1. La Structure Interne De L’âme Du Fondateur
  2. La Dimension Intérieure De La Vie Oblate
  3. Continuité Et Mutation Dans La Perception De La Vie Intérieure

Il faudrait faire des recherches longues et ardues pour trouver dans les écrits d’Eugène de Mazenod l’expression «vie intérieure». Elle ne faisait tout simplement pas partie de son vocabulaire, par ailleurs très étendu. Après avoir scruté les douze volumes déjà parus de ses lettres aux Oblats, son journal et ses notes de retraite, nous ne sommes parvenu à trouver que deux cas où l’expression «hommes intérieurs» échappe de la plume du Fondateur et ce, sans trop de surprise, dans une lettre au père Henry Tempier [1].

L’absence de tout usage significatif, par le Fondateur, de cette expression vénérable ou, à vrai dire, de la distinction classique entre «homme intérieur» et «homme extérieur», qui fait partie du vocabulaire chrétien depuis saint Paul [2], mérite d’être soulignée pour plusieurs raisons. L’expression était certainement bien connue et utilisée à son époque. Le mot «intérieur», pris comme adjectif ou comme nom, avait déjà connu un succès extraordinaire dans la France du XVIIe siècle et allait demeurer un mot usuel chez les auteurs spirituels avant le XIXe siècle. Ce que ces auteurs entendaient par vie intérieure peut se résumer ainsi: l’attention plus ou moins soutenue qu’une personne prête au travail intérieur de la grâce, sa coopération volontaire au mouvement et au progrès de la vie divine en elle pour se détacher du créé et s’approcher de Dieu. Si attentif que soit un homme à sa vie intérieure, il reste marqué par son temps et son milieu. Au séminaire de Saint-Sulpice, où Eugène de Mazenod a reçu sa formation spirituelle et intellectuelle, et où les traditions de l’école française étaient maintenues avec un «profond respect» [3], un des principes fondamentaux de la spiritualité était certainement celui de nourrir la vie intérieure.

Disciple de Pierre de Bérulle à travers Charles de Condren, Jean-Jacques Olier avait toujours considéré la dévotion à la vie intérieure de Jésus comme la pierre d’angle de la piété dans son séminaire. Encore plus que Pierre de Bérulle, il a insisté sur les conséquences pratiques de la dimension intérieure de la vie spirituelle. Vivre avec le Christ signifie, pour lui, adopter entièrement les dispositions intérieures de Jésus Christ et ne pas se contenter d’imiter quelques-unes de ses vertus. Comme monsieur Tronson l’exprimerait plus tard, notre âme n’est pas un canevas sur lequel on applique telle ou telle couleur, tel ou tel trait de Jésus, comme le ferait un peintre avec un modèle devant lui. L’âme est comme un morceau de tissu que l’on doit plonger dans un bain de teinture jusqu’à ce qu’il soit complètement saturé de couleur nouvelle. Nous savons aussi que la fête de laVie intérieure de la sainte Vierge, instituée par monsieur Olier et approuvée par Rome en 1664, était encore honorée et célébrée à Saint-Sulpice durant les années de séminaire d’Eugène de Mazenod. Il en parle d’ailleurs dans une lettre à sa grand-mère Catherine-Élisabeth Joannis [4].

Ce qui est curieux dans tout cela c’est que, en dépit de l’influence indéniable de sa formation sulpicienne, le Fondateur a toujours semblé hésiter à faire un usage explicite de l’expression «vie intérieure». Était-ce délibéré de sa part et, si oui, quelles pouvaient en être les raisons? Ou bien était-ce une façon inconsciente d’éviter l’usage d’une expression qui ne lui allait pas au cœur, ou qui ne répondait pas adéquatement à la structure interne de son âme et à sa spiritualité. La réponse, comme nous essayerons de le démontrer, se trouve dans la façon particulière dont Eugène de Mazenod a poursuivi sa mission et sa recherche de la sainteté. C’est en prenant comme point de départ l’originalité et le dynamisme de cette recherche, telle qu’il l’a vécue lui-même, que nous pourrons comprendre comment le Fondateur envisageait lavie intérieure et l’importance qu’il lui accordait pour la vie de chaque Oblat.

LA STRUCTURE INTERNE DE L’ÂME DU FONDATEUR

On doit, en premier lieu, se rappeler qu’Eugène de Mazenod était, comme il le reconnaissait lui-même, un homme pratique. «Eugène de Mazenod, écrit Jean Leflon, n’a rien d’un spéculatif; il demeurera toute sa vie un réalisateur» [5]. On ne sera donc pas surpris de constater que, dans sa vie intérieure et tout au long de son itinéraire spirituel, Eugène de Mazenod n’a pas été moins un «réalisateur» dans son for intérieur que dans son service apostolique. Il est vrai que, dans ses écrits spirituels, il fait souvent une distinction explicite entre fin et moyens: entre la fin de notre mission, par exemple «ranimer la foi qui s’éteint parmi les pauvres» [6], et les moyens practico-spirituels pour y parvenir, c’est-à-dire les conseils évangéliques, la prière, l’observance de la Règle [7]. Mais pour lui, c’est l’urgence et la valeur intrinsèque de la fin qui confèrent aux moyens toute leur importance et leur valeur. Ceci est d’autant plus vrai que les moyens qu’il envisage et qu’il propose sont précisément les mêmes que le Sauveur et les Apôtres, «les premiers», ont employés. D’où son cri du cœur: «Peut-on rien de plus pressant pour nous porter à les imiter. Jésus, notre Instituteur, les Apôtres, nos devanciers, nos premiers Pères [8]

