1. Nature des chantiers
  2. L’industrie forestière dans l’Est du Canada au XIXe siècle
  3. Deion d’un chantier
  4. Travail des missionnaires
  5. Les principaux missionnaires des chantiers
  6. Fin de cet apostolat

Dès 1845, trois ans après leur arrivée au Canada, s’ouvrait pour les Oblats un champ d’apostolat nouveau: les missions auprès des hommes et des jeunes gens occupés à la coupe du bois le long des rivières qui se jettent dans le fleuve Saint-Laurent, en particulier l’Ottawa et ses nombreux affluents, puis les rivières Saint-Maurice et Saguenay.

Nature des chantiers
Ce qu’étaient les chantiers est bien défini par Mgr Ignace Bourget le 19 octobre 1843 dans la lettre qu’il adres­sait à Mgr de Mazenod pour lui proposer d’envoyer des Oblats à Bytown (Ottawa): «C’est là, écrivait-il, qu’abondent les voyageurs et les hommes qui, par milliers, travaillent à abattre les immenses forêts qui bordent cette belle et magnifique rivière, qui sont tous gens bien dignes du zèle de vos enfants. C’est de là que devront partir ces hommes apostoliques pour aller évangéliser ce que nous appe­lons ici les chantiers. Je dois vous faire connaître avant tout ce que c’est que ces chantiers. Comme le commerce du bois est ici un grand objet de spéculation, nous comptons un grand nombre d’entrepre­neurs qui, à la tête de 3, 4 ou 500 personnes, vont s’héberger dans les forêts pour travailler à couper, pendant cinq ou six mois de l’année, les bois de construc­tion, de chauffage. Ils sont occupés le reste de l’année à faire descendre ce bois dans les nombreuses rivières qui arrosent notre pays, pour venir le vendre dans nos villes de Québec et de Montréal, et l’exporter de là en grande partie en Angleterre et ailleurs. Chacun de ces chantiers est presque comme un village de votre France, avec cette différence qu’ils sont tous à une assez grande distance de la population. Il faut même faire quelques fois pour arriver à quelques-uns d’eux, 60 et 80 lieues à travers les neiges pendant l’hiver, et en sautant les rapides quand on y va en été. Vous sentez que l’on ne peut pas donner de curés à ces camps volants: ainsi il faut leur envoyer des mission­naires qui les visitent pendant l’hiver, dans leurs forêts, et qui le printemps les attendent à l’embouchure des rivières où ils se réunissent, pour mettre leur bois en radeaux et faire des flottes qui couvrent notre fleuve Saint-Laurent une bonne partie de l’été. Ces pauvres gens se livrent à de biens coupables excès quand ils sont abandonnés à eux-mêmes. Mais quand ils ont le bonheur d’avoir une petite mission l’hiver, et de rencontrer le printemps leurs pères spirituels avec qui ils ont commencé à arranger les affaires de leur conscience, ils sont des plus édifiants. Je crois que s’il y a sur la terre des hommes qui soient l’objet de votre Institut, de vraies brebis dispersées de la maison d’Israël, ce sont ces pauvres gens des susdits chantiers.»

Pour convaincre Mgr de Mazenod de l’importance d’envoyer ses missionnaires dans la ville naissante de Bytown et dans les chantiers, Mgr Bourget ajoute, le 15 décembre, qu’en amont des rivières vivent de nombreux Indiens. Dans ses ré­ponses aux lettres de l’Évêque de Mont­réal, puis aux pères Jean-Baptiste Honorat et Eugène Bruno Guigues au sujet de l’établissement des Oblats à Bytown en 1844 et 1845, le Fondateur parle toujours de la «sanctification de vos chantiers et [de] la conversion des Sauvages.»

Les pères Adrien Telmon et Damase Dandurand arrivent à Bytown en 1844 et dès 1845 les pères Eusèbe Durocher et Auguste Brunet passent les mois de janvier-mars dans les chantiers de la Gatineau.

L’industrie forestière dans l’Est du Canada au XIXe siècle
Les forêts du Canada étaient encore à peu près inexploitées au début du XIXe siècle et la demande de bois de construc­tion, puis plus tard de pâte à papier, se fit de plus en plus forte, provenant de l’Angleterre, puis des villes américaines et canadiennes en rapide expansion. L’indus­trie et le commerce du bois, commencés vers 1810, sont devenus bientôt très prospères. Dans le Bas-Canada, il y avait, par exemple en 1851, 203 307 personnes occupées à la coupe des arbres contre 78 437 occupées à l’agriculture. Ce nombre montait à 249 286 contre 108 121 en 1861. En 1851, il y avait 1567 scieries avec 3670 employés dans le Haut-Canada et 1065 scieries dans le Bas-Canada avec 3634 ouvriers.

