1. Au temps du fondateur
  2. L’évangélisation après la mort du fondateur
  3. Conclusion

«Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres» (Lc 4, 18; Mt 11, 5). Cette double expression évangélique forme la devise inscrite dans les armoiries de la congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée et de leur fondateur, Eugène de Mazenod. Elle indique le caractère missionnaire du charisme oblat et son activité prioritaire. Les Oblats s’y retrouvent, malgré la diversité de leurs ministères.

Le mot mission est devenu peut-être encore plus courant dans l’Institut. Il réfère de fait au nom même et au double ministère sanctionné par les Constitutions, les missions populaires et les missions extérieures.

La présente étude comprend deux parties: la première porte sur l’époque du Fondateur (n° 1-6), la deuxième, sur la période qui a suivi sa mort.

AU TEMPS DU FONDATEUR

1. AUX SOURCES DU CHARISME DE L’EVANGELISATION

C’est l’expérience qui a amené Eugène de Mazenod à discerner les besoins de salut des gens. Son séjour en Italie et son retour en France après la Révolution l’ont aidé à découvrir ces besoins, en particulier chez les pauvres gens. Il ne recule pas et s’engage comme jeune laïque. Il travaille auprès des prisonniers, fait le catéchisme aux jeunes des campagnes, prend position contre le jansénisme, etc. Sa «conversion», un Vendredi saint, l’engage dans un nouveau rapport avec le Christ et une nouvelle vision de l’Église acquise par son sang. Il est disposé à tout quitter pour se mettre sans condition à leur service.

Après sa formation au séminaire de Saint-Sulpice de Paris, où il voit personnellement les difficultés qui sont faites au Pape et à l’Église, il retourne dans sa ville natale d’Aix-en-Provence et se consacre à un apostolat extraordinaire. Il prêche aux pauvres, aux ouvriers, aux domestiques d’une façon toute simple, substantielle et continue. Il réunit des jeunes de tous âges, leur fournissant des divertissements et une formation chrétienne à travers l’Association de la jeunesse chrétienne d’Aix qu’il a créée.

L’apostolat fébrile de ces trois années fait découvrir à l’abbé de Mazenod l’étendue des besoins et l’insuffisance de sa réponse personnelle. Sous une “secousse étrangère”, il décide de former une communauté avec quelques prêtres pour évangéliser les populations abandonnées des campagnes par le ministère des missions.

Les intentions d’Eugène sont claires dès les premiers documents se rapportant à la fondation. Les lettres à l’abbé Henry Tempier et aux Vicaires généraux du diocèse, la Règle de 1818, ses souvenirs personnels et ceux de ses premiers compagnons en témoignent. Il part de la situation et des besoins de salut. À l’abbé Tempier, il écrit. «Pénétrez-vous bien de la situation des habitants de nos campagnes, de l’état de la religion parmi eux, de l’apostasie qui se propage tous les jours davantage et qui fait des ravages effrayants. Voyez la faiblesse des moyens qu’on a opposés jusqu’à présent à ce déluge de maux» [1]. La demande d’autorisation adressée aux Vicaires généraux d’Aix est du même ton: «Les Prêtres soussignés vivement touchés de la situation déplorable des petites villes et villages de Provence qui ont presque entièrement perdu la foi, ayant reconnu par expérience que l’endurcissement ou l’indifférence de ces peuples rendent insuffisants et même inutiles les secours ordinaires que Votre sollicitude pour leur salut leur fournit […]» [2].

Il propose comme solution la prédication des missions. Il suit ainsi les recommandations du Pape et l’exemple d’ecclésiastiques d’autres diocèses de France, en particulier, celui de son compagnon de séminaire, Charles de Forbin-Janson. À l’abbé Tempier, il écrit: «Eh bien! mon cher, je vous dis, sans entrer dans de plus grands détails, que vous êtes nécessaire pour l’œuvre que le Seigneur nous a inspirés d’entreprendre. Le chef de l’Église étant persuadé que, dans le malheureux état où se trouve la France, il n’y a que les missions qui puissent ramener les peuples à la foi qu’ils ont par le fait abandonnée, les bons ecclésiastiques de différents diocèses se réunissent pour seconder les vues du suprême Pasteur. Nous avons été à même de sentir l’indispensable nécessité d’employer ce remède dans nos contrées et, pleins de confiance dans la bonté de la Providence, nous avons jeté les fondements d’un établissement qui fournira habituellement à nos campagnes de fervents missionnaires» [3]. Et aux Vicaires: «S’étant convaincus que les missions seraient le seul moyen par lequel on pourrait parvenir à faire sortir de leur abrutissement ces peuples égarés […], les missionnaires […] parcourront les campagnes pour y annoncer la parole de Dieu» [4].

L’analyse de la situation de besoin de salut et la volonté d’y répondre par les missions ressortent avec encore plus de force dans la préface des Constitutions et Règles, considérée comme la charte de l’idéal missionnaire des Oblats de Marie Immaculée. Eugène de Mazenod propose dès les débuts non seulement une activité missionnaire concrète, mais aussi un genre de vie commune exigeante et précise, un modèle de missionnaire constamment consacré non seulement à se préparer à son important ministère mais aussi à devenir saint.

2. LES MISSIONS POPULAIRES, FIN PREMIÈRE DE LA CONGREGATION

Lors de la fondation, Eugène de Mazenod a vu dans la prédication des missions le moyen le plus efficace de christianiser les campagnes de la France méridionale, pour «ramener […] la foi prête à s’éteindre dans le cœur d’un grand nombre de ses enfants […] rendre les hommes raisonnables, puis chrétiens, enfin les aider à devenir des saints» [5].

Dans la note qu’il adressait à Mgr Adinolfi, secrétaire de la Congrégation des religieux, pour obtenir l’approbation des Constitutions et Règles, Eugène de Mazenod écrit: «Notre Société travaille dans les villes, comme vous avez pu le voir dans les Règles, et s’y emploie à toutes sortes de bonnes œuvres, mais de préférence elle se livre avec tout le zèle dont elle est capable à évangéliser les pauvres âmes abandonnées […], propager la connaissance de Jésus Christ et […] étendre son royaume spirituel dans les âmes» [6].

Dans la lettre d’approbation des Règles signée par le pape Léon XII, on lit: «Il y a déjà environ onze ans que Pie VII notre prédécesseur […] manifestait le désir de voir, à la suite de la tempête révolutionnaire, des missionnaires ramener, dans le droit chemin du salut, les brebis égarées: voilà qu’en même temps, pour répondre à ce désir, une petite association de prêtres se formait, dans le diocèse d’Aix, au sein des provinces méridionales de la France, dans le but de se dévouer à ce ministère […].

Or, cette congrégation se propose différents buts, dont le premier et le plus essentiel est que ses membres, liés par les vœux […] s’appliquent spécialement aux saints exercices des missions, choisissant de préférence, pour théâtre de leur zèle, les pays destitués de secours et se servant, dans leurs prédications de l’idiome vulgaire. Cette Société se propose encore de venir en aide au clergé, soit en prenant la direction des séminaires […], soit en se tenant sans cesse à la disposition des curés et des autres pasteurs, pour travailler à la réforme des mœurs par le moyen de la prédication et des autres exercices spirituels. Elle donne aussi tous ses soins et sa sollicitude à la jeunesse, cette portion choisie du peuple chrétien, qu’elle réunit dans de pieuses assemblées, afin de l’éloigner des séductions du siècle. Enfin, elle administre les sacrements et distribue le pain de la Parole divine aux prisonniers […]» [7].

La lettre d’approbation pontificale, suggérée certainement par le Fondateur [8], rappelle les diverses fins de l’Institut: les missions paroissiales, les secours au clergé, la pastorale de la jeunesse, celle des prisonniers. Les missions sont présentées comme la raison première de sa fondation, sa fin principale.

a. L’engagement dans les missions paroissiales

Cette priorité accordée aux missions était inscrite dans la première Règle de 1818 et dans celle approuvée en 1826 sans qu’il s’agisse cependant d’un ministère exclusif [9]. De 1816 à 1861, les Oblats ont prêché en France environ 3000 missions et retraites [10]. Elles ont constitué, du temps du Fondateur, le principal ministère des Oblats dans l’est du Canada. La première année, au moins quatorze paroisses ont bénéficié de l’activité du premier groupe. Dès 1842, les Oblats ont prêché des missions paroissiales aux États-Unis d’Amérique, à partir de leur base canadienne de Longueuil. De 1856 à 1862, ceux de Buffalo, sous la direction du père Édouard Chevalier, ont prêché 108 missions ou retraites paroissiales, en s’adressant aux immigrés d’origine irlandaise ou canadienne-française.

La prédication telle qu’on la pratiquait dans les missions populaires a servi de modèle pour les autres formes de ministère. C’est ainsi que l’évangélisation des Amérindiens du Canada s’est faite selon cette méthode. Ceux-ci étaient encore nomades. Les Oblats les ont donc évangélisés dans les lieux et aux temps de leurs rassemblements, en les instruisant sans cesse. Le ministère auprès des bûcherons dans les chantiers s’est aussi inspiré de cette méthode. Au Texas, les paroisses prises en charge pour s’occuper des Mexicains étaient considérées comme des missions permanentes et des centres de diffusion de l’évangile. D’une façon particulière, la présence des Oblats dans les sanctuaires mariaux offrait la possibilité de rayonner en prêchant des missions dans la région et de préparer ou d’approfondir cette prédication en accueillant les pèlerins.

Toute sa vie, le Fondateur a insisté sur l’importance et l’efficacité des missions paroissiales. Le père Alfred Yenveux consacre 144 pages de son commentaire de la Règle à recopier de nombreuses paroles du Fondateur sur le sujet [11].

b. La fin et la formule des missions

Eugène de Mazenod a choisi en premier lieu les missions populaires pour évangéliser les âmes les plus abandonnées, celles que le ministère ordinaire rejoignait le moins. Son but était de leur faire connaître Jésus Christ et d’étendre en eux son Règne, les ramener à l’Église et à la pratique chrétienne en les instruisant sur les vérités fondamentales de la foi et sur ses exigences pratiques. Les missions constituaient une forme assez prolongée et intense de prédication, qui conduisait à la transformation chrétienne des mœurs [12]. Elles visaient non seulement à instruire mais à convertir [13]. Le sacrement de la réconciliation ou la confession y jouait un rôle important [14].

Les missions étaient dûment préparées par les missionnaires qui, pour cela, devaient consacrer une partie du temps passé dans la communauté à l’étude, à la prière et à la préparation des thèmes de prédication.

La mission était annoncée d’avance dans la paroisse à évangéliser. Après une journée de prière et de jeûne, les missionnaires se rendaient normalement à pied dans le lieu désigné où le clergé et la population les accueillaient au cours d’une cérémonie particulière. La mission était conduite par plusieurs missionnaires, au moins deux et normalement quatre ou cinq. Elle durait de trois à six semaines. Les premiers jours, on prenait contact avec la population en visitant les familles et en les invitant aux exercices.

Il y avait chaque jour deux temps forts pour tout le monde. Tôt le matin, avant que les gens ne se rendent aux champs, il y avait la messe avec une catéchèse sur les devoirs chrétiens, les vérités du Credo, les commandements et les sacrements. Le soir, dans un contexte de prière, c’était la grande prédication de la mission qui se déroulait ainsi: chapelet, invocation à l’Esprit Saint, prédication, prière pénitentielle, bénédiction du saint sacrement et avis sur la mission. La prédication durait environ quarante-cinq minutes et traitait de l’amour et de la crainte de Dieu, du salut et de la grâce, du péché et de la conversion, des fins dernières (mort, jugement, enfer, paradis) et de Marie…

Durant le jour, il y avait d’autres instructions adressées aux divers groupes. Il y avait deux ou trois jours de retraites pour les enfants, qui se faisaient propagandistes de la mission dans les familles. Des prédications particulières s’adressaient aux jeunes gens et aux femmes, surtout le dimanche lorsqu’ils étaient plus libres de leurs travaux. Mêmes les hommes avaient certaines instructions adaptées à eux.