La spiritualité du Fondateur est, de toute évidence, marquée par sa formation sulpicienne, avec ce constant retour sur soi, dans le recueillement et l’oraison, pour s’évaluer devant Dieu en vue de rendre l’âme plus réceptive à la volonté de Dieu. Mais la vie intérieure ne pouvait jamais signifier, pour lui, un exercice de pure introspection, un exercice complètement détaché et sans rapport avec le monde extérieur ambiant. Chez le Fondateur, les deux devaient toujours s’interpénétrer. Chaque fois qu’il se mettait en prière ou passait de longues heures devant le saint sacrement, comme il le faisait souvent, il se trouvait toujours dans la compagnie nombreuse de tout ce qui lui arrivait ou se passait autour de lui. En ce sens, on peut dire en toute vérité que le Fondateur ne priait jamais seul. Comme ses lettres, d’ailleurs, sa vie de prière était toujours peuplée de rêves et de sollicitude pour ses missionnaires, son diocèse, le Pape et, évidemment, les pauvres, «les plus abandonnés». Aucune de ces personnes réelles et de ces préoccupations concrètes n’était laissée de côté, c’est-à-dire évacuée de sa vie intérieure et donc loin de son esprit. Sa prière, comme sa vision, était vaste comme le monde! En remettant son âme fréquemment en présence de Dieu, le Fondateur était toujours présent et intimement uni à ceux et celles qu’il portait dans son cœur. Il le dit lui-même d’ailleurs et de façon très explicite. Dans une lettre au père Joseph Fabre, par exemple, il écrit: «J’étais seul dans ma petite chapelle pour célébrer une si grande fête [le 17 février…] et tu comprends qu’il n’y avait pas d’espace qui nous séparât en ce moment. C’est dans ce centre, notre divin Sauveur, que nous nous trouvions réunis. Je ne vous voyais pas, mais je vous entendais, je sentais votre présence et je me réjouissais avec vous tout comme si j’eusse été à Marseille qui était pourtant à plus de 200 lieues de moi» [9].

C’est peut-être en raison de cette profonde solidarité spirituelle avec les siens que le Fondateur hésitait à faire sienne l’expression «vie intérieure», du moins dans les aspects plus individualistes que ce vocable pouvait suggérer à son époque. «Vie intérieure» et «vie extérieure» s’entremêlaient tellement dans ses visées qu’il lui était pratiquement impossible de les séparer. C’est peut-être aussi ce qui explique, chez lui, le prétendu conflit entre vie de prière et vie de service apostolique [10]. La magnanimité n’a pas l’habitude d’ériger de telles cloisons artificielles ou de faire des choix restrictifs. Avec son grand cœur, le véritable dilemme pour Eugène de Mazenod a dû être moins une question de choix entre l’une ou l’autre vocation que de savoir comment unir et embrasser le meilleur des deux. En cela, comme dans tous ses moments inspirés, il a fait honneur à sa propre hardiesse: «Il faut tout oser». Même s’il connaissait les grands auteurs de son temps, Eugène de Mazenod savait qu’il devait suivre sa propre voie, ses propres inspirations.

Si on veut comprendre comment Eugène de Mazenod envisageait la vie intérieure, on doit aussi garder présent à l’esprit un autre facteur. Dans tout son cheminement spirituel, le Fondateur savait qu’il ne devait dépendre que de lui-même ou, comme le disent aujourd’hui nos Constitutions et Règles, être «l’agent principal de sa propre croissance» (C 49). S’il y a un principe auquel il a fermement tenu, pour lui-même et pour ses Oblats, c’est celui de la motivation personnelle. Il n’a jamais pu tolérer qu’on abandonne ou néglige sa propre responsabilité dans la poursuite de la perfection et de la sainteté. En cela, il aurait pleinement souscrit au vieux proverbe qui dit: «Prie Dieu et continue de ramer vers le rivage». Combien de fois trouvons-nous confirmation de cela dans la vie du Fondateur. Deux exemples nous suffiront pour illustrer ce point.

Tout d’abord, la Préface des Constitutions, avec ses quinze appels énergiques à la responsabilité, «il faut…, ils doivent..»., confirme ce point. Sans vouloir s’approprier la volonté de Dieu ou minimiser le rôle de la grâce, le Fondateur n’a jamais vacillé dans sa conviction fondamentale que chacun est responsable de sa sanctification et de celle des autres. Cela ressort très clairement des nombreuses résolutions de retraite qu’Eugène de Mazenod a prises en veillant à son propre avancement dans la vie spirituelle. Elles sont remarquables tant pour leur grand nombre que pour leur attention minutieuse aux détails de la vie concrète.

L’intolérance que manifestait le Fondateur devant ce qu’il percevait comme médiocrité spirituelle ou infidélité aux saintes Règles illustre également ce sens aigu de la responsabilité dans la poursuite de la perfection. Les mots durs avec lesquels il blâmait ceux qui quittaient ou étaient tentés de quitter la Congrégation, ou encore la façon sévère dont il réprimandait même les plus sûrs de ses chers Oblats nous surprennent encore aujourd’hui. Pourtant, attribuer ces explosions paternelles uniquement à sa nature passionnée ou à son tempérament provençal serait oublier jusqu’à quel point les convictions de foi de quelqu’un ne vont que rarement à l’encontre de sa personnalité et son caractère. Même si la théologie de saint Thomas d’Aquin était pratiquement ignorée durant sa formation de séminariste [11], Eugène de Mazenod semble avoir toujours compris que la grâce ne détruit pas la nature, mais la respecte et que chacune des deux, grâce et nature, a des lois auxquelles il faut obéir. Tout comme il ne pouvait se résoudre à séparer service apostolique et prière, vie active et vie contemplative, il avait la ferme conviction qu’il ne peut y avoir de divorce ou opposition entre fidélité à Dieu et fidélité à soi-même. Ce désir d’authenticité va habiter le Fondateur tout au long de son itinéraire spirituel. Encore aujourd’hui, il fait partie du mystère de chaque saint que l’Église ose canoniser.