Deion d’un chantier
Le site du «camp» est d’abord soi­gneusement débarrassé des arbres et autres obstacles, et le camp s’élève sur le sol de cette petite trouée, sur un plateau, pas assez élevé pour être trop exposé, mais assez pour n’être pas incommodé par l’eau dans les dégels, et dans le voisinage d’une rivière ou d’un lac pour approvision­ner les hommes en eau potable. Le camp est placé au centre de l’exploitation et, puisque les chantiers se déplacent d’année en année, il faudra le construire à nouveau chaque année.

Les édifices sont construits de troncs d’arbres non équarris et les interstices cal­feutrés avec de la mousse ou de l’écorce de cèdre. L’intérieur se compose ordinai­rement d’une seule pièce. Tout autour sont rangés des lits ou «couchettes»; le matelas est formé de branchages de sapin, et des couvertures de laine complètent la literie. Quant aux oreillers, peu en apportent de chez eux, et ceux qui sont en bonnes relations avec le contremaître peuvent se payer le luxe d’un oreiller fait de foin enveloppé dans de la toile de «sac».

Un poêle occupe le centre de la pièce, entouré, le soir, des bas et des «mitaines» des bûcherons que l’on fait sécher pour le lendemain. On trouve également une table et des chaises, quelques-unes faites avec des branches de sapin qui leur donne une allure rustique et que les hommes appel­lent des «chiennes». Le travail commence au lever du jour et se termine à la tombée de la nuit, de sorte que les veillées pour les hommes fatigués après une journée de «bûchage» et de «sciage» sont courtes.

L’organisation hiérarchique du chan­tier est rigoureusement fixée, Le nombre de la population varie avec l’importance du chantier, mais l’ordre de préséance demeure toujours le même: le contre­maître, les bûcherons, les charpentiers, les «claireurs» et le cuisinier, personnage particulièrement important. Le contre­maître est le dépositaire absolu de l’auto­rité. Les «claireurs» fraient les chemins. Les «bûcheurs» abattent les arbres et enlè­vent les parties de l’arbre qui ne convien­nent pas comme bois de commerce.

Le bois coupé, il faut l’amener aux moulins au moyen de la «drave» ou flot­taison. Les hommes employés à la conduite de ce bois sur les rivières étaient appelés «drivers», et, dans le langage po­pulaire, les «draveurs». C’est un travail particulièrement pénible et dangereux, surtout dans les courants rapides. Les pièces de bois ramassées en radeaux portent le nom de «cages» ou «cageux» et constituent de véritables trains flottants de bois. Il faut parfois trente hommes ou plus pour conduire ces «cages.» (Voir Gaston Carrière, Histoire des Oblats… II, p. 202-203).

Travail des missionnaires
Le travail des missionnaires est aussi pénible que celui des bûcherons. On en trouve une deion dans la notice nécrologique du père Louis Reboul (Notices nécrologiques III, p. 361-362): «La mission, commencée les premiers jours de janvier, se termine d’ordinaire vers la fin de mars. C’est donc près de trois mois d’un travail incessant, car pendant tout ce temps le missionnaire voyagera huit à neuf heures par jour, tantôt à travers les forêts, tantôt à travers les rivières et les lacs que le froid a solidifiés, exposé à toutes les intempéries de la saison et, en Canada, la neige et les tempêtes sont choses bien communes pendant ces trois mois de l’année. À chaque instant, il peut s’égarer, prendre pour la route du chantier le chemin qui conduit au lieu de l’exploitation; d’autres fois, les mares d’eau, couvertes d’une légère couche de glace et de neige, le mettent en danger de se noyer avec tout ce qu’il possède. Le froid se joue de toutes les précautions qu’il peut prendre. Quand il arrive, entre quatre et cinq heures, son hôtellerie est le chantier; sa table, ses genoux; sa nourriture, du lard et du pain arrosés d’une tasse de thé sans sucre et sans lait; sa société, des jeunes gens pour la plupart grossiers; l’air respirable, une vapeur épaisse qu’exhalent les souliers et les bas rangés autour du feu et séchant pour le lendemain. Chaque jour, après un voyage si pénible, il lui faut, en arrivant, profiter de l’absence des hommes pour dire son bréviaire, bien souvent à la lumière de l’âtre; puis, de six heures à huit, n’importe la fatigue, il doit dérider ses hommes, afin de les gagner plus facilement à Jésus-Christ. De huit heures à onze, souvent jusqu’à minuit, le prêtre fait la prière, dirige l’examen de cons­cience, prêche, confesse, réintègre au bercail les brebis égarées; et, quand son travail est fini, pour prendre son repos, il s’enveloppe dans sa couverture et se couche comme les autres, sur des branches de sapin. Le sommeil dure peu, à quatre heures et demie on est débout, l’autel se dresse, la messe se célèbre; après les derniers avis et le déjeuner, qui ressemble tout à fait au souper, le missionnaire remonte dans son véhicule pour aller au prochain chantier.»

