1. Évolution spirituelle personnelle
  2. La spiritualité du chrétien
  3. La spiritualité de l’oblat de marie immaculée
  4. Conclusion

Le principal biographe d’Eugène de Mazenod, Jean Leflon, écrit: «L’évêque de Marseille ne se pose nullement en chef d’école. [Son effort spirituel s’inscrit] dans le mouvement général de l’Église de France […], il se conforme au style de l’époque, sans rien présenter de bien original […]. S’il a beaucoup écrit sur les voies qui conduisent à l’intimité divine, ce fut de façon tout occasionnelle, dans ses actes épiscopaux, dans les Règles de sa Congrégation, dans sa correspondance. Jamais il ne songea à rédiger en corps de doctrine ce que les circonstances l’amenaient à conseiller en détail» [1].

Ce jugement me paraît exact. Il invite cependant à creuser davantage, à préciser les traits qui lui sont plus personnels dans le «style de l’époque» et les dispositions les plus marquantes qu’il veut voir incarnées chez ses disciples. Le «corps de doctrine» qu’il n’a pas rédigé est à faire; il devient même possible à mesure que sont publiés ses écrits et que des monographies paraissent sur les diverses périodes de son évolution spirituelle ou sur des points particuliers de son enseignement. En ce domaine, la revue Vie Oblate Life a rendu et continue de rendre un service remarquable. Dans cet article, nous étudierons brièvement l’évolution spirituelle personnelle d’Eugène de Mazenod et les éléments les plus fondamentaux de sa doctrine spirituelle, tant pour les Oblats que pour l’ensemble des chrétiens.

ÉVOLUTION SPIRITUELLE PERSONNELLE

Plusieurs facteurs ont marqué cette évolution. Les quatre suivants sont à retenir.

— L’influence familiale et le milieu social. Eugène est un jeune noble d’Aix-en-Provence. Il est né dans une famille profondément chrétienne, même si assez mondaine. Il a connu la Révolution française et expérimenté les souffrances de l’exil. Il a connu aussi les divisions familiales et l’humiliation de l’Église, la misère du clergé et la très grande ignorance religieuse des milieux pauvres.

— Son propre tempérament. Eugène est un méridional tout d’une pièce, aux désirs ardents, au caractère vif et impétueux, très franc et dont le jugement ne se trompe guère; en même temps, un homme d’une sensibilité extrême, qui aime passionnément et qui exige le retour. Le père Józef Pielorz le résume en deux mots: «Force et sensibilité […]. Ni l’une ni l’autre ne sont compatibles avec la médiocrité, dans le bien comme dans le mal» [2].

— Sa formation théologique et spirituelle. Ce fut celle de son temps, avec toutefois quelques influences précises. Durant son exil en Italie (1791-1802), un saint prêtre de Venise, pénétré de l’esprit de la Compagnie de Jésus, don Bartolo Zinelli, l’a certainement marqué. Confession et communion hebdomadaires, messe quotidienne et récitation chaque jour du petit Office de la Sainte Vierge, pratique régulière de la mortification, lectures pieuses, prière et étude, tel fut son règlement à Venise, alors qu’il était âgé de douze à seize ans (1794-1797). «C’est de là, écrira-t-il plus tard, que date ma vocation à l’état ecclésiastique» [3]. À cette époque aussi, il lut les Lettres édifiantes sur les missions étrangères écrites par des missionnaires de la Compagnie de Jésus, ce qui le marqua également.

En France, au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, de 1808 à 1812, Eugène reçut une formation doctrinale avec prédominance de l’apologétique et de la morale sur le dogme, une formation assez rigoureuse, mais non janséniste, une formation où s’exprimaient l’attachement au Pape et l’indépendance de l’Église par rapport au pouvoir temporel. Le Séminaire avait ses lacunes, mais demeurait le meilleur de l’époque.

Au plan spirituel, il y régnait un esprit de ferveur, de régularité et de travail. Eugène fut particulièrement influencé par monsieur Émery, supérieur, et monsieur Duclaux, son directeur spirituel, tous les deux fidèles disciples de monsieur Olier. L’engagement de monsieur Émery au service des cardinaux romains, un engagement auquel Eugène fut associé comme agent de liaison, l’influença certainement aussi, de même que sa participation active à la Congrégation mariale et à l’Aa du Séminaire, d’inspiration jésuite, et au groupe missionnaire établi par son confrère et compatriote, Charles de Forbin-Janson.

Après le Séminaire et à mesure que la vocation missionnaire et religieuse d’Eugène se précisa, d’autres influences spirituelles apparurent et les anciennes s’affermirent: celle de son saint patron, Charles Borromée, celle de saint Ignace de Loyola et de quelques spirituels de la Compagnie de Jésus, Jean Rigoleuc, Jean-Joseph Surin, Claude Judde, François Nepveu, celle du bienheureux Alphonse de Liguori, en théologie morale surtout et pour la rédaction des Constitutions et Règles, celle de saint Vincent de Paul et des Lazaristes, celle aussi, plus générale, des anciens ordres religieux. On ne peut pas dire cependant qu’Eugène de Mazenod soit l’homme d’une école particulière de spiritualité. Non, il a puisé à de nombreuses sources, selon les circonstances et selon ses besoins personnels et ceux de son œuvre. C’est ici qu’intervient un quatrième facteur: celui de la grâce de Dieu dans sa vie.

— La grâce de Dieu sur lui. Cette grâce le transforme et le conduit. Elle l’oriente progressivement vers le sacerdoce et la fondation d’un institut religieux missionnaire, avant d’en faire le chef d’un important diocèse de France, au carrefour du monde, le diocèse de Marseille. Eugène coopère de son mieux à l’action divine. Il considère la fidélité à cette action comme l’un des principaux fondements de la vie spirituelle [4].

