PARAGUAY

Miguel Fritz, OMI

Cette année, il y aura 35 ans depuis ma première visite à la communauté autochtone Nivaclé, à Fischat, où je vis maintenant. Je me souviens que lors de cette première visite je ne savais pas que faire quand je visitais les gens chez-eux. Cela se répétait presque chaque année, car j’aimais bien passer un peu de temps dans la plus ancienne mission des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée – bientôt centenaire!  Peu à peu, il m’est devenu très naturel d’entendre, dans toute famille visitée: « lhnam »  (entrez). Avec ce salut, vous êtes déjà intégré dans le cercle et vous pouvez vous asseoir. Plus concis que le salut paraguayen, en particulier celui des paysans. Se serrer la main – une exception accordée au monde « blanc », mais qui s’est déjà répandue en raison de toutes ces années de cohabitation. Comme c’est la coutume de boire le  tereré  (une boisson typique et populaire au Paraguay), dans la même coupe, il est arrivé qu’on ne me la passe pas. La fois suivante, j’ai demandé mon tour de guampa  (la tasse typique qui est utilisé pour boire le tereré). La réponse que j’ai reçue a été : « Nous ne sommes pas habitués à ce que les Blancs le partagent avec nous. »

Maintenant, je vis à Fischat depuis un an et demi. J’ai voulu continuer la bonne habitude de mon prédécesseur « José’i » (P. José FRISCH), qui pendant 3 décennies leur a rendu visite, passant de maison en maison. Et puis, cette pandémie est arrivée et avec elle la quarantaine. Pendant cette période, nous avons déjà eu six décès. Pensez donc ! Aucun en raison de COVIDE-19, Dieu merci! Mais chaque décès est source de douleur et de tristesse. Et les Nivaclés le montrent très ouvertement, surtout au moment de l’enterrement, alors qu’ils sont généralement plus réservés dans l’expression de leurs émotions.

De plus, à chaque décès, se renouvellent les mêmes gestes de solidarité. Selon leur coutume, ils enterrent leurs morts bien vite. Tout le monde sait rapidement quoi faire :

  • Envelopper le corps avec son drap et le rembourrer avec le matelas. Les cercueils ne sont pas normalement utilisés.
  • Rassembler ses biens. Surtout, ses vêtements qui sont enterrés avec le corps.
  • Creuser la tombe. C’est normalement le travail des plus jeunes, qui toucheront quelques cigarettes en récompense.
  • Faire les prières. Chaque quartier a son coordinateur.
  • Appelez le “ele” (prêtre). Un parent l’informe de l’heure prévue pour les funérailles.

Il est inévitable que les Nivaclés se réunissent; à plus forte raison lors des enterrements, qui ont lieu, dès que les jeunes ont fini de creuser la tombe.

J’essaie d’expliquer qu’il ne faut pas de rassemblement de plus de 10 personnes. Une seule fois, j’ai réussi à l’obtenir. Dix d’entre eux sont arrivés avec le corps dans la camionnette ; mais bien vite d’autres gens se sont joints. Dois-je les renvoyer chez eux ? Je n’en ai pas le cœur. Je porte mon masque. Une seule fois, j’ai eu cinq personnes qui le portaient aussi comme moi. Mais la plupart semblent encore considérer cette façon de faire comme un nouveau caprice, une mode, un bizness … Maintenir la distance sociale ? Oui, mais comment ?

Dans les moments de deuil, les Nivaclés montrent leur compassion en s’embrassant. Et c’est comme ça que je le faisais aussi. Maintenant, je m’abstiens de serrer la main, sans parler des tapes dans le dos ou d’embrasser les parents les plus proches. Mais ça me fait mal. Et le pire, c’est que je ressens ce que les gens ressentent : « C’est comme ça que sont les Blancs: ils nous rejettent ; ils sont dégoûtés de nous ! Ou n’est-ce que mon imagination ?

Paraguayan Chaco Indians | © Jacques Berset

Les Oblats, nous sommes ici depuis presque 100 ans. Il y a eu des moments très différents. Avec le recul, nous parlons de « paternalisme » – les missionnaires se sentaient responsables de « leurs enfants » – ou du « développement » beaucoup d’efforts donnés au travail matériel, afin d’obtenir des « progrès ». Aujourd’hui, les paradigmes sont plutôt l’autogestion et l’Eglise indigène. Nous apprenons à connaître et à apprécier la langue, la culture et les traditions ; à respecter leurs propres autorités ; et à partager les responsabilités ; nous efforçant toujours de montrer notre proximité, notre amour… Et maintenant, avec cette «distanciation sociale » nous devons autant que possible éviter les visites à domicile; pas de poignées de main, pas de démonstration de compassion par des gestes physiques; pas de partage du tereré  – surtout pas, n’y pensez même pas!

Je me sens si triste ! Comment pouvons-nous perdre en quelques semaines ce que nous avons construit pendant des années ? Je me sens très mal à l’aise, face à cette distanciation sociale. Je sais que je dois le faire pour la protection – pas la mienne, mais des gens eux-mêmes. Mais que faire s’ils ne le comprennent pas, ou ne l’interprètent pas de cette façon ?

« Le Seigneur regarde du haut des cieux,
Et voit tous les êtres humains ;
lui qui forme le cœur de chacun ;
qui pénètre toutes leurs actions. (Psaume 32 :13-15)