Les principaux missionnaires des chantiers
C’est surtout le long de la rivière Ottawa et de ses affluents, en particulier la Gatineau, que les Oblats ont travaillé dans les chantiers jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les principaux ouvriers furent d’abord les pères Eusèbe Durocher et Médard Bourassa, Auguste Brunet, puis Louis Reboul de 1854 à sa mort en 1877. Ils étaient habituellement accompagnés d’un jeune père.

Dans une lettre à Mgr de Mazenod, le 19 février 1854, le père Léonard Baveux, parlant des travaux des Oblats, disait: «Ajoutez à cela l’œuvre des chantiers, où il faudrait au moins douze missionnaires pour évangéliser plus de 10 000 hommes répandus dans les immenses forêts du pays; pour cette oeuvre aussi admirable qu’elle est pénible, il faut pour la faire avec fruit des ouvriers forts, robustes, d’un grand dévouement et dévorés de la soif du salut des âmes.»

Il n’y eut habituellement que quatre pères à parcourir les chantiers de l’Ottawa, pendant qu’au Saguenay et sur la Côte-Nord du Saint-Laurent, ce sont les mis­sionnaires auprès des Indiens qui visi­taient les chantiers en janvier-mars, en particulier les pères Eusèbe et Flavien Durocher, Ferdinand Grenier, Louis Babel, Charles Arnaud et Jean-Marie Nédélec.

Fin de cet apostolat
Vers la fin du XIXe siècle, on voit que les chantiers se déplacent vers le Nord. On en trouve autour de Maniwaki, Matta­wa et Ville-Marie au Témiscamingue. Au XXe siècle, on est allé toujours plus au nord.

Des Oblats ont travaillé dans les chantiers jusqu’en 1950 environ. La revue Missions O.M.I, mentionne peu souvent cet apostolat au XXe siècle. Pourtant, dans son rapport au chapitre général de 1947, le père Léo Deschâtelets, provincial des Oblats de l’Est du Canada, écrivait: «L’exploitation forestière amène chaque année dans nos forêts des douzaines de milliers de nos jeunes gens, presque tous canadiens-français et catholiques. Depuis l’arrivée des O.M.I. au Canada, ce fut une spécialité des Oblats de s’occuper de cette population flottante, bigarrée mais fort intéressante. On conçoit facilement que ces jeunes gens vivent forcément pendant des mois loin du prêtre et de l’Église. Aussi bien, chaque hiver, les mission­naires vont-ils de camps en camps, là où sont groupés les bûcherons et autres ouvriers de la forêt; à chaque endroit, ils prêchent une petite mission de 24 heures qui se termine toujours par la confession de presque tous ceux qui vivent dans le camp. Ils sont bien rares et après quelques tournées ils ne se comptent plus que sur les doigts ceux qui refusent le ministère du prêtre. Nos missionnaires qui font ce travail en retirent les plus grandes consolations. On conçoit que c’est une vie rude pour le prêtre, celle où il lui faut chaque jour quitter un camp pour un camp nouveau et par tous les temps et avec tous les moyens dont on peut disposer. Actuel­lement, nos missionnaires rayonnent dans quatre centres différents: Maniwaki, San­maur, Kapuskasing et Senneterre. Loin de diminuer, ce ministère ne fait que s’ampli­fier […] Ministère des plus importants qui empêche les idées subversives d’évoluer ou de corrompre ces groupes de jeunes travailleurs; ministère dont la puissante efficacité est reconnue par les compagnies d’exploitation elles-mêmes (compagnies protestantes ) qui demandent le prêtre et favorisent son travail de toute manière. Le missionnaire est le plus souvent transpor­té, logé et nourri gratuitement et entouré des plus grands égards…» (Missions O.M.I., t. 74 (1947), p. 471-472.

Dans leurs rapports au Chapitre général de 1959, le Provincial de la province Saint-Joseph dit que trois pères travaillent encore dans les «chantiers de bûcherons» et le provincial de la province du Très Saint Rosaire parle de pères dans les chantiers de la Haute-Mauricie et de la Gaspésie (Missions O.M.I. 86 (1959), p. 240, 290).

Il n’est plus question de ce ministère dans les rapports au chapitre de 1966. D’ailleurs ce genre de travail avait alors beaucoup changé, avec peu de bûcherons et de rares «camps». Les hommes sont remplacés par d’énormes machines et les quelques travailleurs sont habituellement transportés par hydravions dans les auberges de la région.

Comme appréciation d’ensemble, on peut retenir ce qu’écrivait Mgr Guigues dans un rapport de 1850: «Aux yeux de la foi et dans l’intérêt même de la civilisa­tion, cette oeuvre est une des plus belles que nous accomplissions au Canada, et je ne doute pas qu’elle n’obtienne les plus abondantes bénédictions pour la congré­gation à qui elles ont été confiées.».

Yvon Beaudoin, o.m.i.