Eugène de Mazenod est un homme apostolique; son itinéraire spirituel est pratiquement inséparable de son action missionnaire. Aussi s’avère-t-il très difficile de déterminer les étapes de sa vie intérieure en s’appuyant uniquement sur des événements ou grâces intérieures qui signifieraient l’entrée dans une nouvelle étape. Non pas que soient absentes de telles grâces; il y en a chez lui, elles sont évidentes, mais peut-être sont-elles moins fulgurantes que chez des saints de la voie contemplative et surtout elles sont données en vue de confirmer une action, un engagement apostolique.

Finalement, la division en trois étapes de la biographie d’Eugène de Mazenod par Mgr Jean Leflon, m’est apparue la plus simple, la plus objective pour traiter également de sa vie spirituelle.

a. Première étape, 1782-1814

C’est la période où germe, se précise, se développe la vocation d’Eugène comme homme apostolique au service des pauvres. Dieu le prépare par les événements extérieurs de sa vie: l’expérience de l’exil, les épreuves familiales, la naissance puis la crise de sa vocation, sa «conversion», la prise de conscience des besoins de l’Église, l’ordination sacerdotale et les débuts du ministère auprès des pauvres.

Durant cette période, deux grâces intérieures méritent d’être signalées. La première est la grâce de la «conversion», le vendredi saint probablement de l’année 1807, à l’adoration de la croix. Cette grâce consiste en une expérience personnelle de l’amour du Christ qui a versé son sang pour lui. Un sentiment de profonde confiance en la miséricorde divine l’envahit de même que le désir de réparer par le don complet de lui-même. La seconde est une «secousse étrangère», véritable motion de l’esprit, qui le décide à s’orienter vers la prêtrise, à l’âge de vingt-six ans.

Il sera prêtre, et prêtre pour les pauvres. Dans cette orientation, il y a donc, chez Eugène, un désir de réparation: réparation pour ses propres péchés et réparation pour les péchés des nombreux chrétiens qui ont abandonné l’Église; il y a surtout la volonté de coopérer avec le Christ dans l’œuvre de la Rédemption du monde: que le sang du Christ, qui ne fut pas inutile pour lui, ne le soit pas non plus pour le monde. Les quatre années passées au séminaire de Saint-Sulpice l’ouvrent davantage aux besoins de l’Église et lui donnent d’approfondir son attachement au Christ et à la Vierge; elles apportent aussi une certaine structure à sa vie spirituelle: exercices de piété, méthode d’oraison, examens de conscience, règlement de vie.

b. Deuxième étape, 1814-1837

Cette période, à l’extérieur, est celle à la fois des grands projets: la fondation de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée, le 25 janvier 1816, et son approbation par le pape Léon XII, le 17 février 1826, la nomination d’Eugène à l’épiscopat, le 14 octobre 1832, et la restauration du diocèse de Marseille, et celle des luttes, des épreuves apostoliques, celle aussi de l’expérience de ses propres limites. Eugène a trente ans quand il commence son ministère à Aix, en 1812; il en aura cinquante-cinq quand il succédera à son oncle, Fortuné, sur le siège épiscopal de Marseille, en 1837.

À l’intérieur, c’est une période de maturation, de purification, de choix apostoliques et de recherche d’équilibre. En lui, progressivement, se forme l’adulte spirituel appelé à diriger les autres, comme fondateur d’un institut missionnaire et comme premier pasteur d’un vaste diocèse. Il devra d’abord clairement opter pour un idéal apostolique et communautaire, et se libérer de ses désirs de vie cénobitique, plus contemplative que missionnaire. Il devra ensuite, en sa propre vie, établir l’équilibre entre la prière et le dévouement au service du prochain. Ce travail sera difficile et long. Il aura substantiellement progressé quand, en septembre 1818, il rédigera les premières Constitutions des Missionnaires de Provence. En octobre de la même année, il écrira: «À Dieu ne plaise que je veuille renoncer à servir le prochain! Tant s’en faut que je voudrais, s’il était possible, faire pour lui plus encore que je n’ai fait jusqu’à présent […] mais je serai plus avisé et, en servant le prochain, je ne m’oublierai plus moi-même, comme je l’ai fait; je ne me persuaderai pas si facilement que l’exercice de la charité envers lui peut tenir lieu de tout, me servir de méditation, de préparation à la messe, d’action de grâce, de visite au Très Saint Sacrement, de prière, etc.» [5].

L’option apostolique est donc bien ancrée en lui. Quelques grâces particulières, ou signes de Dieu, l’ont affermi et soutenu dans sa marche, par exemple, en septembre 1815, au moment de fonder les Oblats, une «forte secousse étrangère», qui le fixe dans cette voie, comme ce fut le cas pour l’engagement dans le sacerdoce et, le 15 août 1822, une sorte de confirmation spirituelle sur la bonté et la valeur de son œuvre, alors qu’il priait au pied de la statue de Marie Immaculée, qu’il venait de bénir dans l’église de la Mission, à Aix-en-Provence. Voici comment il décrit cette grâce dans une lettre au père Henry Tempier: «Je crois lui devoir aussi [à Marie] un sentiment particulier que j’ai éprouvé aujourd’hui, je ne dis pas précisément plus que jamais, mais certainement plus qu’à l’ordinaire. Je ne le définirai pas bien parce qu’il renferme plusieurs choses qui se rapportent pourtant toutes à un seul objet, notre chère société. Il me semblait voir, toucher du doigt, qu’elle renfermait le germe de très grandes vertus, qu’elle pourrait opérer un bien infini; je la trouvais bonne, tout me plaisait en elle, je chérissais ses règles, ses statuts; son ministère me semblait sublime, comme il l’est en effet. Je trouvais dans son sein des moyens de salut assurés, infaillibles même, de la manière qu’ils se présentaient à moi» [6].