Cette esquisse rapide de la structure interne de l’âme du Fondateur nous permet de conclure à une chose certaine: au plus profond de lui-même, le Fondateur ne voit aucune trace de dualisme, aucune dichotomie entre les deux genres de vie, l’active et la contemplative. Il semble avoir toujours perçu leur unité réelle. Cette connaturalité profonde entre «vie extérieure» et «vie intérieure», Eugène de Mazenod la chantera toute sa vie. Par exemple, en méditant sur la Règle durant sa retraite annuelle de 1831, il rend grâce au Sauveur pour ce «mélange heureux de la vie active et contemplative dont Jésus Christ et les Apôtres nous ont donné l’exemple […] et dont nos Règles ne sont que le développement» [12].

Dans ses écrits spirituels surtout, il est évident que, même s’il n’a jamais utilisé l’expression comme telle, le Fondateur a certainement des vues bien précises sur la vie intérieure. Deux choses sont à noter dans la façon dont il s’est fait «praticien» de la vie intérieure. En premier lieu, chez lui, la vie intérieure est un moyen indispensable d’acquérir la connaissance de soi. Ceux qui sont arrivés à l’amour de Dieu ou ceux qui veulent y parvenir doivent se connaître et pour cela demander à Dieu ses lumières. Dès son entrée au séminaire et durant toute sa vie, Eugène de Mazenod témoigne d’une vie intérieure intense où il fait des efforts soutenus pour se connaître tel qu’il est devant Dieu [13]. Cette rare connaissance de lui-même qu’il a acquise et la candeur avec laquelle il se découvre dans ses notes de retraite sont un premier indice qu’Eugène menait une vie intérieure assez remarquable.

Pour Eugène de Mazenod, la connaissance de soi ainsi que les divers arrachements auxquels il a dû consentir ne sont que le premier fruit de la vie intérieure. Le second était la connaissance de la bonté divine à son égard. La connaissance de soi, avec tout ce qu’il y avait en lui de faiblesse, d’insuffisance, de lacunes, a conduit le Fondateur à une meilleure reconnaissance de la bonté divine à son égard. De cette double connaissance – de soi et de la bonté de Dieu à son égard – découle la gratitude. S’il y a un trait saillant qui caractérise tout l’itinéraire spirituel du Fondateur, c’est bien celui de sa vive reconnaissance du don gratuit de Dieu qui précède toute œuvre et tout mérite de l’homme. C’est seulement dans le silence et le recueillement, dans l’intériorité de notre for intérieur, que nous apprenons vraiment ce qu’est la gratuité, la «grâce», la priorité de l’amour de Dieu. C’est ce qu’a fait Eugène de Mazenod. Ainsi, tous ses écrits se lisent-ils comme un grand hymne d’action de grâce.

Après avoir esquissé la structure fondamentale de la vie intérieure du Fondateur, nous pouvons maintenant nous tourner vers la pédagogie de la vie intérieure qu’il propose à ses Oblats.

LA DIMENSION INTÉRIEURE DE LA VIE OBLATE

Dans la vie oblate, nous pouvons distinguer trois degrés d’intériorité. Ceux-ci ne doivent pas s’interpréter séparément ou sans liens entre eux mais plutôt comme trois composantes d’un même concept dynamique. L’ordre dans lequel nous les présenterons dépend de notre choix, à savoir d’aller du plus phénoménal au plus mystique. Sur ce point, aucun ordre de priorité n’est attribuable au Fondateur. De plus, dans cette partie, nous lui laisserons largement la parole, nous limitant aux remarques que nous jugerons utiles.

1. LA COMMUNAUTE OBLATE COMME ESPACE INTERIEUR

Pour Mgr de Mazenod, l’espace intérieur le plus élémentaire auquel il attachait beaucoup d’importance était sans doute celui de la communauté, le «chez-soi» oblat lui-même. Maintes fois il a prévenu ses missionnaires de ne pas travailler trop à l’extérieur sans retourner «au moins à de brefs intervalles» dans leur communauté. Il voyait celle-ci comme un havre, un foyer, un espace intérieur où ses missionnaires pourraient se reposer, refaire leurs forces et renouveler leur engagement, bref, une oasis où ils pourraient recréer leurs énergies et voir à leur bien-être personnel. C’était le bien-être de toute la personne que Mgr de Mazenod avait en tête et dont il se souciait, le bien-être physique, affectif, intellectuel et spirituel. Et c’était «à l’intérieur de [leur] maison», pensait-il, qu’ils pourraient répondre à ces besoins: «C’est bien assez qu’en mission on soit tout au public, dans les lieux de notre résidence il faut ménager tous les intérêts; ce qui regarde personnellement le missionnaire ne doit pas être négligé» [14].

«Je vois avec peine que vous vous surchargez de travaux; je n’approuve pas du tout cette méthode; elle a le double inconvénient d’épuiser vos sujets et de les tenir trop longtemps hors de la maison. […] Au nom de Dieu que l’on rentre dans l’intérieur de la communauté pour s’y renouveler dans l’esprit de sa vocation, autrement c’en est fait de nos missionnaires, ils ne seront bientôt plus que des cymbales retentissantes» [15].

«Combinez toutes choses avec sagesse; mais surtout réservez-vous toujours du temps pour vaquer à l’étude et à votre sanctification personnelle dans l’intérieur de votre maison; cela est de rigueur» [16].

«Il faut de plus qu’on ait un grand attachement pour la maison. Celui qui ne la regarderait que comme une hôtellerie où il n’est qu’en passant n’y ferait pas le bien» [17].