Durant les missions, des cérémonies spéciales donnaient l’occasion de prier, de s’instruire et de réfléchir. En plus de l’ouverture de la mission et de sa conclusion, où on plantait une croix au centre de la paroisse, il y avait la cérémonie du renouvellement des promesses du baptême ou de la promulgation des lois de Dieu, la cérémonie des morts avec procession au cimetière et la procession pénitentielle.

La confession était le sommet de la démarche de conversion. Elle pouvait comprendre plusieurs rencontres avec le prêtre. Les missionnaires la préparaient avec soin et se rendaient disponibles pour recevoir les pénitents. On invitait constamment à prier pour la conversion des pécheurs. Le soir, on faisait sonner les cloches de dix à quinze minutes. Tout le village devait alors se mettre à genoux et prier pour la conversion des pécheurs.

La mission visait aussi la conversion de la communauté et la solution de certains problèmes moraux de la société. C’est ainsi que dans les premières années qui ont suivi la Révolution se sont établis des tribunaux pour résoudre le problème des biens acquis illicitement. On organisait des chambrées pour vaincre des vices communs comme la fréquentation des bistros par les hommes et les bals par les jeunes gens. Dans les mois suivants, un ou deux missionnaires retournaient sur les lieux pour rallumer ou raffermir le renouveau apporté par la mission.

Dans ces missions paroissiales on peut relever quelques caractéristiques:

— Elles se caractérisaient, avant tout, par la place centrale qu’occupait la Parole de Dieu, annoncée de façon compréhensible et adaptée au peuple; on utilisait la langue populaire, des discours substantiels qui avaient de la suite.

— Elles se vivaient dans un contexte de foi, où on faisait appel à la grâce de Dieu qu’on devait demander dans la prière; on insistait sur une conversion personnelle et communautaire. Toute la communauté paroissiale s’impliquait, des prêtres jusqu’aux laïques, des enfants aux diverses catégories de personnes. Il y avait plusieurs façons d’être proche; cela allait de la visite aux familles à la disponibilité à entendre les confessions, de la prédication de chaque jour aux cérémonies spéciales.

— Le témoignage des missionnaires avait autant d’importance que la parole qu’ils annonçaient. Leur style de vie, leur prière, leur disponibilité faisaient partie intégrante de la mission. Leur prédication sur le Christ et leur témoignage prenaient leur source dans leur expérience du Christ.

3. LES MISSIONS ETRANGÈRES, VIRAGE HEUREUX POUR L’INSTITUT

En 1840, vingt-cinq ans après sa fondation, la Congrégation se caractérisait par son zèle apostolique, mais elle avait du mal à se développer. Elle comptait cinquante-cinq profès, dont quarante prêtres. Ils étaient regroupés en six communautés missionnaires, en plus des deux autres chargées des séminaires de Marseille et d’Ajaccio. L’acceptation des missions étrangères en 1841 a constitué pour la Congrégation un virage décisif qui a été à l’origine de son expansion géographique, de sa croissance en nombre et de l’approfondissement de son charisme évangélisateur. Vingt ans plus tard, à la mort du Fondateur en 1861, les Oblats seront plus de quatre cents; on les retrouvera dans divers continents et leur âge moyen sera de 35,7 ans.

Le choix des missions étrangères ne s’est pas fait sur un coup de tête. Il s’insérait dans la logique de la vision du Fondateur et dans le désir des Oblats. Dans la première Règle de 1818, Eugène de Mazenod écrivait: «Ils sont appelés à être les coopérateurs du Sauveur, les corédempteurs du genre humain; et quoique, vu leur petit nombre actuel et les besoins plus pressants des peuples qui les entourent, ils doivent pour le moment borner leur zèle aux pauvres de nos campagnes et le reste, leur ambition doit embrasser, dans ses saints désirs, l’immense étendue de la terre entière» [15].

Dès la première approbation par Rome en 1826, certains compagnons d’Eugène de Mazenod, parmi lesquels se trouvaient les pères Domenico Albini, Hippolyte Guibert, Pascal Ricard et Jean-Joseph Touche, se disaient prêts à partir. C’est ce qui permettait au Fondateur d’écrire au cardinal Pedicini, ponent de la cause dans l’approbation de la Règle: «Plusieurs sujets de la Congrégation iraient volontiers prêcher l’Évangile aux infidèles; quand ils seront plus nombreux il pourrait se faire que les supérieurs les envoient en Amérique, soit pour porter secours aux pauvres catholiques dépourvus de tout bien spirituel, soit pour procurer de nouvelles conquêtes à notre foi» [16]. En 1831, le Chapitre présenta une motion, adoptée à l’unanimité, où l’on demandait au supérieur général «que quelques-uns des nôtres soient envoyés dans les missions étrangères, dès qu’il trouvera une occasion favorable» [17]. L’année suivante il tenta sans succès une mission en Algérie. L’occasion favorable devait se présenter dix ans plus tard, lorsque le nouvel évêque de Montréal, venu en Europe pour se trouver des prêtres et découragé par l’échec de ses démarches, passa par Marseille, en route vers Rome. C’est alors qu’il fit la rencontre de Mgr de Mazenod. La Congrégation consultée donna un avis favorable et on passa à l’action.

Quatre prêtres et deux frères s’embarquaient pour Montréal le 16 octobre 1841. La même année on entreprenait de fonder en Angleterre avec l’envoi du père William Daly. Quatre années plus tard, les Oblats partaient pour l’Ouest canadien, dans le diocèse de Saint-Boniface et commençaient aussitôt leur ministère auprès des Amérindiens, s’étendant en peu d’année sur tout le territoire des prairies et des glaces polaires à la recherche des tribus encore nomades. En 1847, ils entreprirent deux nouvelles fondations, l’une aux États-Unis d’Amérique, sur la côte du Pacifique, et l’autre à Jaffna, à Ceylan, maintenant le Sri Lanka. En 1848, on s’établit en Algérie, mission pour laquelle le Fondateur s’était offert sans succès dès 1832. L’échec rencontré en Algérie permit d’accepter, en 1851, la proposition de la Congrégation de la Propagande d’une mission au Natal. Entre-temps, depuis 1849, on avait poussé jusqu’à la frontière du Mexique et on s’était installé au Texas trois ans plus tard. L’énumération des fondations donne difficilement une idée de l’audace nécessaire, lorsqu’on tient compte des difficultés de transport et d’intégration comme aussi des tâches assumées rapidement dans des territoires toujours plus étendus.

a. Les missions étrangères, approfondissement du charisme

Dans sa lettre d’envoi aux premiers missionnaires partant pour Montréal, le Fondateur manifeste son souci de père et son pressentiment qu’ils vont ouvrir un nouveau champ d’apostolat et la porte à la conquête des âmes dans d’autres pays. Il insiste sur le témoignage à donner et sur la charité intérieure.

Il se rendra bientôt compte que les missions étrangères sont un approfondissement de sa vision première de l’évangélisation, le don de soi, à la suite des Apôtres, la recherche des âmes les plus abandonnées [18].

Dans les missions étrangères, l’évangélisation ne consistait pas seulement à réveiller la foi assoupie, mais à la transmettre dans toute sa radicalité. Au père Pascal Ricard, envoyé dans le diocèse de Walla Walla aux États-Unis d’Amérique, il écrit le 8 janvier 1847: «Je ne vous dis rien de ce qu’a de magnifique aux yeux de la foi le ministère que vous allez remplir. Il faut remonter jusqu’au berceau du christianisme pour trouver quelque chose de comparable. C’est un apôtre auquel vous êtes associés et les mêmes merveilles qui furent opérées par les premiers disciples de Jésus Christ se renouvelleront de nos jours par vous, mes chers enfants, que la Providence a choisis parmi tant d’autres pour annoncer la bonne nouvelle à tant d’esclaves du démon qui croupissent dans les ténèbres de l’idolâtrie, et qui ne connaissent pas Dieu. C’est là le véritable apostolat qui se renouvelle de notre temps. Remercions le Seigneur d’avoir été jugés dignes d’y concourir d’une manière si active […]» [19].

Au même père Ricard il écrira quatre ans plus tard: «Les missions étrangères, comparées à nos missions d’Europe, ont un caractère propre d’un ordre supérieur puisque c’est le véritable apostolat pour annoncer la Bonne Nouvelle aux nations qui n’avaient pas encore été appelées à la connaissance du vrai Dieu et de son Fils Jésus Christ Notre Seigneur […]. C’est la mission des Apôtres: «Euntes, docete omnes gentes!» (Mt 28, 29). Il faut que cet enseignement de la vérité arrive parmi les nations les plus reculées pour qu’elles soient régénérées dans les eaux du baptême. Vous êtes de ceux à qui Jésus Christ a adressé ces paroles en vous donnant votre mission comme aux apôtres qui furent envoyés pour convertir nos pères. Sous ce point de vue qui est vrai, il n’y a rien au-dessus de votre ministère […] [20].

Les missions étrangères n’étaient pas une reproduction de celles que l’on faisait en France en faveur des populations délaissées par la pastorale ordinaire. Elles visaient avant tout les non-chrétiens afin de leur annoncer pour la première fois le Christ et les convertir à lui.

b. La fièvre de la première évangélisation

Au supérieur de la mission de Jaffna, pour laquelle, depuis sa rencontre avec Mgr Bettachini, il a nourri de grandes espérances, le Fondateur écrit avec une certaine impatience: «Tu ne me donnes pas assez de détails sur votre manière d’être, votre demeure, votre ministère. Quand commencerez-vous à ramener des infidèles? N’êtes-vous dans votre île que des curés des vieux chrétiens? J’ai toujours cru que l’on visait à convertir les païens. Nous sommes faits pour cela plus encore que pour le reste. Il y a en Europe assez de mauvais chrétiens pour ne pas en aller chercher si loin. Donne-moi là-dessus d’amples informations, n’y eût-il encore que des espérances» [21]. Deux ans et demi plus tard, il revient sur le même sujet: «Donnez-vous patience et lorsque vous pourrez attaquer l’idolâtrie vous verrez que vous y trouverez moins de difficultés et plus de consolations qu’à vous escrimer auprès de ces chrétiens dégénérés qui vous inspirent un si grand découragement» [22].

À Mgr Jean-François Allard, vicaire apostolique du Natal, il écrit: «Il y a de quoi s’affliger de voir l’insuccès de votre mission parmi les Cafres. Il y a peu d’exemples d’une pareille stérilité. Quoi! pas un seul de ces pauvres infidèles vers lesquels vous avez été envoyés qui ait ouvert les yeux à la lumière que vous leur apportiez! J’ai de la peine à m’en consoler car vous n’avez pas été envoyés pour les quelques hérétiques qui peuplent vos bourgs habités. C’est aux Cafres que vous avez été envoyés, c’est leur conversion que l’Église attend du saint ministère qu’elle vous a confié. C’est donc vers les Cafres que doivent se porter toutes vos pensées, que vous devez faire toutes vos combinaisons. Il faut bien que tous nos missionnaires le sachent et s’en pénètrent» [23].