Le 17 février 1826, le pape Léon XII approuvait officiellement la jeune société. Les démarches préparatoires à cette approbation avaient été visiblement bénies de Dieu. Pour Eugène de Mazenod, toute cette période était comme la preuve sensible que Dieu voulait son œuvre. Il en sortait plein de joie et débordant d’espérance, comme si c’était «l’heureux commencement d’une ère nouvelle pour la Société» [7].

Le Seigneur l’attendait là. Les dix années qui suivirent, de 1827 à 1836, constituèrent pour Eugène une véritable nuit spirituelle, un temps de purification profonde, comme on en rencontre chez les hommes apostoliques. Les épreuves se succédèrent les unes aux autres: les divisions, la maladie, les défections et les deuils, et même la perte momentanée de la citoyenneté française et la suspicion du Saint-Siège. Eugène doit apprendre à ses dépens ce qu’il en coûte de se livrer au Seigneur et de servir l’Église. Il en sera meurtri, mais en sortira plus humble, plus compréhensif à l’égard des autres, plus fort dans son amour et sa foi.

Le père Yvon Beaudoin analyse bien cette période difficile de la vie du fondateur dans ses introductions aux volumes VII et VIII des Lettres aux Oblats de France d’Eugène de Mazenod. Il en indique les causes principales: «La formation et la persévérance des sujets qu’on ne réussit pas à améliorer, la Congrégation qui ne répond pas suffisamment à l’idéal de vie religieuse et apostolique désiré, le diocèse de Marseille qui résiste aux réformes jugées nécessaires, la mort d’êtres chers, tels que Marcou, Suzanne, Nathalie de Boisgelin, Léon XII, enfin la maladie de plusieurs pères et celle du Fondateur lui-même qui le rend incapable de travailler pendant dix-huit mois» [8].

Les effets immédiats seront, en plus de la maladie d’Eugène, des moments de découragement et de dépression. Le 2 janvier 1828, il écrit au père Hippolyte Courtès: «Cher Courtès, je n’en puis plus et la mort approche, car je touche à la vieillesse. Quand je serai libre __ [il était vicaire général à Marseille] __ je ne pourrai plus agir. En attendant, que le bon Dieu vous délivre d’un homme aussi nul que je le suis devenu; faites, vous autres, pour moi. Que l’œuvre du Seigneur s’accomplisse…» [9]. Et un autre jour, le 20 août 1835, alors qu’il est évêque d’Icosie et confiné à une retraite forcée, il confie au père Tempier: «Que veux-je, après tout? Rien du tout […] Dans un temps, les travaux des plus grands évêques de la chrétienté, les œuvres même de ceux qui ont le plus illustré l’Église, ne me paraissaient pas au-dessus de mon courage; je ne demandais que l’occasion de marcher sur leurs traces et de rivaliser, si j’ose ainsi parler, de zèle avec eux. Aujourd’hui, soit que je me trouve trop vieux pour commencer, soit que l’injustice des hommes ait aigri ou changé mon caractère, je ne vois plus les choses du même œil, et je n’ai de bonheur que dans l’espérance d’achever ma course en ne m’occupant que de ma sanctification personnelle et de celle de la famille dont je suis chargé: c’est encore beaucoup» [10].

Finalement viendra la fin de l’épreuve. Eugène en sortira transformé, comme nous avons dit, et encore plus fort, plus zélé pour la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes. Sa retraite préparatoire à l’accession au siège épiscopal de Marseille, en 1837, est significative à ce propos: «Il faudra que je m’attache à ce peuple comme un père à ses enfants; il faudra que mon existence, ma vie, tout mon être lui soient consacrés, que je n’aie de pensées que pour son bien, d’autres craintes que de ne pas faire assez pour son bonheur et sa sanctification, d’autre sollicitude que celle qui doit embrasser tous ses intérêts spirituels, et même en quelque façon son bien-être temporel. Il faudra en un mot que je me consume pour lui, disposé de lui sacrifier mes aises, mon attrait, le repos, la vie même» [11].

c. Troisième étape, 1838-1861

C’est la période de la pleine maturité. À l’extérieur, son activité est intense. Sa Congrégation, dont il demeure responsable, se développe rapidement; elle se répand, en l’espace de quelques années, en Angleterre, au Canada et aux États-Unis, à Ceylan [Sri Lanka], en Afrique du Sud. De même son diocèse s’affermit et grandit; il voit naître de nouvelles paroisses, il accueille plusieurs instituts religieux, sa population se multiplie.

À l’intérieur, Mgr de Mazenod est rempli de zèle; il encourage, stimule, corrige et soutient. Plein de courage pour lui-même et les autres, il garde une paix inaltérable. Sa confiance en Dieu est sans limites.

Ses lettres pastorales, sa correspondance avec les Oblats le révèlent comme un pasteur, un homme vraiment apostolique entièrement donné à sa double tâche d’évêque et de supérieur général. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la gloire de Dieu, le bien de l’Église, l’édification et le salut des âmes qui l’animent. Il possède un sens profond de la paternité spirituelle. Il serait bien difficile de l’imaginer autre qu’évêque d’un diocèse et père d’une famille religieuse.