Ainsi l’Oblat est-il capable de sortir et de s’aventurer en toute sécurité dans le vaste monde du ministère apostolique, pourvu que son cœur et sa communauté forment un tandem solide. D’où cette règle du Fondateur: «Aussitôt qu’ils auront terminé les affaires qui ont motivé leur voyage, ils reviendront immédiatement à la maison, s’estimant heureux de pouvoir rentrer dans le sein de la communauté, qu’ils n’ont dû quitter qu’à regret» [18].

2. LA RÈGLE COMME ENGAGEMENT INTERIEUR

Si le retour à la communauté marque déjà un premier pas important dans la recherche de la vie intérieure, la qualité de vie dans la communauté en est un deuxième. C’est ce qui explique la grande joie du Fondateur lorsque l’abbé Tempier décide de se joindre à la future société; il regardait cette décision «comme un présent du ciel, […] c’est le besoin que nous avons d’un prêtre qui pense comme vous pour l’intérieur de notre communauté» [19].

À quoi le Fondateur pensait-il exactement en parlant de ce niveau d’intériorité? Quels éléments envisageait-il pour la vie intérieure? Bref, que faudrait-il pour que la communauté oblate devienne ce qu’il appellera plus tard le «centre commun», le «paradis sur terre» et le «rendez-vous délicieux»?

Nous croyons que trois éléments constitutifs forment la pensée de Mgr de Mazenod à ce deuxième niveau d’intériorité.

a. «Parmi vous, la charité, la charité, la charité» [20]

Jusqu’au jour de sa mort, le Fondateur a toujours plaidé en faveur de «la plus tendre charité, bien affectueuse et bien sincère entre nous». Dans sa pensée, l’amour fraternel était un autre mot pour «vie intérieure», une vie donc réglée avant tout par des liens d’amour entre les membres de la communauté, qui ferait «de notre maison un paradis sur terre» [21]. Pour lui, il ne s’agissait pas d’un amour dépourvu de tout sentiment et donc «plus digne des stoïciens que des véritables chrétiens» [22], mais, au contraire, de cette affection réelle qui caractérisait l’amitié de Jésus avec ses disciples. Pour bien comprendre ce que le Fondateur envisageait pour les siens, il faut se référer à ce qu’il a lui-même appelé «son immense capacité d’aimer», pour laquelle il était toujours reconnaissant à Dieu. Dans une lettre qu’il envoie de Rome, il s’explique: «Je ne puis m’accoutumer de vivre séparé de ceux que j’aime, je n’ai point de jouissance hors d’eux. Oh! que nous serons bien dans le ciel quand nous y serons tous ensemble! Il n’y aura plus alors de voyage, plus de séparation et, quoique absorbés en Dieu, nous aimerons encore et beaucoup nos amis. La vue intuitive de Dieu n’empêchait pas Jésus Christ d’aimer les hommes et, parmi eux, les uns plus que les autres. Voilà le type, n’en déplaise aux mystiques raffinés qui, à force de perfection, voudraient nous donner une autre nature qui à coup sûr ne vaudrait pas celle que nous tenons de Dieu» [23].

b. «Au nom de Dieu, soyons saints» [24]

«Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints» [25]. C’est à Léon Bloy que nous devons cette phrase bien connue, mais Eugène de Mazenod l’avait précédé de plusieurs dizaines d’années. Le désir de la perfection constitue un élément important de l’idée que le Fondateur se faisait de la vie intérieure de ses Oblats: «En matière de perfection, il ne faut jamais dire c’est assez» [26]. «Comment pourriez-vous vous flatter d’accomplir une mission comme la vôtre si vous ne faisiez pas tous vos efforts pour atteindre la perfection de votre sainte vocation [27]?» Et encore: «Ils doivent vivre […] dans une volonté constante d’arriver à la perfection […]» [28]. Sans cette décision arrêtée de poursuivre la perfection, peut-on vraiment parler de vie intérieure? On doit aussi noter qu’Eugène de Mazenod n’a jamais perçu ce désir dans un sens individualiste ou strictement privé; au contraire, il l’a toujours conçu en lien direct avec le service apostolique et le zèle pour le salut des âmes.

c. «Lisez, méditez et observez vos Règles» [29]

Un troisième élément important de la vie intérieure de l’Oblat est, pour Eugène de Mazenod, la fidélité aux Constitutions et Règles. «Lisez, et méditez vos saintes règles, répète-t-il, là se trouve le secret de votre perfection» [30]. «Estimons-la donc cette Règle précieuse, ayons-la sans cesse sous les yeux et plus encore dans le cœur; nourrissons habituellement nos âmes des principes qu’elle renferme, n’agissons, ne parlons, ne pensons que conformément à son esprit» [31].

Le Fondateur n’a jamais séparé l’esprit et la lettre de la Règle. Pour lui, les deux constituent une sainte alliance, une sorte d’union conjugale qui ne doit jamais être rompue.

À ce deuxième niveau d’intériorité, c’est-à-dire celui de la qualité de vie réglée à l’intérieur de la communauté oblate, la pensée du Fondateur est remarquable par sa simplicité. Il faut un amour profond et cordial les uns pour les autres, un ardent désir de la perfection, qui devient contagieux, et une observance fidèle de la Règle. Ainsi, les missionnaires ne seront privés de rien d’important «pour marcher sur les traces de Jésus Christ et de ses Apôtres» [32].

3. VIE INTERIEURE ET VISION MYSTIQUE

Enfin, à un troisième niveau encore plus profond de la vie intérieure, celui de la foi où se trouve le cœur de la spiritualité d’Eugène de Mazenod, il y a ce que nous avons choisi d’appeler sa vision mystique. Le Fondateur n’était pas un mystique au sens généralement accepté du terme, mais il en était sûrement un, bien que, encore une fois, à sa façon à lui. C’est sur l’aspect mystique de sa vie intérieure que portera maintenant notre attention, une dimension d’autant plus remarquable qu’il était, comme nous l’avons déjà fait remarquer, un homme très pratique, très terre à terre, tant dans sa direction des affaires externes que dans sa vie spirituelle. On doit admettre, par ailleurs, que le mysticisme du Fondateur n’a pas encore été beaucoup exploré. Ce que nous présentons ici ne constitue que quelques paramètres à l’intérieur desquels on pourrait mener une étude plus approfondie de sa vie intérieure.