Quelques mois plus tard, il renchérit auprès du même évêque: «Il faut avouer, mon cher Seigneur, que vos lettres sont toujours bien affligeantes. Jusqu’à présent votre mission est une mission manquée. Franchement on n’envoie pas un vicaire apostolique et un assez grand nombre de missionnaires pour soigner quelques habitations éparses de vieux catholiques. Un missionnaire seul aurait suffi pour visiter ces chrétiens. Il est évident que l’on n’a établi un vicariat dans ces contrées que pour évangéliser les Cafres. Or, voilà déjà plusieurs années qu’on est sur les lieux et vous vous occupez de toute autre chose. Je pense, à vous dire vrai, que vous ne remplissez pas votre mission tout en faisant tout ce qui dépend de vous pour être utile aux colons anglais […] Je vois ailleurs les vicaires apostoliques mettre la main à l’œuvre comme tout autre missionnaire, dans certains vicariats se charger à eux seuls d’une mission, dans d’autres explorer eux-mêmes le pays et fonder ça et là parmi les infidèles vers lesquels ils sont envoyés des postes où ils envoient ensuite des missionnaires pour continuer leur œuvre. Ils apprennent, pour exercer ce ministère propre de leur charge, les langues du pays quelque pénible que puisse être cette étude. Bref, ils sont à la tête de tout ce que le zèle du salut des infidèles peut inspirer. Il me semble que ce n’est pas ainsi que vous agissez, et peut-être faut-il attribuer au système que vous suivez l’insuccès de votre mission chez les infidèles jusqu’à présent» [24].

Au père Joseph Gérard, qui cherche par tous les moyens à évangéliser les non-chrétiens, il apporte son encouragement et son espoir: «J’apprends avec le plus grand intérêt ce que vous faites pour travailler à la conversion de ces pauvres Cafres qui résistent avec un entêtement diabolique à tout ce que votre zèle vous inspire pour les amener à la connaissance du vrai Dieu et à leur propre sanctification. Leur obstination est vraiment déplorable, et doit être pour vous le sujet d’un grand chagrin. Depuis tant d’années, pas une seule conversion, c’est affreux! Il ne faut pas se décourager pour cela. Le moment viendra où la grâce miséricordieuse de Dieu fera une sorte d’explosion, et votre Église cafre se formera. Il faudrait peut-être pour cela pénétrer un peu plus avant parmi ces tribus sauvages. Si vous en rencontriez qui n’eussent pas déjà été endoctrinées par les hérétiques, et qui n’eussent pas eu de rapports avec les Blancs, vous en tireriez vraisemblablement meilleur parti. Ne perdez pas de vue, et rappelez-le au bon père Bompart, vous avez été envoyé à la conquête des âmes, il faut donc ne pas répugner à livrer l’assaut et il faut poursuivre l’ennemi jusque dans ses derniers retranchements. La victoire n’est promise qu’à la persévérance. Heureusement que la récompense n’est pas due seulement au succès et qu’il suffit pour l’obtenir d’avoir travaillé à cette fin [25]. Ces textes montrent tous que, pour le Fondateur, les missions étrangères visent avant tout l’évangélisation des non-chrétiens et que l’annonce de la Parole est au cœur du charisme oblat.

c. Les missions, imitation radicale des Apôtres

En outre, c’est par les missions étrangères mêmes qu’on peut atteindre les âmes les plus abandonnées. Aux pères de la Rivière Rouge, le Fondateur écrit: «Vous sortez de mon sein pour voler à la conquête des âmes et certes on peut bien le dire des âmes les plus abandonnées, car peut-il s’en trouver de plus délaissées que celles de ces pauvres Sauvages que Dieu par un privilège inappréciable nous a appelés à évangéliser? Je n’ignore pas par quels sacrifices, par quelles privations, par quels tourments il vous faut passer pour obtenir les résultats que vous vous proposez et c’est ce qui pèse si fort sur mon cœur, mais aussi quel ne sera pas votre mérite devant Dieu lorsque fidèles à votre vocation vous devenez les instruments de ses miséricordes sur ces pauvres infidèles que vous arrachez au démon qui en avait fait sa proie, et que vous étendez ainsi le royaume de Jésus Christ jusqu’aux extrémités de la terre» [26].

C’est dans les missions de première évangélisation que l’idéal de don total de soi décrit dans la préface de la Règle atteint son comble. Mgr de Mazenod écrit au père Augustin Maisonneuve: «Le moindre détail de ce qui vous concerne m’intéresse et me touche. Comment serais-je insensible aux souffrances que vous endurez pour étendre le royaume de Jésus Christ et pour répondre à cette belle vocation qui vous a appelé à la mission la plus méritoire que je connaisse. C’est bien vous qui achetez les âmes au prix de votre sang, vous les premiers apôtres de ces âmes que Dieu veut sauver par votre ministère» [27].

Au père Joseph-Alexandre Ciamin, gravement malade à Jaffna, le Fondateur écrit le 26 janvier 1854: «Si le bon Dieu vous appelle à lui, qu’importe que ce soit par les flèches des infidèles ou la mort donnée par les bourreaux, ou bien par le petit feu de la maladie contractée dans l’exercice du grand ministère de la prédication évangélique et de la sanctification des âmes. Le martyre de la charité ne sera pas moins récompensé que celui de la foi» [28].

Le Fondateur voit les Oblats comme des émules des Apôtres par leur volonté de suivre le Christ et le ministère de la parole auquel ils se consacrent. Dans le travail de la première évangélisation, la conformité aux Apôtres lui apparaît encore plus radicale, parce qu’elle s’enracine dans la foi [29]. Répondant au père Henri Faraud, après avoir exprimé son admiration pour ce qu’il doit endurer pour conquérir les âmes au Christ, il ajoute: «Il faut remonter jusqu’à la première prédication de saint Pierre pour retrouver quelque chose de semblable. Apôtre comme lui, envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle à ces nations sauvages, le premier à leur parler de Dieu, à leur faire connaître le Sauveur Jésus, à leur montrer la voie qui conduit au salut, à les régénérer dans les saintes eaux du baptême, il faut se prosterner devant vous tant vous êtes privilégié parmi vos frères dans l’Église de Dieu dans le choix qu’il a fait de vous pour opérer ces miracles» [30].

Deux ans plus tard, il écrit au même père: «Je sais que vous offrez à Dieu toutes vos souffrances pour le salut de ces pauvres âmes si fort abandonnées que vous amenez par sa grâce à la connaissance de la vérité, à l’amour de Jésus Christ, au salut éternel. C’est ce qui me console surtout lorsque je considère que vous avez été choisis comme les premiers apôtres pour annoncer la bonne nouvelle à des nations qui sans vous n’auraient jamais connu Dieu… C’est superbe, c’est magnifique de pouvoir s’appliquer très réellement les belles paroles du Maître: Elegi vos ut eatis (Jn 15, 16). Quelle vocation!» [31].

Sur le même thème, il écrit aux missionnaires de l’Île-à-la-Crosse: «Je vous considère, mes chers enfants, comme de véritables apôtres. C’est vous qui avez été choisis par notre divin Sauveur pour aller les premiers annoncer la bonne nouvelle du salut à ces pauvres peuples sauvages qui jusqu’à votre arrivée parmi eux croupissaient sous l’empire du démon dans les plus épaisses ténèbres. Vous faites parmi eux ce que les premiers apôtres de l’évangile ont fait parmi les nations plus anciennement connues. C’est un privilège qui vous était réservé et qui assimile votre mérite, si vous comprenez bien la sublimité de votre mission, au mérite des premiers apôtres, propagateurs de la doctrine de Jésus Christ. Pour l’amour de Dieu! ne perdez pas le moindre fleuron de votre couronne» [32].

4. L’AUDACE DEVANT LES NOUVEAUX DEFIS

Eugène de Mazenod ne se laisse pas enfermer dans des projets préconçus. Homme aux grandes aspirations et d’un sain réalisme, il cherche la volonté de Dieu dans sa vie personnelle et dans la conduite de sa Congrégation. La prudence ne lui manque pas, mais l’audace le caractérise encore plus. Dans la trajectoire claire de l’annonce de la Parole de Dieu pour faire connaître qui est le Christ par les missions paroissiales et étrangères, il sait relever les nouveaux défis qui sont l’occasion d’élargir le champ de l’action apostolique. Il sait accueillir les propositions nouvelles des évêques et des confrères oblats et, après un discernement approprié, y apporter son soutien.

En fondant la communauté d’Aix, il entend se livrer aux missions dans son archidiocèse d’origine. Lorsque, deux ans plus tard, l’Évêque de Digne lui propose le sanctuaire de Notre-Dame du Laus, il prie le Seigneur et consulte les siens. Comme il l’écrit dans ses mémoires: «Tous furent de cet avis, et l’on me pria de m’occuper sérieusement et promptement de rédiger la constitution et la règle qu’il nous faudrait adopter» [33]. Avec l’acceptation du sanctuaire, la Congrégation connaissait sa première expansion; elle adoptait une règle et un genre de vie religieuse et elle s’ouvrait au ministère des sanctuaires mariaux. Là, comme l’écrit le Fondateur dans l’acte de visite du sanctuaire Notre-Dame de l’Osier, le 16 juillet 1835, «on fait une mission perpétuelle et en plus on propage le culte de la Vierge» [34]. Les sanctuaires constituent des centres idéaux à partir desquels les Oblats rayonnent dans la région pour prêcher des missions de novembre à Pâques. Dans la période estivale, ils y accueillent les pèlerins.

L’état d’abandon du clergé a, dès le début, ému et, d’un autre côté irrité, le Fondateur. Pour y répondre d’une façon positive, il choisit le chemin de la prêtrise et fonde ensuite une communauté de missionnaires qui, selon la première Règle, doit collaborer à la réforme du clergé en accueillant les prêtres et en animant des retraites. La direction des séminaires était exclue. Mais, après l’avis favorable émis par le Chapitre de 1824 et surtout l’encouragement reçu de Rome en 1825-1826, il s’ouvre à la direction des séminaires. Il la considère comme intimement liée à la fin principale de la Congrégation: l’évangélisation des pauvres. Le Fondateur en acceptera cinq en France, un aux États-Unis d’Amérique, et offrira ses services pour deux autres. L’année suivant sa mort, il n’en restera cependant plus que deux.

Dans leur apostolat, les missionnaires ont une préférence, les pauvres des campagnes. C’est ainsi qu’on commence en Angleterre par s’occuper de petites communautés catholiques protégées par quelques Lords et par s’ouvrir aux anglicans. Mais quand, à la suite de la famine causée par la maladie de la pomme de terre en 1848-1849, arrivent en masses les catholiques irlandais qui s’établissent dans les villes industrielles, le Fondateur encourage les Oblats à se charger d’eux dans les métropoles. On passe ainsi des agriculteurs en zones rurales aux ouvriers immigrés concentrés dans les zones urbaines. Il écrit alors au père Casimir Aubert: «J’ai cru comprendre que vous deviez vous établir dans cette grande ville de Manchester, comme vous vous proposiez de vous établir à Liverpool. Je tiendrais beaucoup que vous puissiez ainsi vous établir dans les grandes villes où il y a tant de bien à faire, mais il faudrait pouvoir être chez soi» [35]. Au Canada, il encourage les Oblats à s’établir à Montréal, à Québec et à Bytown (la future ville d’Ottawa). Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les lieux, mais les personnes, surtout celles qui ont besoin d’être évangélisées.