Durant toute cette période qui couvre ses vingt-quatre dernières années, l’équilibre intérieur et l’unité profonde caractérisent la vie spirituelle d’Eugène de Mazenod. Solidement fondé dans son amour du Christ et de l’Église, il ne pense plus à lui-même, mais à toutes les personnes dont il a la charge et à l’œuvre d’évangélisation qui lui est confiée. Il est devenu très libre intérieurement. Devant le cardinalat qu’on lui avait promis et qui lui échappe pour des raisons politiques, il a cette réflexion: «Après tout, il est assez égal que l’on soit enterré en soutane rouge ou violette, le tout est d’arriver au ciel» [12]. Il conserve jusqu’à la fin une intense dévotion à la Sainte Vierge; sa joie déborde quand, le 8 décembre 1854, le pape Pie IX promulgue le dogme de l’immaculée conception de Marie.

Quand Mgr de Mazenod meurt, le 21 mai 1861, il donne l’impression d’un homme en pleine possession de lui-même, conscient d’avoir rempli la mission que le Seigneur lui a confiée et désireux d’accomplir jusqu’au bout sa sainte volonté. À son médecin, il dira: «Oh! comme je voudrais me voir mourir pour bien accepter la volonté de Dieu!» [13]. Et à son entourage: «Si je viens à m’assoupir ou que je sois plus mal, éveillez-moi, je vous en prie, je veux mourir en sachant que je meurs» [14]. Aux Oblats, il laisse ce testament qui résume sa vie: «Pratiquez bien parmi vous la charité… la charité… la charité… et au dehors, le zèle pour la salut des âmes» [15].

Sa mort est une mort d’amour, non pas dans l’extase de la contemplation, mais dans l’attitude du bon serviteur qui tient à faire jusqu’au dernier moment la volonté de son Seigneur.

LA SPIRITUALITÉ DU CHRÉTIEN

La doctrine spirituelle d’Eugène de Mazenod peut être abordée sous deux aspects, complémentaires sans doute, mais marqués par des insistances différentes. Eugène a enseigné le chemin de la sainteté aux Oblats, membres de sa famille religieuse. C’est l’aspect le plus connu, le plus développé, de son enseignement spirituel. Il l’a enseigné aussi aux fidèles chrétiens, auditeurs de sa prédication ou bénéficiaires de son ministère épiscopal.

Sur ce deuxième aspect, on a écrit fort peu. Quel idéal de vie chrétienne propose-t-il aux laïques? Par quels chemins peuvent-ils l’atteindre? Une étude sérieuse reste à faire là-dessus. Des sources existent: les actes de son ministère auprès de l’Association de la jeunesse d’Aix, sa correspondance avec sa famille, ses sermons comme missionnaire et prédicateur, ses mandements épiscopaux. Je ne puis développer ici cet aspect; j’indique cependant quelques jalons qui me semblent nécessaires pour avoir une idée suffisante de son enseignement spirituel. Nous verrons ensuite ce qu’il demande aux Oblats.

L’attitude profonde d’Eugène de Mazenod devant l’homme est une attitude de confiance et de foi, même si, en certaines circonstances, il déplore la faiblesse humaine et s’attarde à décrire les malheurs de son temps. Deux convictions très fermes chez lui expliquent cette attitude. La première: tout ce qui se passe sur terre, aussi bien au plan personnel que dans la vie politique et sociale, relève de la Providence divine. Et la deuxième: Dieu veut le salut de tous les hommes et tous, riches et pauvres, ont coûté le sang du Christ.

De ses écrits, de ses mandements de carême surtout, se dégagent les points suivants:

1. Tous les hommes sont appelés au salut et à la sainteté. Dans notre ministère auprès d’eux, nous devons nous efforcer de les «rendre raisonnables, puis chrétiens, enfin les aider à devenir saints» [16]. Aux Oblats, le père de Mazenod rappelle que leur existence est «consacrée au service de l’Église et à la sanctification des âmes» [17]. Comme évêque, il rêve de faire de Marseille, à l’exemple de son prédécesseur, Jean-Baptiste Gault, «une cité de saints» [18]. «Nous nous préoccupons vivement, écrit-il encore le 20 février 1859, des moyens d’assurer votre sanctification qui est devant Dieu ce que nous avons le plus à cœur, parce que, outre notre affection paternelle envers vous et la charité de Jésus Christ qui nous presse (2 Co 5, 14), comme elle pressait l’Apôtre, votre sanctification est la volonté même de celui qui nous a placés auprès de vous (1 Th 4, 3) pour que nous y contribuions de toutes nos forces» [19].

2. Pour se soutenir et progresser sur le chemin de la sainteté, le chrétien doit se regarder avec les yeux de la foi. Si pauvre, si démuni fût-il, il est aux yeux de la foi, «enfant de Dieu», «frère de Jésus Christ», «héritier de son royaume éternel» [20]. Il a coûté le sang du Christ; l’expression est constante dans les mandements de carême. C’est là sa vraie dignité, sa plus grande richesse.

3. La sainteté consiste dans la conversion du cœur, dans la fidélité à la loi de Dieu, à l’inspiration de sa grâce, dans la connaissance et l’amour de Jésus Christ. Les mandements de carême du 2 février 1842, du 8 février 1846, du 2 février 1850 et du 16 février 1860 offrent de très belles pages à ce propos. Le premier décrit ce qu’est le «serviteur de Dieu», le deuxième traite de l’union vivante avec le Christ, le troisième trace le portrait du «chrétien», le quatrième rappelle au chrétien qu’il est «membre de l’Église» et qu’«aimer l’Église, c’est aimer Jésus Christ».