L’expérience mystique peut se définir comme «une expérience authentique de Dieu qui surgit du cœur même de notre existence» [33]. Il va sans dire qu’une telle expérience est déjà présente dans les moindres actes de foi, d’espérance et de charité. C’est pourquoi le simple acte d’espérer est essentiellement un acte mystique: c’est croire à une possibilité réelle au-delà des événements présents. L’amour du prochain ou du pauvre est également une démarche mystique. Dans ce cas, le regard intériorisé va au-delà des apparences, parfois même répugnantes, et «voit» le visage du Christ dans la personne du pauvre. C’est la manière particulière dont le Fondateur a approfondi, purifié et radicalisé ces vertus théologales qui nous révèle sa démarche mystique. Dans ce sens, la mystique désigne l’effort entrepris par le Fondateur pour intérioriser totalement, au prix d’une transformation de sa conscience, voire de son être le plus profond, l’ultime mystère de son appartenance à Dieu dans le service de l’Église.

Nous inspirant de la vue profonde d’Evelyn Underhill sur le mysticisme [34], nous verrons comment plusieurs des traits qui caractérisent le mystique s’appliquent à Eugène de Mazenod. Pour cette auteure, la mystique est, avant tout, une activité, un travail auquel on voue son être tout entier dans l’espoir de rencontrer Dieu, au risque même d’une transformation de toute sa personne. Il en est ainsi pour Eugène de Mazenod. Sa spiritualité de type mystique est un engagement total. Il voue toutes ses ressources, ses facultés psychiques aussi bien que son existence physique et sociale à une seule fin: parvenir à rencontrer Dieu dans son intérieur et dans son projet de vie. Comme beaucoup de mystiques, le Fondateur est souvent conscient de la douloureuse inadéquation de ses efforts pour réaliser ce projet sublime; il a l’impression de rester toujours en deçà de ce qu’il devrait faire. Dans son effort constant pour se transformer, son but, malgré quelques réussites, lui paraît toujours au-delà de l’acquis.

Evelyn Underhill insiste encore sur un autre aspect commun aux mystiques: le fait qu’ils ont, comme le Fondateur, une immense capacité d’aimer. Seul l’amour explique le mysticisme. Le mystique demeure à jamais un grand amoureux, quelqu’un qui est tombé en amour avec un Ultime, un Absolu aussi vivant que personnel. Peut-on douter que les expériences profondément vécues par le Fondateur en présence du Seigneur dans la prière et l’oraison ne s’enracinent dans rien d’autre qu’un amour passionné? Voici ce qu’il écrit à un de ses missionnaires au Canada: «Vous ne m’aimeriez jamais la centième partie de ce que je vous aime. Dieu, qui m’avait destiné à être le père d’une nombreuse famille, m’a créé ainsi en me donnant une participation à l’immensité de son amour pour les hommes» [35]. Et lorsqu’on laisse parler son cœur, comme il le fait si souvent dans ses lettres et ses autres écrits, on n’a pas besoin de «choisir» ses mots: ils affluent spontanément de l’intérieur comme d’une source unique et mystérieuse, d’un abîme intérieur.

Les vrais mystiques ont aussi ceci en commun: ils sont particulièrement productifs et générateurs, et cela parfois dans un service apostolique très intense. À leur union intime avec Dieu correspond, paradoxalement, un sens très aigu de la mission et des besoins de l’Église. On pense tout de suite à la grande mystique Catherine de Sienne et à ses incessants appels en faveur de la paix civile et d’une réforme dans l’Église du XIVe siècle. On pense à Catherine de Gênes qui ne cessait de parcourir les rues de sa ville natale à la recherche des pauvres qu’elle voulait secourir et des malades qu’elle voulait soigner de ses propres mains. Il y a aussi Marie de l’Incarnation (Guyart) cette mystique sublime, qui partit à la recherche des Amérindiens et mit sur pied une mission pour eux. Peut-on douter qu’Eugène de Mazenod ne se situe dans la compagnie de ces grandes mystiques pour qui Marie et Marthe sont devenues une seule personne, pour qui l’union mystique et l’activité apostolique se conjuguent comme par pure grâce de Dieu? Entre l’adhésion intérieure de la foi et le témoignage missionnaire, il y a un lien vital, organique, que le Fondateur a toujours bien compris.

Mais ce qui caractérise le mystique, c’est sa capacité de voir au-delà des apparences, c’est-à-dire sa capacité de voir l’invisible et de se sentir réellement présent à ce qui transcende le temps et l’espace. N’est-ce pas avec les yeux et le cœur de sa foi, c’est-à-dire avec ses «sens spirituels», qu’il lui a été donné de voir, d’entendre et de sentir ses missionnaires à distance? Et n’a-t-il pas estimé et cherché à transmettre ces intuitions mystiques que les autres ne semblaient pas avoir avec autant de profondeur ou de clarté?

Dans son étude sur la vie spirituelle de Mgr de Mazenod, le père Józef Pielorz, nous dit que, déjà comme séminariste, Eugène était attiré par ce grand mystère qu’on appelle la «communion des saints» [36]. Voilà un premier indice qu’il était porté à voir au-delà des apparences immédiates. «L’Église militante, écrivait-il, ne forme ainsi qu’un tout avec l’Église triomphante» [37]. Mais c’est surtout l’Église autour de lui, l’Église sur terre, qui serait toujours au centre de ses rêves comme de ses moments de plus grande lucidité. Nous en trouvons une première indication dans la grande confiance qu’il mettait dans les prières des âmes pieuses qu’il connaissait personnellement: «Vous ne vous faites pas d’idée, écrivait-il à sa mère, combien sont puissantes les prières du juste. J’ai obtenu plus de grâces par leur intercession que par celles des saints, qui jouissent déjà de la gloire à laquelle nous aspirons tous» [38].