Même l’assistance apportée aux ouvriers saisonniers des chantiers du Canada et, plus tard, le soin accordé aux familles qui se lancent dans l’aventure de la colonisation des terres à défricher constituent des défis nouveaux. Le Fondateur veut que l’on évangélise les plus nécessiteux. À plus forte raison encourage-t-il l’évangélisation des Amérindiens, malgré les sacrifices, les voyages et la solitude qu’elle entraîne. Il ne veut pas qu’on laisse passer les occasions. Au père Jean-Baptiste Honorat, qui hésite à accepter la fondation de Bytown, il écrit: «Certes il faut être entreprenant quand on est appelé à la conquête des âmes. Je trépignais de me trouver à 200 lieues de vous et de ne pouvoir vous faire entendre ma voix qu’après deux mois. […] Ce n’est pas un essai qu’il fallait faire. Il fallait y aller avec la ferme résolution de surmonter tous les obstacles, d’y demeurer et de s’y fixer! Comment hésiter! Quelle plus belle mission! Secours aux chantiers, missions aux Sauvages, établissement dans une ville toute d’avenir. Mais c’est le bel idéal qui se réalisait et vous l’auriez laissé échapper! Mais la pensée me fait frissonner! Reprenez donc tout votre courage et que l’établissement se forme en règle. Ce n’est qu’ainsi qu’on attire sur soi les bénédictions de Dieu» [36].

La mission du Texas, acceptée en 1852, présente d’autres défis. Les catholiques privés de prêtres et répandus sur un territoire immense ont besoin de pasteurs. Les Oblats acceptent alors des paroisses qui sont des centres d’évangélisation et de rayonnement, des missions permanentes, comme le disait le père Augustin Gaudet le 28 août 1858. Un historien décrit ainsi la situation: «À ce moment-là, nous avions des résidences avec des paroisses à Brownsville et à Roma et, pendant un temps, à Matamoros et Ciudad Victoria au Mexique. Mais on était plus sûr de trouver un Oblat du Texas à cheval, sous un grand sombrero à parcourir les plaines sablonneuses, en transportant un autel portatif» [37].

5. LA VISION DU FONDATEUR

Eugène de Mazenod a fait des choix apostoliques clairs auxquels il est resté fidèle dans l’animation de la Congrégation. Ses choix ne s’inspiraient pas de considérations abstraites, mais d’une foi profonde qui tenait compte des besoins de l’Église de son temps, en partant du point de vue du Christ. Il voulait collaborer au salut des âmes les plus abandonnées par l’annonce de la Parole de Dieu et le témoignage d’une vie consacrée.

a. Répondre aux besoins de l’Église

Exilé, rapatrié, puis séminariste évoluant dans un contexte de persécution et, enfin, prêtre zélé travaillant en dehors des structures paroissiales, Eugène s’est raffiné dans sa façon de considérer la société et l’Église. Comme il l’écrit à sa mère en 1809, il a décidé de se faire prêtre pour «venir au secours de cette bonne Mère presque aux abois» [38], «cette pauvre Église si horriblement délaissée, méprisée, foulée aux pieds et qui pourtant nous a tous enfantés à Jésus Christ, […] l’Épouse de Jésus Christ, que ce divin Maître a formée par l’effusion de tout son sang» [39]. C’est en fonction des besoins de l’Église qu’il fera le choix concret de son ministère et qu’il fondera son Institut. Cette Église, cependant, il la voit avec foi dans le mystère de son rapport au Christ et aussi dans l’état d’abandon causé par l’ignorance des masses et l’insouciance du clergé, une Église souvent persécutée. De cette Église, il saisit les besoins urgents [40].

b. Comme le Christ évangélisateur, dont on est des coopérateurs

Pour répondre aux besoins de l’Église, il observe le comportement du Christ. «Que fit en effet Notre Seigneur Jésus Christ, lorsqu’il voulut convertir le monde? Il choisit un certain nombre d’apôtres et de disciples, qu’il forma à la piété, qu’il remplit de son esprit et […] les envoya à la conquête du monde […]» [41].

Du Christ, le Fondateur saisit le rôle d’évangélisateur. Tel est le caractère spécifique de son charisme exprimé dans la devise: «Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres» (Lc 4, 18; Mt 11, 5). C’est dans cette perspective particulière qu’il veut donc suivre le chemin du Christ [42]. Jetant un regard sur le passé de la Congrégation en regard de la Règle, il écrit dans ses notes de retraite de 1831: «Aurons-nous jamais une juste idée de cette sublime vocation? Il faudrait pour cela comprendre l’excellence de la fin de notre Institut, incontestablement la plus parfaite que l’on puisse se proposer ici-bas, puisque la fin de notre Institut est la même que la fin qu’a eue en vue le Fils de Dieu en venant sur la terre: la gloire de son Père céleste et le salut des âmes. “Venit enim filius hominis quærere et salvum facere quod perierat” (Lc, 19, 10). Il a particulièrement été envoyé pour évangéliser les pauvres, “Evangelizare pauperibus misit me”, et nous sommes établis précisément pour travailler à la conversion des âmes, et spécialement pour évangéliser les pauvres. […] Les moyens que nous employons pour parvenir à cette fin participent à l’excellence de cette fin; ils sont incontestablement les plus parfaits, puisque ce sont précisément ceux mêmes employés par notre Divin Sauveur, ses Apôtres et ses Disciples, c’est-à-dire la pratique exacte des conseils évangéliques, la prédication et la prière, mélange heureux de la vie active et contemplative dont Jésus Christ et les Apôtres nous ont donné l’exemple, qui est sans contredit, par cela même, le point culminant de la perfection que Dieu nous a fait la grâce de saisir, et dont nos Règles ne sont que le développement […]» [43].

Eugène de Mazenod était un «passionné du Christ», comme l’a dit le pape Paul VI lors de sa béatification. L’expérience du Vendredi saint, probablement en 1807 a été le point culminant d’un cheminement vers la conversion et le début d’une vie complètement consacrée à Lui et en croissance continue vers Lui.

C’est à travers l’évangélisation des pauvres et l’engagement à devenir des saints que nous devenons des coopérateurs du Christ. Dans un moment d’épreuve, il écrit, de Paris, à sa communauté: «Notre Seigneur Jésus Christ nous a laissé le soin de continuer le grand œuvre de la Rédemption des hommes. C’est uniquement vers ce but que doivent tendre tous nos efforts; tant que nous n’aurons pas employé toute notre vie et donné tout notre sang pour y réussir, nous n’avons rien à dire; à plus forte raison quand nous n’avons encore donné que quelques gouttes de sueur et quelques minces fatigues. Cet esprit de dévouement total pour la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes, est l’esprit propre de notre Congrégation, petite il est vrai, mais qui sera toujours puissante tant qu’elle sera sainte» [44]. Dans la première Règle, il avait écrit: «Ils sont appelés à être les coopérateurs du Sauveur, les corédempteurs du genre humain» [45].

c. Surtout par le ministère de la Parole

De la réponse du Christ aux besoins de l’Église est née la vision et le projet du Fondateur: l’évangélisation des pauvres. C’est par les missions à l’intérieur pour les groupes de chrétiens les plus abandonnés et plus encore par les missions étrangères pour les non-chrétiens que cette évangélisation se réalise. Les deux formes font connaître qui est le Christ et conduisent à lui. L’annonce de la Parole de Dieu est le véhicule privilégié de la conversion [46].

C’est de la méditation de l’Écriture, de son assimilation dans la prière et du rapport avec le Christ que doit jaillir l’annonce de la parole. Elle se fait au nom de l’Église. «[Les missions] ne sont autre chose que l’exercice du pouvoir d’enseigner donné par Jésus Christ à son Église; quand on sait que les prêtres qui les font […] sont envoyés par les évêques, envoyés eux-mêmes par Jésus Christ […] elles sont la prédication légitime de la parole de Dieu pour instruire et convertir les âmes […] elles sont la prédication même que Jésus Christ avait imposée à ses apôtres et qu’ils ont fait entendre dans tout l’univers » [47].

L’expérience montre l’efficacité de l’action de l’Esprit dans l’annonce directe de la Parole: «Vous aurez reconnu comme nous que c’est à sa grâce et à sa grâce seulement qu’est dû tout le succès de nos travaux. C’est elle qui pénètre dans les cœurs alors que nos paroles frappent les oreilles, et voilà en quoi consiste l’immense différence entre nos prédications et celles infiniment supérieures sous d’autres rapports des prédicateurs d’apparat. À la voix du missionnaire, les miracles se multiplient et le prodige de tant de conversions est si éclatant que le pauvre instrument de ces merveilles en est confondu le premier, et tout en bénissant Dieu et se réjouissant il s’humilie de sa petitesse et de sa nullité. Quelle sanction que celle des miracles, et en fût-il jamais plus grands que ceux qui s’opèrent en mission, que ceux que vous avez opérés vous-même?» [48].

C’est pourquoi la prédication doit s’accompagner de la confiance en la grâce de Jésus Christ et de la prière. Le Fondateur écrit au père Jean-Joseph Magnan en mission à Brignoles: «Allons! quand vous êtes envoyés au nom du Seigneur, laissez, une fois pour toutes, toutes ces considérations humaines, effet d’un orgueil mal dissimulé et d’un défaut de confiance dans la grâce de Jésus Christ dont vous avez été pourtant les instruments pendant tant d’années. Vous mériteriez que cette grâce divine se retirât de votre ministère, c’est alors que vous pourriez redouter le jugement des hommes, mais tant qu’elle sera avec vous, vous convertirez les âmes avec vos discours simples, peu recherchés et seulement inspirés par l’esprit de Dieu qui ne passe pas par les phrases arrondies et le beau langage des rhéteurs […]» [49].

Avec la confiance en Dieu et la prière, il faut cependant la préparation voulue. Dans l’acte de visite de la province d’Angleterre, le Fondateur écrit: «C’est par la prédication, accompagnée de la prière, que vous porterez la lumière dans les esprits. On est disposé à vous écouter. Il s’agit de parler comme il faut, et vous n’y parviendrez que par l’étude» [50]. Selon la Règle, il écrit au père Marc de L’Hermite: «Je vous recommande à tous aussi de ne pas négliger l’étude. […] Ne visez pas au brillant mais au solide, à ce qui est compris de tous dans votre auditoire, à ce qui instruit et rend les conversions durables. C’est un conseil qui ne vous est pas personnel, mais que je donne à tous pour le plus grand bien» [51].

d. À travers le témoignage d’une vie consacrée

Le ministère de la prédication doit s’accompagner du témoignage d’une vie exemplaire. C’est ce qu’il écrit dans ses mémoires: «J’ai dit que mon intention, en me vouant au ministère des missions pour travailler surtout à l’instruction et à la conversion des âmes les plus abandonnées, avait été d’imiter l’exemple des Apôtres dans leur vie de dévouement et d’abnégation. Je m’étais persuadé que, pour obtenir les mêmes résultats de nos prédications, il fallait marcher sur leurs traces et pratiquer, autant qu’il serait en nous, les mêmes vertus. Je regardais donc les conseils évangéliques auxquels ils avaient été si fidèles comme indispensables à embrasser, pour qu’il n’en fût pas de nos paroles comme je ne l’avais que trop reconnu des paroles de tant d’autres annonçant les mêmes vérités, c’est-à-dire un airain sonnant et le son des timbales retentissantes. Ma pensée fixe fut toujours que notre petite famille devait se consacrer à Dieu et au service de l’Église par les vœux de religion […]» [52]

Seuls des hommes apostoliques peuvent évangéliser avec succès. La pratique des conseils évangéliques, la fidélité à la Règle, la vie commune dans l’obéissance et la charité, la vie de foi et de prière sont essentielles à celui qui veut être un missionnaire authentique.

6. REPONSE DES OBLATS A LA VISEE DU FONDATEUR

Le charisme d’une Congrégation lui vient de l’Esprit Saint à travers son Fondateur. Tous ceux qui le partagent exercent aussi sur lui une influence, surtout les personnes qui ont joué un rôle important dans les premiers temps de l’Institut. Pour avoir été proches du Fondateur et par leur ascendant sur l’ensemble de l’Institut, des Oblats comme les pères Henry Tempier, Casimir Aubert, Hippolyte Guibert, Dominique Albini et Joseph Gérard ont marqué le charisme.