4. La marche vers la sainteté exige une constante conversion. Le carême est le moment propice à cette conversion. Le thème revient dans presque tous les mandements de carême. «Chaque année, écrit l’évêque de Marseille, nous voyons arriver le temps du carême avec un mélange de crainte et d’espérance. Nous nous disons: Voilà qu’encore une fois le peuple confié à notre sollicitude sera mis à l’épreuve de la miséricorde d’une manière générale et solennelle […]» [21].

«Si maintenant l’Église vous presse, si elle vous menace, si elle emploie toutes les ressources de sa charité et de sa puissance pour vous engager à sortir une bonne fois d’un état d’insouciance qui vous perd, c’est que, connaissant le prix de vos âmes et la valeur des trésors que vous perdez par votre faute, elle ne saurait consentir à vous voir compromettre votre salut faute de réflexion et de courage. […] Sortez, sortez donc, nos très chers Frères, de votre inexcusable apathie, écoutez cette fois la voix de votre Mère, et rendez-vous enfin à tant et à de si justes motifs de conversion. Faites aujourd’hui ce que vous vous proposez d’accomplir plus tard. […] Que pourra-t-on vous donner en échange de votre âme et à quoi vous servirait d’avoir gagné le monde entier si vous venez à la perdre (Lc 16, 26)? Revenez donc à Dieu, nos très chers Frères, soyez conséquents avec vous-mêmes dans ce qui touche à vos plus précieux intérêts» [22].

5. L’Église offre au chrétien plusieurs moyens pour réaliser cette constante conversion et progresser spirituellement. Eugène de Mazenod développe ces divers moyens selon les circonstances. Il le fait surtout comme évêque de Marseille, dans ses mandements de carême. Sans doute se fit-il aider pour la rédaction de ceux-ci — une étude reste à faire sur ce point — mais on peut affirmer sans crainte de se tromper que, par leur contenu, ces mandements reflètent bien la pensée d’Eugène de Mazenod. Il est même facile d’y relever certains traits vraiment caractéristiques du Fondateur des Oblats: l’insistance sur l’efficacité de la mission populaire, la préférence donnée à l’apostolat par rapport à une attitude exclusivement contemplative, l’ouverture aux missions étrangères. Lui-même, du reste, fait parfois référence à son expérience antérieure de prédicateur de missions populaires et à son titre de fondateur et responsable d’un institut religieux missionnaire répandu sur plusieurs continents.

Voici donc un bref commentaire de ces principaux moyens de progrès spirituel que recommande l’évêque de Marseille.

a. L’enseignement religieux, l’écoute et la méditation de la Parole de Dieu. Ce moyen est nécessaire pour éclairer l’intelligence, acquérir la vraie doctrine et guider sur les voies du salut. Eugène rappelle en particulier que les missions populaires sont d’un secours inestimable pour opérer un renouveau spirituel. Elles sont «un grand moyen de sanctification […] peut-être l’unique moyen d’arracher les populations entières à une sorte de torpeur générale et de les convertir au Seigneur» [23].

b. La prière et la pénitence. Jésus lui-même les a recommandées. L’Évêque de Marseille revient constamment sur eux, spécialement pour la préparation de la solennité pascale: «L’Esprit Saint nous apprend que le vie de l’homme est un combat perpétuel (Jb 71). Il lui est commandé, quelle que soit sa position, d’avoir toujours les armes à la main contre les ennemis de son salut […] C’est au moment de commencer la sainte Quarantaine qu’il convient surtout que nous vous exhortions à faire comme un contrepoids à l’impiété du siècle par le jeûne, par la prière, par vos aumônes et par votre assiduité à entendre la Parole de Dieu» [24].

c. La sanctification du dimanche, la réception des sacrements de Pénitence et d’Eucharistie et la participation à la vie liturgique de l’Église. À plusieurs reprises, l’évêque de Marseille rappelle la nécessité de sanctifier le dimanche, ce «signe de la Nouvelle Alliance», ce «saint repos qui laisse au chrétien le temps de vaquer à la prière et lui fournit le moyen de s’occuper avec plus de soin de son salut, d’écouter la Parole sainte» et de «rendre un hommage solennel à Dieu» [25].

Il recommande fortement aussi la réception fréquente des sacrements de Pénitence et d’Eucharistie. C’est en eux que les pécheurs «trouveront la force par laquelle on triomphe du péché, en même temps que, comme à des sources salutaires, ils puiseront avec joie l’eau vive (Is 12, 3) qui lave toutes les souillures et qui doit satisfaire pour l’éternité cette soif de bonheur qu’on dirait insatiable en chacun de nous (Jn 4, 13)» [26]. Il souhaite que les chrétiens s’approchent d’eux non seulement à Pâques, mais à l’occasion de chacune des fêtes liturgiques [27].