Durant ses années de plus grande maturité, comme fondateur et évêque, l’union mystique s’est accentuée dans la vie intérieure d’Eugène de Mazenod. Nous pouvons le constater surtout dans ses moments de solitude, lorsqu’il était seul, absorbé dans la prière et l’oraison devant le saint sacrement, et séparé géographiquement de ceux avec lesquels il brûlait de se retrouver. La pensée de ses chers missionnaires, en ces moments privilégiés, ne constituait pas pour lui une distraction à écarter; au contraire, elle servait à intensifier son sens de l’union mystique. Là, peut-être beaucoup plus qu’à d’autres moments, il éprouvait la présence «réelle» de ceux qu’il aimait tant, ses missionnaires. Ce n’est pas la présence purement physique de ses Oblats en prière qui retenait le Fondateur, mais la réciprocité mystique de son dialogue avec Dieu. Souvent, dans ses lettres aux Oblats, il décrit ses rencontres mystiques. En voici quelques exemples:

«Vous ne sauriez croire combien je me préoccupe devant Dieu de nos chers missionnaires de la Rivière-Rouge. Je n’ai que ce moyen pour me rapprocher d’eux. Là, en présence de Jésus Christ devant le Très Saint Sacrement, il semble que je vous vois, que je vous touche. Il doit arriver souvent que de votre côté vous êtes en sa présence. C’est alors que nous nous rencontrons dans ce centre vivant qui nous sert de communication» [39].

«Oh non! la distance ne sépare que les corps, l’esprit et le cœur la franchissent aisément» [40].

«C’est le seul moyen de rapprocher les distances, se trouver au même instant en la présence de Notre Seigneur, c’est se rencontrer pour ainsi dire côte à côte. On ne se voit pas, mais on se sent, on s’entend, on se confond dans un même centre» [41].

«J’avoue qu’il m’arrive quelquefois, me trouvant en présence de Jésus Christ, d’éprouver une espèce d’illusion. Il me semble que vous l’adorez et le priez en même temps que moi, et que par lui présent à vous comme à moi nous nous entendons comme si nous étions très près l’un de l’autre quoique empêchés de nous voir. Il y a quelque chose de très vrai dans cette pensée. J’y reviens habituellement et je ne saurais vous dire le bien et la consolation que j’en éprouve. Essayez d’en faire autant et vous l’éprouverez comme moi» [42].

«Tout ce que je vous recommande c’est de ne pas négliger votre sainte Règle. […] Nous faisons monter au ciel les mêmes prières, nous sommes animés des mêmes sentiments. Vous nous êtes présents comme si nous vous voyions […]» [43].

CONTINUITÉ ET MUTATION DANS LA PERCEPTION DE LA VIE INTÉRIEURE

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, notre vie intérieure, aujourd’hui comme hier, n’existe pas, de façon hermétique, en dehors du temps et du milieu dans lesquels nous vivons. Elle est sans cesse conditionnée et nourrie par les «signes des temps» comme par les grands changements dans l’histoire du monde et de l’Église. Il n’y a pas lieu de s’attarder ici à tous ces changements historiques voire même paradigmatiques. Il suffit d’en être très conscients lorsque nous parlons de vie intérieure aujourd’hui. Le père Fernand Jetté le dit bien: «Au cours de mes dix années comme Supérieur général, j’ai pris conscience de plus en plus de la profondeur et de l’étendue de la mutation dans laquelle le monde est entré, et l’Église et nous avec lui. Nous vivons une période de transition qui est allée jusqu’au fond de notre être. […] On sent que le changement est profond, radical même: c’est un monde nouveau qui est en train de naître et aussi une Église, un homme neuf […]» [44].

Les temps ont certainement beaucoup changé. Il en va ainsi de notre compréhension de la vie dans la foi et l’Esprit, et de la façon dont nous essayons de pratiquer la vie intérieure aujourd’hui. Cela signifie que celle-ci doit être conçue comme un cheminement, une ascèse, une progression sur une route bien tracée. De tout temps, l’itinéraire intérieur a, en effet, été présenté comme une voie, une méthode, une marche à suivre sur un sentier. C’est pourquoi aujourd’hui comme toujours, nous pouvons parler d’une pratique de la vie intérieure.

La nourriture la plus substantielle, l’homme intérieur l’a toujours trouvée dans le contact assidu avec les textes sacrés, qui lui permettent d’atteindre un niveau plus profond de compréhension de lui-même et du sens de sa vocation. Ceci est aussi vrai aujourd’hui qu’au temps du Fondateur. Un éveil spirituel se produit quand l’âme reçoit le choc des Écritures sacrées, que la Parole de Dieu soit dans la Bible, dans nos Constitutions et Règles ou dans l’histoire et les signes des temps, vox temporum, vox Dei. La lecture de tels textes sacrés, considérée comme l’aliment essentiel de l’homme intérieur, conduit inévitablement à la prière: «Lorsque nous prions, nous parlons à Dieu, mais lorsque nous lisons, c’est Dieu qui nous parle» [45].