«Dans cette évolution, écrit un historien, on pourrait distinguer quatre éléments moteurs: la pratique de la base, l’animation et la direction du Fondateur qui était en même temps supérieur général, les décisions des Chapitres généraux, et la codification de ces principales décisions dans la Règle» [53]. Pendant sa vie, Eugène de Mazenod a su tenir en main la barre du gouvernail de la Congrégation, conscient qu’il était d’en interpréter l’esprit et la fin.

Les Oblats chemineront dans le sillage du Fondateur parfois d’une façon plus intransigeante que lui. Ils ont partagé sa visée et son engagement dans les missions paroissiales et les missions étrangères, toutes orientées vers l’évangélisation des pauvres et des plus petits. Les études faites en vue du congrès sur l’évangélisation le prouvent amplement [54]. L’expansion sur les divers continents, la diversité des contextes, l’augmentation du personnel sont à l’origine de l’acceptation de nouveaux ministères et d’autres responsabilités pour répondre aux nouveaux défis. Mais l’orientation vers l’évangélisation des pauvres est demeurée inchangée et les nouvelles initiatives se sont inspirées de l’expérience des missions populaires. On peut dire que c’est l’évangélisation des pauvres comme annonce de la parole qui a été la priorité commune des Oblats contemporains du Fondateur.

Sur ce point, la réponse des Oblats de France a été exemplaire [55]. Il y avait chez eux un «sentiment universel» en faveur des missions intérieures et étrangères. Même s’il n’était pas un prédicateur habile, le père Tempier était un ardent défenseur des missions et quand il était responsable, il y engageait les pères d’une façon presque démesurée. Les vingt-quatre maisons fondées en France sous la gouverne du Fondateur étaient consacrées aux missions. Les sanctuaires mariaux acceptés pendant cette période étaient eux aussi engagés dans ce genre de prédication. Le sentiment universel des Oblats à cet égard était tellement profond qu’on acceptait qu’avec réticence les ministères secondaires. C’est ainsi que le père Toussaint Dassy, invité par le Fondateur à prêcher des carêmes pour faire connaître aussi la Congrégation dans de nouveaux diocèses, exprime au Fondateur sa préférence pour les missions. On n’acceptait pas aisément le ministère paroissial. Le père Melchior Burfin intervient auprès du Fondateur et obtient l’appui du père Tempier pour libérer sa communauté des engagements paroissiaux dans le diocèse de Limoges. Le ministère dans les séminaires devenu progressivement une fin de l’Institut n’était pas convoité même par des hommes aussi saints que les pères Albini et Guibert. Alors qu’il est supérieur du séminaire d’Ajaccio, ce dernier écrit au Fondateur, en 1840: «Je me suis trouvé heureux de pouvoir suspendre pendant quinze jours mes occupations accoutumées, pour reprendre un ministère qui n’est plus qu’un souvenir pour moi. J’ai éprouvé une vraie jouissance dans le retour à notre apostolat, et si ma santé trop faible ne m’empêchait de m’y livrer avec toute l’ardeur qui est dans ma volonté, je vous demanderais mille fois de me renvoyer vers les pauvres que Jésus Christ nous a donnés pour les évangéliser» [56]. Vingt ans plus tard, le père Antoine Andric, professeur dans le même séminaire d’Ajaccio, écrit au père Tempier: «Les missions avaient toujours été l’objet de mes désirs […]» [57]. C’est à cause de la faveur générale accordée à la prédication des missions que l’apostolat de la jeunesse, même s’il a été entrepris en vue de l’évangélisation des pauvres, est tombé en désuétude chez les Oblats, alors que le Fondateur encourageait d’autres instituts à s’en occuper [58].

C’est avec le même esprit que, en Angleterre, on a relevé les nouveaux défis soulevés par des situations très différentes [59]. Le soutien trouvé auprès de lords catholiques a permis en un premier temps de s’occuper de petites communautés catholiques dans les campagnes et de s’intéresser à la conversion des Anglicans. Avec l’arrivée en masse des Irlandais, les Oblats s’installent dans les villes de Liverpool, Manchester et Leeds. Leur apostolat se dirige vers les pauvres immigrants dans le besoin et ouverts à leur assistance pastorale. Le Fondateur aimait mieux les centres de rayonnement missionnaire ouverts à toute une ville que les paroisses, mais les besoins concrets lui ont fait accepter la seconde solution en principe moins désirable. On voit là sa flexibilité dans la réalisation de sa visée, pourvu que le Christ soit annoncé aux pauvres.

Au Sri Lanka, le travail d’évangélisation ne s’est pas réalisé selon les prévisions d’Eugène de Mazenod, malgré la qualité des hommes qu’il avait envoyés60 [60]. Le Fondateur désire l’évangélisation et la conversion des hindous et des bouddhistes, et il revient avec impatience sur ce point auprès du père Étienne Semeria et des autres Oblats dans l’île61 [61]. Il ne manque pas d’exprimer sa joie lorsque le père Constant Chounavel obtient des résultats auprès des bouddhistes62 [62]. Il se rendait peut-être compte de la difficulté des conversions dans un contexte asiatique. Là les Oblats ont connu plus de succès dans la réorganisation des communautés chrétiennes, à travers même les missions populaires.

Le Fondateur s’est montré satisfait de la réponse des Oblats au Canada dans l’évangélisation des pauvres [63]. Chez les catholiques francophones, on organise avec succès les missions paroissiales et on adopte leur style dans la pastorale des chantiers. L’évangélisation des Amérindiens encore nomades se fait rapidement, avec succès et héroïsme, au point d’attirer l’admiration profonde et constante de l’évêque de Marseille: «Sublime mission que nous ne saurions assez remercier le Seigneur de nous avoir confiée» [64]. «Il faut avouer, écrivait-il au même quelques années plus tard, que cette mission des Sauvages de la Baie d’Hudson est au-dessus des forces de la nature. Il faut une assistance miraculeuse et incessante pour ne pas y succomber» [65].

Dans l’Ouest canadien, la mission a connu dès les débuts des difficultés peut-être plus grandes, mais son développement a été encore plus caractéristique. Les missions du Nord canadien sont devenues en peu de temps le symbole de l’héroïsme missionnaire. Le père Henri Grollier, mort à trente-huit ans d’épuisement à la recherche d’un groupe d’Amérindiens et d’Inuit, s’exclamait peu avant de mourir: «La gloire de Dieu a été le seul mobile de mes actions pendant ma vie, si c’est encore la gloire du bon Dieu que je quitte cette terre c’est de grand cœur que je le fais». Son compagnon, le père Jean Séguin d’ajouter: «La gloire de Dieu et le salut des âmes ont été son unique but pendant sa vie et c’est aussi le thème de son délire» [66]. Mgr Alexandre Taché écrivait à sa mère: «Qu’il est consolant, bonne mère, de voir le bon Dieu servi et aimé dans ces lieux, où il y a dix ans on ignorait pour ainsi dire son existence suprême… Comment voulez-vous que je ne sois pas content d’être missionnaire» [67]. Les missionnaires ne cherchaient pas seulement à évangéliser en faisant connaître le Seigneur, ils ouvraient des écoles, favorisaient les rapports entre les Amérindiens et les colons européens. Mais le salut des âmes par l’évangélisation était la fin pour laquelle ils étaient prêts à tout. Mgr Taché écrivait à un confrère: «Cette mission n’est pas très importante par rapport au nombre des sauvages, mais n’y en aurait-il qu’un seul, son âme n’est-elle pas le prix du sang de mon Sauveur, et le missionnaire peut-il hésiter de venir à son secours» [68].

C’est par les missions populaires faites à partir du Canada que les Oblats ont pris contact avec les États-Unis d’Amérique. La première insertion stable en Orégon, en 1848, a été en faveur des Amérindiens. La fondation du Texas a suivi peu de temps après. Une attention particulière était accordée aux populations de langue espagnole, en pratiquant un ministère itinérant qui poussait jusqu’aux frontières du Mexique. Dans une décision bien caractéristique, les Oblats se retirèrent des deux diocèses de l’Orégon parce que les évêques ne reconnaissaient pas le caractère religieux des missionnaires. Ils se sont de même retirés du collège Saint-Marie, quand il a cessé d’être un séminaire [69].

L’ÉVANGÉLISATION APRÈS LA MORT DU FONDATEUR

1. L’EVANGELISATION DURANT LE PREMIER SIÈCLE APRÈS LA MORT DU FONDATEUR

Durant le siècle qui a suivi la mort du Fondateur, la Congrégation a vu grandir le nombre de ses membres. Elle s’est étendue dans de nombreux pays et a assumé des ministères variés. À travers ses divers engagements, l’évangélisation des pauvres a constitué son idéal apostolique. L’étude de ce thème en ce qui concerne les chapitres, les supérieurs généraux et les Constitutions et Règles a été abordée. Mais son évolution concrète ne l’a pas encore été, même s’il existe une documentation abondante sur le sujet. Il suffit de penser aux rapports des provinces à l’occasion de chaque chapitre général et aux relations publiées dans Missions, la revue officielle de l’Administration générale.

a. Les Chapitres généraux

La principale préoccupation des Chapitres qui ont eu lieu durant ce siècle a été d’évaluer l’observance des Constitutions et Règles, contribuant ainsi à l’évangélisation [70]. On est revenu régulièrement sur la prédication des missions comme la fin primaire de la Congrégation, à tel point que le Chapitre de 1947 demanda que l’on établisse des maisons de prédicateurs même en pays de mission. La priorité accordée à la prédication des missions populaires a été à l’origine d’hésitations et parfois de polémiques sur la paroisse et les maisons d’enseignement. Les missions étrangères ont toujours joui d’estime et d’encouragement. Quant à savoir qui étaient les pauvres, plusieurs Chapitres (1904, 1920, 1926, 1932) se sont arrêtés aux classes ouvrières. Celui de 1947 s’est prononcé de manière bien significative: «N’est vraiment missionnaire oblat que celui qui cherche à conquérir au Christ la masse qui s’en éloigne. Le Chapitre demande aussi que notre apostolat s’appuie de plus en plus sur le laïcat par le moyen de l’Action catholique» [71].

b. Les supérieurs généraux

Les supérieurs généraux ont appuyé les missions paroissiales en pays chrétiens, en insistant sur la sainteté de vie comme source de fécondité apostolique et sur la compétence du missionnaire [72].

Le père Joseph Fabre a cherché à guider la Congrégation en restant le plus fidèle possible à la Règle, «trésor de famille, son bien précieux». Dès le début de son mandat, en 1862, il rappelle: «À quoi sommes-nous appelés, mes bien chers Frères? À devenir saints, pour pouvoir travailler efficacement à la sanctification des âmes les plus abandonnées. Voilà notre vocation, ne la perdons pas de vue et appliquons-nous d’abord à la bien comprendre» [73]. Commentant le premier article de la Règle, il écrit: «Voilà la fin que nous a assignée notre vénéré Père. Nous devons évangéliser les pauvres, les âmes les plus abandonnées, et pour réussir dans cette sublime vocation, nous devons imiter les vertus dont notre divin Maître nous a offert de si admirables exemples. Être missionnaire des pauvres et vivre la vie religieuse, telle est la vocation du véritable Oblat de Marie Immaculée, telle est la vôtre, telle est la nôtre» [74].

Le père Louis Soullier a écrit une longue lettre circulaire intitulée: «De la prédication du Missionnaire Oblat de Marie Immaculée d’après Léon XIII et les Règles de l’Institut». En cinquante et une pages, il y traite de l’estime de la prédication, de sa nécessité, de sa dignité et sa fécondité, de la science et de la préparation qu’elle exige, et de ses caractéristiques. En annexe, on trouve la lettre circulaire sur la prédication publiée, sur l’ordre du pape Léon XIII, par la Congrégation des Évêques et des Réguliers.