Il voudrait, en effet, que ses diocésains se fassent un devoir de participer sérieusement à toutes les fêtes liturgiques. Le mandement du 8 février 1846 est tout entier consacré à ce thème: «Notre Seigneur a voulu retracer dans sa vie mortelle toutes les destinées des enfants des hommes dont il avait pris la nature dans sa mystérieuse Incarnation […] Il a épousé notre cause jusqu’à s’identifier avec nous. […] Dans cette union admirable entre Jésus Christ et nos âmes est le mystère de notre participation à sa grâce, à sa gloire. […] [La fête de Pâques est] la consécration de la dignité des autres fêtes. […] Le vœu de l’Église est que nous entrions dans l’esprit des autres fêtes. Elles sont une sorte d’acheminement vers la grande solennité de la Résurrection; elles nous représentent la vie entière de Notre Seigneur qui a dû naître, vivre et mourir pour ressusciter; elles sont placées de distance en distance dans le cours de l’année, comme des lieux de station, pour que nous puissions y reprendre de temps en temps nos forces, durant notre pèlerinage vers le terme heureux où, ressuscités, nous ne mourrons plus».

d. La dévotion aux anges et aux saints, en particulier la dévotion à la Vierge Marie. Eugène consacre une instruction pastorale aux bons et aux mauvais anges [28]. Il invite également ses diocésains à prier les saints, surtout ceux qui sont en relation plus étroite avec l’Église de Marseille, comme saint Serenus [29]. Son insistance toutefois va vers la Vierge Marie. Fréquemment il exhorte les Marseillais à recourir à elle avec ferveur; il leur demande d’être généreux envers elle pour la reconstruction de Notre-Dame de la Garde [30] et pour l’érection d’un monument à l’Immaculée Conception [31].

Sur la dévotion à Marie, il écrit: «Après ce qui se rapporte directement à Dieu, rien n’est plus précieux pour la piété éclairée des vraies lumières que ce qui touche à l’honneur de la Sainte Vierge Marie. Il y a là tout l’intérêt d’un fils envers sa mère, et quelle mère! celle qui nous a donné celui qui est la vie et le salut du monde, celle qui nous a tous enfantés spirituellement au pied de la croix dans les douleurs de la passion et de la mort de l’Homme-Dieu […] celle qui est justement appelée la nouvelle Ève et la corédemptrice du genre humain. […] Notre existence même temporelle est sous la garde de son amour maternel» [32].

«C’est la gloire de Dieu qui est intéressée à la gloire de Marie. […] C’est le Fils que nous honorons dans la personne de la Mère, et voilà pourquoi il nous est impossible d’excéder dans nos hommages envers Marie tant que nous la considérons comme créature, Dieu étant toujours alors le terme suprême de ces hommages» [33].

e. L’aumône et le partage des biens, spécialement en faveur des plus démunis. Eugène de Mazenod ne craint pas d’insister sur ce point. Il demande à ses diocésains d’être généreux envers le Pape et l’Église [34]; il leur demande d’aider les pauvres du diocèse [35]. Il les invite à soulager la misère des chrétiens et des victimes de fléaux dans d’autres pays, comme l’Irlande [36]. Il leur rappelle leur devoir de soutien à l’Œuvre de la Propagation de la Foi [37]. Il les invite à donner largement pour les travaux de Notre-Dame de la Garde [38].

f. Le souci du salut des autres et l’engagement apostolique. Le chrétien est un fils de l’Église; il aura une âme d’Église, ouverte sur l’ensemble des hommes rachetés par le sang de Jésus Christ et préoccupée du rayonnement de sa foi. Deux très beaux mandements concernent cet aspect de la spiritualité chrétienne: celui du 18 février 1848, plus pastoral, qui traite de la vocation apostolique du chrétien et celui du 16 février 1860, plus doctrinal, consacré à en pénétrer les fondements dans la contemplation du mystère de l’Église.

L’Église est «l’humanité régénérée». Par elle et en Jésus Christ, nous ne formons «qu’une seule famille bénie»; nous sommes «les enfants de Dieu, les héritiers de son royaume éternel et les cohéritiers de Jésus Christ», nous sommes «tous frères de la manière la plus parfaite», car nous sommes «tous du même sang, et ce sang est celui d’un Dieu» [39].

Dans la vie chrétienne, en période de carême, chacun cherche à se renouveler dans la foi et dans la piété: «Chacun travaille sur lui-même et s’attire des grâces pour son amélioration devant Dieu»; mais, note Eugène de Mazenod, il y a pour la plupart d’entre eux «des devoirs qui l’emportent, sinon à tout moment, du moins dans l’ensemble de la vie, sur ces soins solitaires de l’âme. […] L’apôtre est plus parfait que le cénobite. […] Ne vous étonnez pas si nous venons ainsi vous associer en quelque sorte à notre ministère et vous faire partager la couronne des hommes apostoliques, instruments glorieux du salut éternel des âmes créées à l’image de Dieu et rachetées par son sang. […] La foi est essentiellement communicative comme la charité est secourable» [40].

L’Évêque de Marseille conclut en affirmant l’obligation du devoir apostolique et en suggérant quatre façons de l’exercer pour un chrétien: 1. Le bon exemple: «C’est par là que Notre Seigneur Jésus Christ a commencé»; 2. La prière pour la conversion des pécheurs: «Ce sera votre prière secrète qui, secondant invisiblement la parole du ministre sacré ou même les avertissements de la Providence, aura fait partir du cœur de Dieu le coup de la grâce»; 3. La Parole: «Le chrétien vivement pénétré des vérités de la foi est, comme Job, plein de discours (Jb 32, 18). […] Présentez [la vérité] si vous le pouvez sous une forme délicate qui l’empêche de blesser ceux que vous voulez guérir, évitez de la rendre fastidieuse par des répétitions trop fréquentes, on importune par des désirs trop impatients; mais, dans cette œuvre de miséricorde, si vous devez des égards à votre frère, soyez sans crainte du monde»; 4. L’aide aux missions étrangères: «L’univers est envahi par les hommes de Dieu qui vont porter sur toutes les plages la Bonne Nouvelle. […] Les anges tutélaires, destinés à ces populations innombrables qui attendent le jour du Seigneur, nous demandent en leur faveur une aumône qui, par la vertu de la grâce, se changera pour nous en fruits de vie» [41].