De toute évidence, aujourd’hui on lit la Bible autrement qu’on la lisait et l’interprétait au temps du Fondateur. Nous avons l’avantage de tout le renouveau biblique et liturgique, ainsi que d’une herméneutique et d’une théologie beaucoup plus nuancées et subtiles qu’autrefois. Tout ceci conditionne naturellement le regard intérieur et donc la façon subjective dont nous envisageons aujourd’hui la pratique de la vie intérieure. Dans les multiples pratiques d’ascèse et de dévotion auxquelles notre nouvelle Règle nous convie, il y a moins de rigidité et plus de flexibilité, de spontanéité et de possibilité de créativité personnelle. L’article 46 de nos Constitutions, par exemple, nous invite à suivre Jésus Christ «dans une fidélité toujours inventive». Nonobstant plusieurs déplacements importants d’accents et de perspectives sur la vie intérieure, il y a, entre nos nouvelles Constitutions et les anciennes, une continuité réelle et radicale en ce qui regarde la vie intérieure des Oblats. Pour nous rendre compte jusqu’à quel point cette continuité est profonde et substantielle, surtout en ce qui concerne notre vie dans la foi et la prière, nous ne pouvons mieux faire que de lire l’œuvre récente du père Fernand Jetté, O.M.I. Homme apostolique, commentaire des Constitutions et Règles oblates de 1982 (voir surtout p. 187-221). Dans ce qui suit, cependant, nous voulons souligner certains apports nouveaux de la Règle de 1982 dans la vie intérieure des Oblats.

1. UN ACCROISSEMENT DE LA VIE THEOLOGALE

D’abord la Règle insiste beaucoup plus et de façon plus explicite qu’avant sur l’importance de la vie théologale. Comme le père Jetté l’a fait souvent remarquer: «Nos nouvelles Constitutions insistent sur la vie théologale. Il y a là un réel progrès sur les anciennes» [46]. La raison en est évidente aujourd’hui, même si elle n’a pas toujours été si bien comprise. La consécration religieuse ne peut plus se concevoir ou se définir indépendamment de son enracinement dans le baptême et donc dans notre dignité de chrétien.

Ce n’est pas que les anciennes Constitutions ne disaient rien sur le sujet. On lit en effet dans la Règle de 1928: «Le sujet habituel de cette oraison sera les vertus théologales, les vertus de Notre Seigneur Jésus Christ, que les membres de notre Société doivent retracer au vif dans leur conduite» (Art. 254). Elles font écho aux Constitutions de 1818, où le père de Mazenod écrivait: «On fera spécialement les méditations sur les vertus théologales, sur la vie et les vertus de Notre Seigneur Jésus Christ […]» [47]. Pourtant, si les vertus théologales sont mentionnées, ce n’est qu’en passant et, pour ainsi dire, comme un des nombreux sujets édifiants sur lesquels on pouvait méditer avec grand profit.

Nos nouvelles Constitutions attribuent, d’autre part, aux vertus théologales un rôle beaucoup plus dynamique et central dans notre vie religieuse: «Tel des pèlerins, ils font route avec Jésus dans la foi, l’espérance et l’amour» (C 31). «Croissant dans la foi, l’espérance et l’amour, nous nous engageons à être au cœur du monde un levain des Béatitudes» (C 11). Le commentaire du père Jetté est instructif et mérite d’être cité plus longuement: «Le religieux, comme le laïc chrétien, est appelé à entrer en relation avec Dieu, à vivre de la vie de Dieu et à progresser dans cette vie. Cette vie s’exprime à travers la pratique des vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. De ces vertus on parle habituellement peu dans les Constitutions religieuses et souvent pas davantage dans la formation religieuse. La raison en est simple: elles ne sont pas spécifiques à la vie consacrée alors que, par exemple, les conseils évangéliques le sont. Et pourtant tout dans la vie religieuse, depuis la fidélité aux vœux jusqu’à la moindre observance, est orienté vers la croissance et l’épanouissement de la vie théologale» [48].

2. UNE VIE DE PRIÈRE MOINS SOLITAIRE

Nos anciennes Constitutions et Règles, même dans les premières éditions, considéraient la vie intérieure comme un exercice plutôt privé, individuel, une vie qui devait, pour se développer, s’immerger dans l’ambiance protectrice du silence et de la solitude. Aujourd’hui, nous sommes quelque peu étonnés de voir jusqu’à quel point l’ancienne Règle de 1928 insistait sur le silence strict dans la communauté, silence qui devait être observé «depuis la prière du soir jusqu’au lendemain, après les exercices de piété du matin; et aussi pendant les trois heures qui suivent la récréation de midi» [49] et comment «il est alors expressément défendu, sans la permission du supérieur, de rompre le silence» [50]. Ajoutez à cela, si vous le voulez, l’article suivant: «À l’église, au chœur, à la sacristie, à la cuisine et au réfectoire, dans les corridors de la maison, il est également interdit de parler, si ce n’est avec motif, et encore à voix basse» [51].

Le tableau qui se dégage est clair! Dans le passé, on avait la conviction bien normale que le progrès de la vie intérieure est assuré dans la mesure où on empêche le monde de perturber sa méditation et sa contemplation. Le recueillement continuel présuppose donc la solitude, la retraite et le silence. Le monde devait se tenir tranquille pour que Dieu puisse se mettre à parler. C’était, pourrait-on dire, prier les yeux fermés.

Un tel climat monastique de prière conserve sans doute encore aujourd’hui une grande valeur, surtout depuis que le monde exerce sur nous une pression de plus en plus immédiate et insidieuse. Pourtant les Oblats doivent de nos jours relever un nouveau défi: ils doivent apprendre aussi à prier les yeux ouverts! Les nouvelles Constitutions ne leur demandent pas de tourner le dos au monde pendant leur prière et de le laisser, pour ainsi dire, complètement au-dehors. D’ailleurs, comme on l’a vu, le Fondateur n’a jamais évacué totalement le monde de son oraison. Leur défi aujourd’hui, comme les Constitutions l’indiquent bien, c’est de vivre de telle sorte que «chaque acte de leur vie est l’occasion d’une rencontre avec le Christ qui, par eux, se donne aux autres et, par les autres, se donne à eux» (C 31). Et l’article continue ainsi: «Se gardant dans une atmosphère de silence et de paix intérieure, ils recherchent la présence du Seigneur dans le cœur des gens et les événements de la vie quotidienne […]». C’est ainsi que, même en plein ministère, l’homme intérieur maintient au centre secret de sa vie intime une zone où les bruits de ce monde font silence devant l’appel de Dieu.

