des provinces de France en 1951, le père Deschâtelets a souligné le rôle important des missionnaires français dans le maintien, au cours des années, de l’esprit missionnaire, du «feu sacré» qui anime partout les Oblats [64]. Au Chapitre général de 1953, il écrivait encore: «Nos Vicariats de missions conservent à l’Institut son allure et son dynamisme apostolique. Ils sont à la pointe du travail pour la conversion des âmes et nous en sommes fiers. Jamais nous ne dirons assez avec quel esprit vraiment missionnaire nos Oblats se donnent à la tâche de la conversion des païens et à la conservation des âmes déjà conquises sur l’erreur et le démon, dans les trois archidiocèses, les cinq diocèses et les treize vicariats apostoliques qui sont à notre charge. Pendant que, dans les anciens Vicariats de missions, nos pères, fidèles aux traditions des anciens, luttent sans cesse pour étendre et assurer le royaume du Christ, dans les Vicariats nouveaux, à Garoua par exemple, c’est l’enivrement des premières conquêtes, des conversions nombreuses, des premiers établissements en pleine brousse. On y renouvelle l’épopée missionnaire des premiers temps de notre apostolat à l’étranger. Je crois que l’Église ne peut rien nous reprocher chez nous puisque nous faisons tout en notre pouvoir pour répondre à son attente quand elle a confié à la Congrégation la charge et l’honneur d’évangéliser ces territoires» [65].

Au Chapitre de 1986, c’est le pape Jean Paul II qui a loué le zèle des Oblats pour le passé et a invité ceux d’aujourd’hui à demeurer fidèles à cette tradition: «Depuis cent soixante ans, les Oblats de Marie Immaculée ont pour leur part écrit un merveilleux chapitre de l’histoire missionnaire de l’Église contemporaine, du Grand Nord à l’équateur. Vous me permettrez de citer la très grande figure de Mgr Vital Grandin pour le passé, et le très courageux président de la Conférence épiscopale d’Afrique du Sud, Mgr [Denis] Hurley, pour le présent. Je rends grâce à Dieu de sentir qu’aujourd’hui un grand nombre d’Oblats, désireux d’entraîner tous leurs frères, veulent saisir à pleines mains l’idéal qui emporta leur bienheureux Fondateur dans une aventure évangélique missionnaire dont il n’osait imaginer l’étonnant développement, vu les mille obstacles rencontrés sur sa route […].

«Fils d’Eugène de Mazenod, dont le zèle pour l’annonce de l’Évangile a été comparé au vent du mistral, héritiers d’une lignée presque deux fois séculaire d’Oblats passionnés de Jésus Christ, laissez-vous plus que jamais attirer par les foules immenses et pauvres des régions du tiers monde, comme par ce quart monde occidental stagnant dans la misère et souvent dans l’ignorance de Dieu» [66].

CONCLUSION

Avant de quitter la terre, Jésus Christ a laissé à ses disciples son commandement: «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés» (Jn 15, 12), et a manifesté sa dernière volonté: «Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures» (Mc 16, 15). Il était normal que Mgr de Mazenod, avant de mourir, laisse à ses fils le même mot d’ordre ou testament: «Parmi vous la charité, la charité, la charité et, au dehors, le zèle pour le salut des âmes». Ne doivent-ils pas tâcher de devenir d’autres Jésus Christ [67] et marcher sur les traces des Apôtres qu’ils considèrent comme leurs premiers pères [68]?

Les Constitutions de 1982 s’expriment encore de la même façon: «Mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu (Rm 1, 1) les Oblats abandonnent tout à la suite de Jésus Christ. Pour être ses coopérateurs, ils se doivent de le connaître plus intimement, de s’identifier à lui, de le laisser vivre en eux. S’efforçant de le reproduire dans leur vie […]» (C 2).

«Jésus a formé personnellement les disciples qu’il avait choisis et les a initiés au mystère du Royaume (cf. Mc 4, 11). Pour les préparer à leur mission, il les associa à son ministère; pour affermir leur zèle, il leur envoya son Esprit.

«Ce même Esprit forme le Christ en ceux qui s’engagent sur les traces des Apôtres. Plus il leur fait pénétrer le mystère du Sauveur et de son Église, plus il les incite à se vouer à l’évangélisation des pauvres» (C 45).

Ce testament spirituel de Mgr de Mazenod, dernier écho d’une voix mourante, écrit le père Eugène Baffie en 1894, est «la révélation complète des nobles aspirations qui firent toujours battre le cœur du vénérable Fondateur des Oblats. Il est, en outre, tout un programme de perfection» [69]. Il est, pourrions-nous ajouter, la deion de ce que doit être un fils de Mgr de Mazenod; c’est en s’y confrontant qu’il découvre s’il est fidèle ou non à sa vocation d’Oblat de Marie Immaculée [70].

Yvon Beaudoin