Sur cette question de la spiritualité du chrétien, une étude très intéressante serait à faire sur la manière dont le Fondateur se comportait avec ses parents, spécialement avec sa cœur Eugénie. Déjà, dans le tome 14 des Écrits oblats, on voit son attitude. Il est au séminaire Saint-Sulpice, il aime beaucoup sa sœur, il la veut sainte. Elle-même vient de se marier, elle lui parle de sa vie. Il lui donne d’abondants conseils. Il se montre sévère sur le monde, il s’oppose aux bals et à la danse. Il recommande fortement à sœur la pratique des sacrements, surtout de l’Eucharistie, et lui demande de prier, de vivre unie à Dieu [42].

LA SPIRITUALITÉ DE L’OBLAT DE MARIE IMMACULÉE

Eugène de Mazenod, qui rêvait de régénérer l’Église et d’aider les hommes à se sanctifier, était réaliste. Il savait fort bien que ce ne sont pas tous les hommes, ni même tous les prêtres, qui sont intéressés à devenir saints. Pour atteindre son but, il compta toujours sur des groupes d’élite qui auraient une mission bien précise dans le peuple de Dieu et seraient comme le levain dans la pâte.

Déjà durant sa formation cléricale à Saint-Sulpice, il avait fait l’expérience de ces groupes par sa participation à la Congrégation mariale et à l’Aa du Séminaire. Aussi le voyons-nous, dès son arrivée à Aix, comme jeune prêtre, organiser au sein de la jeunesse, fort abandonnée au plan religieux, l’Association de la jeunesse chrétienne. Celle-ci avait un double but: mettre un frein à la décadence religieuse et assurer la sanctification de ses membres. Je cite le premier article du règlement général: «La principale fin de cette congrégation est de former dans la ville d’Aix un corps de jeunes gens très pieux qui par leurs exemples, leurs conseils et leurs prières contribuent à mettre un frein à la licence et à l’apostasie générale qui fait tous les jours de si rapides et de si effrayants progrès, en même temps qu’ils travailleront très efficacement à leur propre sanctification» [43].

Quand, quelques années plus tard, il se sentira appelé à travailler au renouvellement de la foi chez les pauvres gens des campagnes, il aura une réaction semblable: constituer parmi les prêtres un groupe d’hommes fervents qui se consacreraient à cette œuvre, surtout par la prédication des missions populaires. C’est ainsi qu’est née, en 1816, la Société des Missionnaires de Provence, qui deviendra, en 1826, la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. À cette entreprise, Eugène de Mazenod donna le meilleur de lui-même. Les principes de vie spirituelle qu’il enseignera plus tard à ses diocésains, il les enseigna d’abord à ses missionnaires et de façon plus élaborée, plus radicale encore, car il avait précisément en vue l’établissement d’une troupe d’élite au service de l’Église. À ces hommes, il pouvait tout demander et c’est ce qu’il fit [44].

L’enseignement spirituel d’Eugène de Mazenod aux Oblats doit être considéré, me semble-t-il, sous divers aspects. Un premier, générique et fondamental fait de l’Oblat un homme apostolique, ayant en vue la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes. Sous cet aspect, la Congrégation se rattache et ressemble substantiellement aux instituts apostoliques de prêtres qui l’ont précédée, en particulier les Jésuites, les Lazaristes et les Rédemptoristes.

Un second plus spécifique, plus personnel, donne à l’Oblat une identité plus précise. L’oblat, homme apostolique: 1. vit et travaille en communauté; 2. se lie à Dieu par les vœux de religion; 3. se consacre tout entier à l’évangélisation des pauvres, des âmes les plus abandonnées; 4. vit et travaille sous le patronage de Marie Immaculée. Sous ce deuxième aspect encore, l’Oblat ressemble beaucoup au Rédemptoriste.

Enfin, un esprit particulier anime l’Oblat à travers tous ces éléments constitutifs de sa spiritualité: un esprit de simplicité et d’audace, un esprit de dévouement total à l’Église et aux pauvres, un esprit de grande disponibilité et de proximité avec les gens, un profond esprit de famille.

Dans les pages qui suivent, nous allons développer brièvement ces divers aspects, après nous être arrêté plus longuement à l’élément fondamental: l’Oblat, un homme apostolique.

1. L’ELEMENT FONDAMENTAL: L’OBLAT EST UN HOMME APOSTOLIQUE

L’expression revient fréquemment sous la plume du père de Mazenod et surtout elle revient en des contextes très significatifs. Par exemple, dans sa lettre du 13 décembre 1815 au père Tempier, en laquelle il décrit les hommes qu’il veut avoir comme compagnons et membres de sa Société: «Humiliez-vous tant qu’il vous plaira, mais sachez néanmoins que vous êtes nécessaire pour l’œuvre des missions; je vous parle devant Dieu et à cœur ouvert. S’il ne s’agissait que d’aller prêcher tant bien que mal la parole de Dieu, mêlée à beaucoup d’alliage de l’homme, parcourir les campagnes dans le dessein, si vous voulez, de gagner des âmes à Dieu, sans se mettre beaucoup en peine d’être soi-même des hommes intérieurs, des hommes vraiment apostoliques, je crois qu’il ne serait pas difficile de vous remplacer; mais pouvez-vous croire que je veuille de cette marchandise?» [45].