Le père Soullier écrit: «Si le côté caractéristique de notre apostolat […] c’est la mission, notre vocation spéciale, c’est d’être missionnaires; mais ce qui fait surtout le missionnaire, c’est la prédication». Il poursuit dans le style de l’époque: «Quand Dieu fait un apôtre, il lui met une croix à la main et lui dit d’aller montrer et prêcher cette croix. Mais, auparavant, il la plante dans son cœur et selon que la croix est plus ou moins enfoncée dans le cœur de l’apôtre, la croix qu’il tient à la main fait plus ou moins de conquêtes». Les thèmes développés sont les thèmes fondamentaux de la vie chrétienne centrés sur le Christ, de façon à convertir les âmes par la connaissance et l’amour de Jésus Christ. Il écrit: «Jésus Christ si inconnu de nos chrétiens dégénérés, à faire connaître et aimer, son royaume à étendre par l’observation de ses lois, l’empire du démon à renverser par l’extirpation du péché, pourchasser les crimes de toute sorte, faire estimer et pratiquer toutes les vertus, voilà, ô missionnaires Oblats de Marie Immaculée, votre sublime programme» [75].

Fort des décisions prises par le Chapitre lors de son élection, le père Cassien Augier renvoie à la lettre de son prédécesseur sur la prédication, en ajoutant ceci: «Nos pères doivent s’inspirer de ces enseignements» [76]. Et quelques années plus tard, à la suite du Chapitre de 1904, il déclare: «Bien que les missions soient la fin première et principale de l’Institut, cependant l’apostolat près des ouvriers, sous toutes les formes approuvées par le Saint-Siège et l’Épiscopat […] est non seulement conforme à la fin de l’Institut, mais encore doit être vivement encouragé dans les temps actuels» [77].

Le père Théodore Labouré affirme que la mission est «l’œuvre, ou plutôt le ministère par excellence de notre chère Congrégation» et le père Léo Deschâtelets déclare: «C’est ce qui fait que nous sommes missionnaires d’abord». L’évolution qu’ont connue les pays occidentaux a conduit le père Hilaire Balmès à accepter des paroisses déchristianisées ou quasi païennes. Le père Deschâtelets invite les capitulants de 1953 à favoriser un apostolat contre le communisme, ceux de 1959 à promouvoir un apostolat auprès des ouvriers. À ceux de 1972, il rappelle que «ce problème de la justice dans le monde est en effet sous-jacent à celui de tout notre apostolat d’évangélisation. Comme missionnaires des pauvres nous sommes des plus engagés en cette lutte pour la paix dans le monde, par l’instauration de la justice en tous les domaines» [78].

Au Chapitre de 1966, le père Deschâtelets pose le problème des fins et des moyens de notre mission. «La question est posée et vient de plusieurs endroits et on serait porté à croire qu’elle a eu des réponses valables. Ce serait une des causes les plus profondes de la faiblesse de notre recrutement actuel. Ne sachant pas bien ce que nous sommes et pourquoi nous existons dans l’Église, la Congrégation ne pourrait offrir une image exacte d’elle-même à ceux qui auraient la pensée d’entrer chez nous» [79]. La réponse se trouve dans le texte des nouvelles Constitutions et Règles de 1966.

C’est par l’acceptation des nouveaux champs de travail et l’attribution des premières obédiences que les supérieurs généraux ont joué un rôle dans le domaine des missions étrangères. Successeur immédiat du Fondateur, le père Fabre s’est efforcé de développer les missions existantes. Il en a accepté deux nouvelles: la mission de Colombo, déjà souhaitée par le Fondateur et celle du Windoek, dans l’actuelle Namibie, pour favoriser l’implantation de la Congrégation en Allemagne. Le père Soullier a été le premier à visiter les territoires de mission et le père Auguste Lavillardière a séparé l’autorité religieuse de l’autorité ecclésiastique. Mgr Augustin Dontenwill, ancien missionnaire en Colombie-Britannique, a accepté les missions du Pilcomayo et du Congo belge. Sur l’œuvre missionnaire, il a écrit que son rôle était de «maintenir dans la foi les populations converties, créer et soutenir des œuvres de tout genre pour assurer leur persévérance et la ferveur de leur vie surnaturelle et pousser toujours plus loin l’évangélisation des peuples restés infidèles»80 [80], Le père Théodore Labouré a réorganisé les structures des missions chez les Amérindiens et préparé le transfert de certains domaines au clergé diocésain du Sri Lanka.

Les administrations générales ont régulièrement été réticentes à accepter de nouveaux territoires afin de pouvoir développer les missions déjà confiées et répondre ainsi aux demandes constantes de personnel provenant de nos Vicaires apostoliques. Elles ne se sont peut-être pas rendu compte des besoins importants qui existaient dans les territoires confiés aux autres. Le père Deschâtelets a été plus audacieux. Malgré la consigne du Chapitre de 1947 de renforcer seulement les missions existantes, il a su s’ouvrir aux besoins de l’Église. Grâce à l’augmentation des vocations, il a pu accepter au moins vingt-huit nouvelles fondations.

Dans l’évolution des engagements missionnaires durant le siècle qui a suivi la mort du Fondateur, je crois pouvoir retracer les grandes tendances suivantes [81]:

— Le ministère des missions populaires s’est maintenu dans plusieurs provinces surtout en Europe et au Canada. D’autres provinces, comme celle d’Argentine, ont été fondées dans ce but [82].

— De nouveaux territoires de missions, comme la Namibie, le Zaïre, le Laos, le Cameroun, le Pilcomayo, etc., ont été acceptés dans la perspective d’une première évangélisation.

— On a fondé des provinces pour s’occuper des émigrants chrétiens: la province Sainte-Marie, au Canada, et la province centrale des États-Unis, pour les immigrants d’origine allemande; la province Assomption, au Canada, et la vice-province France-Benelux pour les Polonais, la province Saint-Jean-Baptiste, aux États-Unis, pour les franco-américains.

— Des provinces ont été fondées pour aider les classes ouvrières du Chili et de la Bolivie.

— Dans les anciennes missions, une présence oblate plus intense a assuré une plus grande stabilité et permis d’organiser les structures paroissiales et scolaires.

— Un peu partout, mais surtout dans les provinces anglophones, on a accepté des paroisses, qui devenaient ainsi leur ministère principal. La nature de ces paroisses varie cependant beaucoup.

2. LE TOURNANT DU CONCILE ET LA RÈGLE DE 1966

Durant la première moitié des années 60, on a célébré le concile Vatican II (1962-1965) qui a été un événement de grande espérance, de communion active, de réflexion et de discernement théologique. Signe d’un tournant dans l’Église, il lui a permis de mieux comprendre sa nature et sa mission. Pour certains, il a semblé que tout dans l’Église reprenait du début. Les décisions conciliaires transmises dans les documents respectifs ont constitué des points de référence dans l’action et dans le magistère de la hiérarchie, et dans tout l’effort de renouveau qui a suivi, y compris celui de la vie religieuse.

Le Concile a eu lieu au moment où apparaissait un tournant socioculturel de plus en plus profond: fin de l’époque coloniale et émergence des nouvelles nations, explosion des moyens de communication de masse, développement technologique et fossé économique croissant entre les peuples, pluralisme grandissant des cultures, des religions, des opinions, émigration de l’hémisphère sud vers celui du nord. Il n’est pas facile de distinguer l’impact du Concile de celui de ces changements.

La vie religieuse elle-même a été profondément marquée par cet élan conciliaire et par les changements socioculturels. Après la recrudescence de vocations qui a suivi la guerre, on a assisté à la diminution du nombre des candidats et au départ des sujets. Le défi du Concile avec le renouveau qu’il proposait a été relevé à des rythmes et à des niveaux divers.

C’est dans ce climat d’effervescence, à moins de trois mois de la clôture du Concile, qu’a eu lieu le Chapitre général (25 janvier-23 mars). Il a donné à la Congrégation un texte complètement nouveau des Constitutions, empruntant le langage et les perspectives du Concile. Du point de vue de notre thème, il me semble que les éléments les plus significatifs du texte des Constitutions de 1966 sont les suivants:

a. On distingue nettement entre la fin et les moyens, entre l’évangélisation des pauvres (C 1, 3) et les moyens d’y arriver (R 20-36). Les missions populaires sont présentées comme un moyen d’évangéliser (R 21-23) [83].

b. Parmi les divers moyens disponibles, on rappelle le besoin de pratiquer un discernement dans les engagements actuels et dans les priorités à adopter pour arriver au but. C’est une condition du renouveau de l’action pastorale. Cet aspect sera mis de l’avant par les administrations générales qui suivront, à commencer par celle du père Deschâtelets [84].

c. L’activité évangélisatrice s’insère dans la perspective du charisme, comme don de l’Esprit, participation au mystère du Christ et service de l’Église. La Préface du Fondateur en est l’expression privilégiée [85]. Dans cette perspective, la vie religieuse et la vie apostolique sont des aspects complémentaires. L’Oblat est présent comme homme apostolique. Réalité vivante, le charisme a besoin de l’institution en même temps qu’il la dépasse; elle doit alors s’adapter à son évolution.

d. La Règle montre le caractère missionnaire de la Congrégation, en s’inspirant du décret missionnaire Ad Gentes, en particulier du paragraphe 6 qui traduit aussi notre expérience. L’article 3 des Constitutions est bien caractéristique: «La Congrégation est tout entière missionnaire et son premier devoir est d’aller au secours des plus délaissés. Par le témoignage de vie comme par le ministère de la Parole, elle doit révéler «qui est le Christ», afin d’éveiller ou de réveiller la foi et de fonder dans cette foi une Église vivante, répandant la charité dans le monde et progressant ainsi vers son achèvement. C’est pourquoi la Congrégation porte l’Évangile aux peuples qui ne l’ont pas encore reçu et, là où l’Église est déjà implantée, aux groupes humains et aux régions les plus éloignés d’elle […]» Les mots mission et missionnaire sont les plus utilisés dans le texte [86].

e. Le choix des pauvres est confirmé et accentué. Son rappel est fréquent [87]. C’est dans une perspective de foi qu’on met l’accent sur la situation socio-économique du pauvre [88].

f. Le texte rappelle suffisamment le ministère de la parole [89], mais en même temps les commentaires le relativisent. On l’envisage par rapport aux paroles humaines et à leur crédibilité, plutôt que dans son rapport à la Parole de Dieu. On insiste sur la nécessité d’une parole vécue plutôt que proclamée. Le lien entre l’évangélisation et la parole transmise est plutôt effacé [90].

3. ENQUÊTE ET ETUDE SUR L’EVANGELISATION DANS LE CHARISME OBLAT

Les nouvelles Constitutions et Règles ad experimentum de 1966, en particulier sur les points indiqués ci-dessus, ont tracé le chemin à suivre dans la Congrégation. L’enquête sociologique préparatoire au Chapitre de 1972 a permis de vérifier comment elles avaient été perçues et vécues par les Oblats [91]. Cette enquête révélait ce qui suit:

— 90% des Oblats pensent que pour être un vrai missionnaire, l’Oblat doit se préoccuper avant tout d’annoncer la Bonne Nouvelle (Q 145).

— 97% pensent que prêcher l’Évangile aux pauvres est un élément qui montre l’action missionnaire de la Congrégation (Q 150).

— 61% considèrent que travailler à la conversion des non-chrétiens est un élément qui manifeste l’action missionnaire de la Congrégation (Q 153).

— 69% pensent que le rapprochement de ceux qui sont le plus loin du Christ manifeste l’action missionnaire de la Congrégation (Q 156).