Prier occasionne toujours un changement dans notre vie. Plus elle change, plus nous devons trouver de nouvelles façons de prier. Le Fondateur le comprenait certainement. «Si nous savions mieux prier, écrivait-il, nous aurions plus de courage» [52]. La Règle nous permet aujourd’hui une plus grande flexibilité dans notre façon de prier: «Les nouvelles formes de prières, personnelles et communautaires, peuvent favoriser nos rencontres avec le Seigneur. Nous les accueillerons avec discernement et nous accepterons d’être interpellés par elles» (R 20). Ceci est important parce qu’on est plus sensible aujourd’hui au fait que Dieu ne se répète jamais, qu’il fait toujours du neuf et que chaque personne est unique et donc pourvue de dons et de besoins particuliers. Le Chapitre général de 1972 avait déjà souligné ce point important dans son message aux Oblats: «Il ne peut pas y avoir épanouissement si on ne respecte pas la valeur propre de chacun ou sa liberté de répondre aux grâces et aux dons personnels» [53]. L’idée n’est pas nouvelle. Il y a quelques siècles saint François de Sales l’avait déjà exprimée avec sa simplicité caractéristique: «Je veux louer mon Créateur avec le visage qu’il m’a donné». Nous trouvons cela, après tout, chez le Fondateur dans sa recherche constante d’authenticité dans sa vie personnelle, une qualité qui demeure toujours source d’édification pour tous ceux et celles qui le connaissent bien. Notre spiritualité oblate nous invite donc à être attentifs aux personnes, surtout par notre capacité d’écoute. Écouter les autres avec attention et sensibilité constitue une façon de plus d’avoir un «cœur pur», un «cœur de pauvre». Avec cette disposition intérieure d’écoute plus attentive, notre disponibilité aux autres devient, à son tour, «l’occasion d’une rencontre avec le Christ» (C 31).

3. LE GUIDE SPIRITUEL ET LA VIE INTERIEURE

Il ne faut pas se faire illusion: la volonté de Dieu a toujours fait l’objet d’un discernement et d’une infatigable quête de l’homme intérieur. C’était vrai au temps du Fondateur et ce l’est encore de nos jours. Cependant, dans le monde présent, le seul où nous existions vraiment, le discernement de la volonté et de la présence de Dieu nous apparaît plus complexe et plus incertain. Nous ne nous sentons plus à l’aise avec ce que nous percevons comme des réponses faciles, des solutions toutes faites ou des ordres émanant de l’autorité, surtout ceux qui nous semblent, subjectivement, empreints «d’exclusion prématurée». Bref, l’ambiguïté, avons-nous finalement compris, n’est pas hostile ou défavorable à la foi, quelque chose qu’il faut à tout prix éliminer; elle est au contraire une dimension constitutive de la foi elle-même [54].

Les avances libres et gratuites que Dieu nous fait sans cesse sont toujours empreintes d’une profonde ambiguïté. Toute menaçante qu’elle soit, l’ambiguïté de la foi recèle une grâce singulière: elle nous invite à descendre au plus profond de nous-mêmes et là, dans la vulnérabilité d’une «nuit obscure», à nous abandonner plus totalement au Dieu du mystère. D’ailleurs saint Paul nous a déjà prévenus: «Nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision» (2 Co 5, 7). Une spiritualité oblate qui éliminerait ou exclurait prématurément l’ambiguïté serait donc pour nous aujourd’hui suspecte et peu attrayante.

Pour l’Oblat, accepter l’ambiguïté dans sa vie, ne signifie pas savoir toujours se diriger, dans le cheminement de son existence, vers l’intériorité. C’est pourquoi il est plus nécessaire que jamais qu’il prenne parfois conseil d’hommes expérimentés, aptes à interpréter le sens d’un appel de Dieu. La conscience de sa vocation est toujours celle d’une découverte personnelle, sans doute, mais plus encore celle d’avoir été découvert, prévenu ou saisi par Dieu. C’est le rôle du guide spirituel d’initier à ce mystère. L’homme à la recherche de l’intériorité a besoin d’un guide, d’un accompagnateur spirituel, d’un maître. Et dans le choix de celui-ci, l’important est de choisir quelqu’un qui aura senti un jour le «vertige de l’Absolu» et qui, au cours de son propre cheminement vers l’intérieur, aura fait lui-même l’expérience de Dieu et de son Esprit. Bref, le guide qui prend la responsabilité du voyage intérieur d’un autre doit être un mystagogue qui sait initier aux mystères, surtout à ce grand mystère qui était au centre de la vie du Fondateur, «l’indispensable nécessité d’imiter Jésus Christ» [55].

Il est évident que notre façon de concevoir et de pratiquer la vie intérieure a connu une évolution. Néanmoins, qui peut douter du fait que, si Eugène de Mazenod vivait aujourd’hui, il endosserait de tout cœur ces accents nouveaux? Dans votre vie intérieure non moins que dans votre zèle apostolique, nous dirait-il, «il faut tout oser». Car, en dernière analyse, la vie intérieure qu’a vécue Eugène de Mazenod a toujours été en vue de la mission auprès des pauvres. Le Chapitre général de 1986, dans un moment d’inspiration, a ainsi pu définir l’Oblat comme «celui qui est tout à fait disponible aux autres et qui a les dispositions intimes de Marie» [56].

Richard G. Côté