— 45% soutiennent que la dénonciation prophétique des injustices flagrantes fait partie de l’évangélisation (Q 147).

L’évangélisation des pauvres demeure donc une valeur bien présente dans la conscience des Oblats même au moment d’une révision globale. Seule la charité fraternelle a été reconnue par les Oblats comme une valeur plus importante

C’est ce qu’a confirmé encore le congrès sur le charisme oblat tenu en 1976 [92]. L’évangélisation est un des éléments caractéristiques et essentiels reconnus par tous. Il s’agit donc d’un des quatre éléments fondamentaux à considérer dans l’évaluation et le renouvellement de la vie et des œuvres de la Congrégation. Ces éléments sont: le Christ, l’évangélisation, les pauvres et la communauté. On y affirme, entre autres, ceci: «L’évangélisation, c’est notre mission fondamentale […] L’évangélisation se fait par notre parole, nos actions et notre vie […] Pour nous Oblats, annoncer explicitement qui est le Christ a été et reste une priorité [93].

À la suite du congrès sur le charisme, il faut retenir celui sur l’évangélisation de 1982, auquel on s’est souvent référé au cours de cet article [94]. Les études présentées ont été discutées en assemblée. Un comité a fait une synthèse des discussions [95] en suivant les cinq approches prévues: la vision et la pratique du Fondateur, la réponse des Oblats à la vision et à la pratique du Fondateur, l’évangélisation selon les Chapitres généraux et les supérieurs généraux, l’évangélisation selon nos Constitutions et Règles et l’évangélisation oblate aujourd’hui.

Le jugement sur l’évangélisation d’aujourd’hui est positif: «1. Notre meilleure tradition oblate de l’évangélisation est bien vivante et il nous faut la continuer. Le but à atteindre est l’annonce crédible du Christ, Sauveur et Libérateur, et cela aux pauvres, c’est-à-dire à ceux qui ne connaissent pas le Christ, qui se trouvent loin de Lui, et aussi contre les idoles du monde occidental […] 2. Nous, les Oblats, avons aussi besoin d’être évangélisés […] 3. On ne décide pas notre mission par l’idéologie ou le parti pris, mais selon la volonté et la mission du Seigneur […] 6. Il nous faut bien écouter le Christ, bien connaître sa vie et sa charité comme le Fondateur. Il nous faut prêcher le même message que le Christ a prêché, communiquer la même certitude. Aussi, il nous faut bien écouter le monde […] 7. Nous ne pouvons pas ignorer le négatif dans notre monde; mais c’est le positif dans le monde qui est défi pour nous: Dieu aime le monde comme il est, Il veut le sauver, et c’est pour cela qu’il nous appelle et nous envoie» [96].

La même année, avait lieu un autre congrès qui s’est tenu à Ottawa, du 9 au 20 août, sur le thème des Oblats et l’évangélisation dans les sociétés sécularisées [97]. Il devait être un complément de celui de Rome et apporter des réponses aux problèmes actuels. La participation a été trois fois supérieure au congrès de Rome et les conférenciers choisis parmi les grands spécialistes du monde, mais les conclusions ont été plutôt maigres. Dans la synthèse finale qui portait sur les perspectives, on a fait ressortir l’aspect positif de la sécularisation, l’injustice globale du système économique mondial, l’unité entre l’histoire humaine et l’histoire du salut, et enfin la nécessité de l’inculturation. D’un point de vue pratique, «la première démarche d’évangélisation consiste à écouter nous-mêmes la Bonne Nouvelle. Nous conservons ainsi une visée missionnaire et une perspective d’évangélisation par une conversion au Christ, conversion personnelle et renouvelée, dans une vie de service et de dialogue, unifiée par l’action et la prière. L’évangélisation s’effectue dans et par une communauté de croyants, ouverte à l’Esprit et célébrant le Dieu vivant. Chaque membre de la communauté chrétienne est appelé à évangéliser […] Nous promouvons la responsabilité entière des laïcs et nous développons de petites communautés ecclésiales […] Nous devons explorer de nouvelles pistes en catéchèse, spécialement à l’endroit des jeunes et de la famille. Comme priorité absolue nous allons aux pauvres, à ceux qui cherchent la libération et qui luttent contre des structures sociales oppressives» [98].

Trois mois plus tôt, au sanctuaire Notre-Dame du Cap, le père Fernand Jetté avait donné sur l’évangélisation du monde sécularisé une conférence qui constitue sa meilleure réflexion sur l’annonce de Jésus Christ par l’Oblat [99].

4. UN REGARD D’EN HAUT

Le Supérieur général et les membres de son conseil ont des contacts réguliers avec tous les membres de la Congrégation et sont des observateurs privilégiés de ce qui se fait et se pense sur l’évangélisation. Le COMMUNIQUÉ, seule publication officielle, en fait régulièrement mention [100].

De même, les rapports des Supérieurs généraux aux divers Chapitres constituent-ils une lecture appropriée et réfléchie des tendances missionnaires de la Congrégation. En 1980, le père Jetté signalait quatre tendances fondamentales:

— l’option pour les pauvres;

— la recherche d’engagements plus spécifiquement oblats;

— l’intérêt constant pour la mission ad Gentes;

— la promotion du laïcat chrétien [101].

À propos de l’action missionnaire, le père Jetté relevait, au Chapitre de 1986, quelques points particuliers sur les activités, les nouvelles fondations et les critères d’action. Sur les activités, il notait entre autres:

«1. un effort sérieux pour reprendre le ministère de la prédication en quelques provinces. Habituellement la réponse des gens a dépassé les attentes.

2. une progression lente, mais réelle, dans l’intégration de l’aspect “justice sociale” à l’intérieur de notre engagement missionnaire […]

3. une plus grande ouverture à la coopération interprovinciale pour maintenir ou développer certaines œuvres oblates importantes […]

4. des rencontres, études et recherches interprovinciales spécialisées et très utiles autour d’un ministère précis […]

5. le retrait progressif […] de plusieurs paroisses plutôt bourgeoises […]

6. l’effort […] pour donner aux laïcs une plus grande place dans l’Église et les associer davantage à notre ministère»[102].

Quant aux fondations nouvelles, il admettait que «durant les années qui viennent, [la Congrégation] devra plutôt, après une évaluation sérieuse, réduire le nombre de ses œuvres et conserver, renforcer, développer celles qui correspondent davantage à son charisme missionnaire, en ayant soin de se garder les forces nécessaires pour quelques engagements neufs, répondant à de nouveaux défis» [103].

À propos de notre action, il soulignait deux critères concernant la nature des ministères oblats: «proclamer l’Évangile de Dieu par notre conduite, nos œuvres et notre parole: ce sont les articles 2 et 7 de nos Constitutions; et, en second lieu, être très souples, libres et audacieux dans le choix des autres ministères, selon «les besoins de salut» du monde des pauvres, là où nous sommes appelés. Les articles 8 et 9 en constituent une illustration» [104].

Dans son rapport au Chapitre de 1992, le père Marcello Zago, qui, depuis 1966, a suivi de près l’évolution missionnaire de la Congrégation, accordait une place considérable à la mission oblate, confrontant la vie actuelle avec les nouvelles Constitutions et Règles.

Après avoir rappelé l’unité entre la vie et l’action, il revient sur la sensibilité des missionnaires aux besoins de salut des hommes comme le ressort du zèle et du renouveau, et la condition d’un choix valable des priorités. L’option pour les pauvres va croissant. «Le but, l’engagement majeur qui a caractérisé notre histoire depuis la fondation, a été d’enseigner qui est le Christ […]. Cependant, l’annonce de l’Évangile reste toujours la finalité de notre mission et lui sert donc d’éclairage» [105]. Après avoir jeté un regard sur le ministère paroissial, qui occupe la majorité des Oblats mais qui recouvre une grande diversité de situations, il examine quelques ministères reliés à l’annonce directe de la parole: les missions populaires que l’on redécouvre dans de nouveaux contextes, les maisons de retraite, les sanctuaires et les communications sociales. Il évalue la réalisation des trois exigences de toute activité missionnaire, c’est-à-dire la promotion de la justice, le dialogue et l’inculturation.

L’engagement dans la promotion du laïcat sous ses multiples formes est perçu dans son rapport à l’Église et au partage du charisme oblat. Il conclut en soulignant cinq critères d’évaluation et d’efficacité:

«a. La mission nous caractérise en tant qu’Oblats. Les nouvelles fondations tant à l’intérieur qu’à l’extérieur en sont un signe. La mentalité et l’ouverture missionnaires doivent nous marquer tous, spécialement les Provinces qui ont plus de vocations.

b. Les difficultés dues au manque de personnel vont devenir plus aiguès au cours des prochaines années, spécialement dans l’hémisphère nord. Il sera nécessaire de faire progressivement des choix fondés sur un sain réalisme qui tienne compte du personnel et favorise les collaborations.

c. Cependant, il ne faut pas nous fermer sur nous-mêmes. Nous devons maintenir et faire grandir notre audace pour faire de nouveaux choix qui répondent aux défis missionnaires là où nous sommes et dans d’autres pays.

d. Il faut que l’évangélisation des pauvres devienne toujours davantage un élément caractéristique de notre apostolat. Cependant, l’annonce ne doit pas affaiblir le dialogue comme méthode et comme activité spécifique, et elle ne doit pas nous faire oublier l’intégralité de ses dimensions, comme l’engagement pour la justice.

e. Des laïcs toujours plus nombreux montrent leur intérêt pour le charisme oblat. Je pense que c’est là une tendance qui appelle de notre part des efforts de coordination et d’animation. Il faudrait rassembler de l’information sur ce qui se fait et aussi favoriser une formation oblate commune» [106].

5. ORIENTATION DES CHAPITRES QUI ONT SUIVI LE CONCILE

Les décisions prises par les Chapitres expriment la perception que les capitulants ont eu à un moment précis de l’histoire de la Congrégation des défis et les réponses à apporter. Elles ont eu un impact sur la vie de l’Institut en raison de la représentativité et de l’autorité du Chapitre. Les Chapitres de 1972 à 1992 ont manifesté de la créativité dans leur prise de position sur la question des missions [107]. Ceux de 1966 et de 1980 se sont arrêtés aux textes des Constitutions et Règles et méritent une attention distincte.

Le Chapitre de 1972 a produit La Visée missionnaire, un texte qui a suscité des discussions, de l’enthousiasme mais aussi de l’opposition. À l’exemple du Fondateur qui «se mit au service des plus abandonnés» [108], les capitulants jettent un regard sur le monde pour découvrir les besoins de salut de l’humanité (n° 1-8). Ils rappellent quelques caractéristiques de l’identité oblate: consacrés pour la mission, en communautés apostoliques avec des priorités missionnaires (n° 9-13). Trois lignes d’action sont suggérées: la préférence des pauvres, la solidarité avec les hommes de notre temps et la volonté de créativité (n° 14-17).

Il est question d’évangélisation dans le contexte de la préférence des pauvres. «Nous n’oublierons jamais le fait, rappelé par nos frères d’Asie, que la pire forme de pauvreté est d’ignorer le Christ et qu’aujourd’hui les deux tiers de la population mondiale attendent encore la première annonce de la Bonne Nouvelle du salut. Nous mettrons tout en œuvre pour annoncer l’Évangile à ceux qui ne l’ont pas encore entendu pour la première fois, comme aussi à ceux qui, après en avoir vécu, n’éprouvent plus le besoin de la présence du Christ dans leur vie (n° 15b)». S’inspirant de la constitution 3 de 1966, on rappelle l’engagement à l’annonce directe de l’Évangile dans le contexte de la mission globale de la Congrégation. Les autres aspects de l’activité missionnaire, comme le développement et la libération, sont traités de façon plus diffuse sans qu’on indique un ordre de principe ou de pratique.

Le Chapitre de 1974 a adressé une lettre aux Oblats où il affirmait sa propre foi dans le Christ vivant, dans la vie religieuse apostolique et dans la vie communautaire. Il mettait ainsi l’accent sur l’être plus que le faire, sachant que celui-ci dépend du premier. C’était une réponse à la crise causée par le départ du Supérieur général.

Le Chapitre de 1986 s’est attaché aux défis missionnaires dans le monde d’aujourd’hui. Dans l’introduction du document qu’il a émis, il rappelle la priorité de notre vie missionnaire: «Comme notre Fondateur, nous sommes persuadés que le besoin premier des hommes est de savoir «qui est Jésus Christ». À ceux qui ne le connaissent pas comme à ceux qui ont oublié l’espérance qu’il nous apporte, notre mission est avant tout de faire connaître Jésus Christ et son Royaume et de les conduire ainsi à la plénitude de la vie» [109]. Dans le monde d’aujourd’hui, notre travail d’évangélisation doit relever six défis: les pauvres et la justice, la sécularisation, l’inculturation, la collaboration avec les laïques, les rapports ecclésiaux et la vie communautaire. Tout cela exige une formation adéquate. Le Chapitre de 1986 revient dans différents contextes sur l’annonce directe de Jésus Christ [110]. Cette annonce est perçue comme un aspect caractéristique de notre charisme: «Nous avons un service propre dans l’Église: «faire connaître aux plus délaissés le Christ et son Royaume» [111]. C’est un des motifs qui pousse à rechercher des vocations oblates [112]. Elle détermine la formation oblate elle-même [113]. L’insertion parmi les pauvres, l’inculturation, la collaboration avec les laïques, la vie communautaire sont vues en fonction d’une annonce plus crédible et efficace. C’est «en mettant l’accent sur la réévangélisation des chrétiens indifférents ou séparés de l’Église» [114] que ces mêmes ministères, tout comme celui des paroisses, doivent se caractériser.

On peut dire que l’évangélisation en tant qu’annonce transformante des personnes et des sociétés se voit attribuer un rôle central dans la mission globale des Oblats.

Par son document Témoins en communauté apostolique, le Chapitre de 1992 invite à «relire nos principales sources oblates, sous l’angle de la qualité de notre vie, afin d’améliorer notre témoignage, au cœur du monde contemporain» [115]. Après avoir présenté les besoins de salut des hommes, il souligne le rapport entre la communauté et l’évangélisation: «Nous choisissons donc la communauté comme un moyen pour nous laisser évangéliser sans cesse et être témoins de la Bonne Nouvelle dans l’aujourd’hui du monde […] Nous ne deviendrons des évangélisateurs efficaces que dans la mesure où notre compassion sera partagée, où nous nous offrirons au monde, non pas comme une coalition de francs-tireurs, mais bien plutôt comme un seul corps missionnaire. Rechercher activement la qualité de notre communauté, de notre être, entre Oblats d’abord, mais aussi avec toutes les personnes de bonne volonté, voilà bien notre première tâche d’évangélisation» [116]. En devenant d’authentiques communautés animées par l’Esprit, «nous inviterons à la communion, signe d’un monde né de la Résurrection» [117]. «Devenant «un seul cœur et une seule âme» (Ac 4, 32), nos communautés seront de plus en plus apostoliques par la qualité de leur témoignage, portant ainsi un «fruit qui demeure» (Jn 15, 16)» [118]. Le thème de la prédication est relié à la vocation [119] et à Marie qui nous invite «à aimer le peuple auquel nous sommes envoyés pour lui porter la bonne Nouvelle» [120].

On peut donc dire que les Chapitres de 1966 à 1992 ont élargi le concept de la mission en reconnaissant le rôle central de l’annonce de Jésus Christ aux pauvres. La mission ne regarde pas seulement l’activité apostolique, mais toute la vie personnelle et communautaire des Oblats, l’être et non seulement le faire. Elle influence tous les aspects du charisme, comme la spiritualité, la communauté et les structures. Elle doit transformer toute la vie des personnes et des sociétés auxquelles ils sont envoyés. C’est pourquoi l’engagement pour la justice, le dialogue, l’inculturation font essentiellement partie de la mission évangélisatrice. Même lorsqu’ils mettent l’accent sur l’aspect prophétique de la dénonciation de ce qui est négatif, ils ont un regard sympathique pour les personnes et les cultures auxquelles ils s’adressent. Le Christ est au cœur du message transmis et, plus encore, le fondement de la vie personnelle et communautaire.

6. LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES DE 1982

Les Constitutions et Règles actuelles révèlent le charisme oblat tel qu’il est perçu et proposé par les Oblats d’aujourd’hui. Partant de la Règle de 1966 et d’une vision globale qui va plus loin que celle de la Règle du Fondateur, leur formulation tient compte aussi de la conscience théologique actuelle de l’Église et de ce que les Oblats perçoivent. À la suite de nombreuses consultations faites auprès de tous les membres de la Congrégation, le Chapitre de 1980 a revu, discuté et approuvé toutes les parties des Constitutions et Règles. L’ensemble a été approuvé, après quelques modifications, par l’autorité compétente de l’Église en 1982. Les dix premiers articles présentent les divers aspects de la mission de la Congrégation [121]. Dans la mission oblate, l’annonce-proclamation est constamment présente. Certains articles sont plus explicites et montrent bien la continuité avec le Fondateur et la place centrale de l’évangélisation [122]. Les acquisitions de la Règle de 1966 comme la distinction entre la fin et les ministères, sont reprises. Le texte souligne le rôle du Christ non seulement comme centre de l’évangélisation, mais encore comme son protagoniste. C’est ainsi que notre coopération avec le Christ si chère au Fondateur reçoit un nouvel éclairage. Pour coopérer avec Lui, il faut partager son regard sur l’humanité et son amour pour elle. Les attitudes nouvelles devant les personnes, les cultures et le monde, les nouvelles approches, comme le respect, le dialogue, le prophétisme tout autant que les nouveaux aspects de l’évangélisation comme l’engagement pour la justice, l’inculturation, la collaboration avec les autres et, en particulier, avec les laïques ont leur origine dans une telle vision du Christ et de son Royaume. La mise en pratique de tout cela s’enracine et en quelque sorte découle du rapport et de l’identification avec Lui.

Le choix des pauvres est lié à l’annonce du Christ, à la foi à susciter ou à réveiller, au monde nouveau né de la résurrection. Les numéros 5 et 7 des Constitutions devraient être cités intégralement pour leur exactitude. La Règle 2 tire les conséquences pratiques: «La prédication des missions et les missions étrangères occupent traditionnellement la première place dans notre apostolat. Toutefois, aucun ministère ne nous est étranger, pourvu que nous ne perdions jamais de vue la fin principale de la Congrégation: l’évangélisation des plus abandonnés». En conséquence, il est nécessaire pour chaque province d’établir ses priorités et d’évaluer périodiquement les engagements apostoliques [123].

CONCLUSION

Dans toute l’histoire de la Congrégation, l’idéal de l’évangélisation des pauvres comme but de sa mission est demeuré vivant dans l’esprit et la Règle des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Il s’est réalisé dans des situations diverses et des ministères variés. L’évangélisation des pauvres a été comprise dans l’ensemble du charisme comme découlant de l’expérience continue du Christ. Elle est liée à la qualité de la communauté apostolique et de l’homme apostolique, et donc au témoignage.

En regardant l’évolution qu’a connue l’évangélisation dans l’idée qu’on s’en est faite comme dans sa réalisation à partir du Fondateur jusqu’à aujourd’hui on notera quelques tendances significatives. On est passé:

— d’une évangélisation centrée, même quantitativement, sur l’annonce directe de la Parole à travers les missions populaires et les missions étrangères, à une mission évangélisatrice avec des activités et des ministères variés;

— d’une évangélisation axée surtout sur la religion et la morale à une évangélisation intégrale qui doit éclairer et transformer tous les aspects de la vie personnelle, collective et culturelle [124];

— d’une annonce de type magistral et objectif à une évangélisation adaptée au cheminement des auditeurs pour répondre à leurs attentes. Le Fondateur demandait d’«enseigner qui est le Christ», les nouvelles Constitutions dans l’article principal parlent de «faire connaître le Christ»;

— de l’annonce directe faite aux pécheurs privés du salut à une évangélisation qui s’adresse à des personnes qui, tout en ayant besoin du salut, sont aimées de Dieu, dans lesquelles Dieu est déjà à l’œuvre et a travers lesquelles le missionnaire peut s’enrichir;

— d’une annonce faite par un groupe de prêtres à une évangélisation qui est l’œuvre de toute l’Église;

— d’une annonce axée sur la conversion des âmes à une évangélisation qui a un triple but, c’est-à-dire la conversion personnelle et communautaire, la constitution d’une communauté ecclésiale inculturée et responsable, et la promotion du Royaume de Dieu [125]. Dans cette perspective, certaines activités, telles que la promotion humaine, l’inculturation, le dialogue et l’engagement pour la justice et la paix, sont véritablement missionnaires [126].

Il serait peut-être osé d’affirmer simplement que, dans la Congrégation, l’évangélisation des pauvres s’est faite de plus en plus en profondeur. La réflexion aussi bien que l’expérience de l’Église nous ont certainement permis de mieux saisir tout ce qu’elle comporte. Dans la pratique, l’annonce directe a peut-être perdu non seulement l’importance quantitative, mais aussi l’estime qui lui reviennent. La Parole de Dieu annoncée convenablement a un dynamisme et une efficacité missionnaire uniques. Il faudrait approfondir sa valeur à partir de l’Écriture, de la Tradition et du concile Vatican II, en particulier de la constitution Dei Verbum, de l’exhortation de Paul VI Evangelii Nuntiandi et de l’encyclique de Jean-Paul II Redemptoris Missio.Il faudrait aussi redécouvrir le besoin d’une telle annonce pour l’Église et plus encore pour l’humanité d’aujourd’hui. Celle-ci est souvent désorientée et vit habituellement dans un pluralisme qui, encore plus que par le passé, exige une proposition claire permettant un choix religieux et humain adéquat. Il faudrait ensuite trouver, pour l’Église d’aujourd’hui, des voies nouvelles et anciennes qui soient l’équivalent de ce que le Fondateur cherchait dans les missions paroissiales et dans les missions étrangères, en accordant la priorité à l’annonce de la Parole. La triple distinction qu’indique Redemptoris Missio[127], l’évangélisation pastorale, la nouvelle évangélisation, l’évangélisation missionnaire, pourrait constituer un point de départ [128].

Ce que Jean-Paul II dit pour l’Église correspond à l’intuition, à la volonté et à l’action d’Eugène de Mazenod, et au charisme qu’il a transmis. «L’annonce a, en permanence, la priorité dans la mission. L’Église ne peut se soustraire au mandat explicite du Christ; elle ne peut pas priver les hommes de la Bonne Nouvelle qu’ils sont aimés de Dieu et sauvés par Lui. […] Toutes les formes de l’activité missionnaire tendent à cette proclamation qui révèle et introduit dans le mystère caché depuis les siècles et dévoilé dans le Christ, mystère qui est au cœur de la mission et de la vie de l’Église, et qui forme le pivot de toute l’évangélisation […] La foi naît de l’annonce et toute communauté ecclésiale tire son origine et sa vie de la réponse personnelle de chaque fidèle à cette annonce. De même que l’économie du salut est centrée sur le Christ, de même l’activité missionnaire tend à la proclamation de son mystère [129]. Sur ce point, la Congrégation a ce défi important à saisir et à relever pour être véritablement missionnaire dans notre monde et pour être fidèle à son charisme.

Marcello Zago