Également, dans la Préface des Constitutions et Règles de 1826: «Le spectacle de ces maux [de l’Église] a ému les cœurs de quelques prêtres qui, préoccupés du souci de la gloire de Dieu, portant à l’Église un grand amour, seraient prêts, au besoin, à se faire victimes pour le salut des âmes. Leur ferme conviction est que si on pouvait former des prêtres enflammés de zèle pour le salut des âmes, point avides de lucre, doués d’une piété solide, en un mot, des hommes apostoliques qui, pénétrés de la nécessité de s’amender eux-mêmes, travailleraient de tout leur pouvoir à la conversion des autres, on pourrait nourrir l’espoir de ramener à bref délai les peuples égarés à la pratique des devoirs religieux qu’ils ont trop longtemps oubliés».

D’où lui vient cette expression «homme apostolique»? Elle était, semble-t-il, particulièrement dans l’air à l’époque. Alphonse de Liguori, dont les œuvres pénétraient de plus en plus en France, l’avait donné comme titre à l’un de ses ouvrages, une sorte de guide du confesseur et directeur d’âmes: Homo apostolicus instructus in sua vocatione ad audiendas confessiones [Un homme apostolique formé dans son rôle de confesseur]. Sa pensée était «que l’Église n’a pas besoin d’un grand nombre de prêtres, «mais de bons prêtres», des «hommes apostoliques» qui se consacrent totalement au salut des âmes, surtout les plus blessées» [46].

Plus près encore du Fondateur et dans le contexte même des missions populaires, on trouve l’expression chez Félicité de Lamennais. En 1809, il avait publié un ouvrage intitulé Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le dix-huitième siècle et sur sa situation actuelle. Supprimé presque aussitôt par ordre du gouvernement, l’ouvrage reparaissait en 1814. Eugène de Mazenod en possédait un exemplaire. L’analyse faite par le Fondateur de la situation de l’Église, dans la Préface des Constitutions et Règles, ressemble grandement à celle faite par Lamennais. Voici un passage significatif des Réflexions sur l’état de l’Église où Lamennais parle de «l’homme apostolique» en relation avec les missions populaires: «Pour moi, quand je considère cette étonnante insensibilité, cet oubli profond de tous les préceptes, de tous les devoirs du christianisme, je me demande avec effroi si nous sommes donc arrivés à ces temps annoncés par Jésus Christ, lorsqu’il disait: «Croyez-vous, quand je viendrai, que je trouve encore un peu de foi sur la terre?».

«Si quelque chose pouvait la réveiller dans les cœurs cette foi, hélas! si languissante, ce seraient sans doute les missions. Que de bien ne feraient-elles pas dans nos campagnes, et même dans nos villes! Quel champ à cultiver! Quelle moisson à recueillir! Il faut avoir été témoin des fruits de sanctification que peuvent produire quelques hommes véritablement apostoliques, pour sentir combien ce moyen est puissant, et ce qu’on peut s’en promettre dans les circonstances actuelles. L’appareil de la mission, le zèle et les vertus des missionnaires, les exhortations, les prières, le chant des cantiques, tout, et jusqu’à la nouveauté même de ce spectacle, touche, remue, entraîne, et des paroisses entières ont été renouvelées en quelques jours. Et pour opérer ces prodiges, que faut-il? De grands talents? Non, mais une grande foi» [47].

Mais qu’est-ce donc que «l’homme apostolique» dans la pensée du Fondateur? C’est un homme animé de l’esprit de Jésus Christ, plus spécialement de l’esprit des Apôtres, et qui marche sur leurs traces. Après avoir entendu l’appel de Jésus, il a tout quitté pour le suivre, être son compagnon, vivre de sa vie et pour être envoyé par lui dans le monde afin d’y annoncer la Bonne Nouvelle du salut [48].

Dans l’homme apostolique, on trouve toujours deux éléments, inséparables l’un de l’autre: la ferveur spirituelle et le zèle missionnaire. Le second ne suffit pas; il faut aussi le premier [49]. La lettre d’Eugène à l’abbé Tempier, du 13 décembre 1815, est particulièrement remarquable sur ce point. Le Fondateur y joint ensemble les deux expressions «des hommes intérieurs», «des hommes vraiment apostoliques» et, après avoir écrit: «pouvez-vous croire que je veuille de cette marchandise?» il ajoute aussitôt: «Il faut que nous soyons franchement saints nous-mêmes. Ce mot comprend tout ce que nous pourrions dire» [50]; puis il y décrit les exigences de cette sainteté apostolique: abnégation, renoncement, oubli de soi-même, pauvreté, fatigues, etc. La Préface des Constitutions et Règles reprendra la même idée: pour marcher sur les traces de Jésus Christ et être des hommes apostoliques, les Oblats «doivent travailler sérieusement à devenir des saints, […] renoncer entièrement à eux-mêmes, avoir uniquement en vue la gloire de Dieu, le bien de l’Église, l’édification et le salut des âmes». «Ensuite, dit-il, — ensuite, le mot a son importance, même s’il s’agit d’une priorité de nature plus que de temps — pleins de confiance en Dieu, ils peuvent entrer dans la lice et combattre jusqu’à extinction pour la plus grande gloire de son très saint et très adorable Nom».

Cette idée de «l’homme apostolique», Eugène l’a reçue des fondateurs d’instituts qui l’ont plus immédiatement précédé, depuis saint Ignace de Loyola jusqu’à saint Vincent de Paul. Selon saint Ignace, le Jésuite, ouvrier apostolique, est un «instrumentum Deo conjunctum, un instrument conjoint et uni à Dieu». Et il établit ce principe absolu en ce qui concerne le bien et le succès de la Compagnie de Jésus: «Les moyens qui unissent l’instrument à Dieu et le disposent à bien se laisser conduire par la main divine, sont plus efficaces que ceux qui le disposent à l’égard des hommes» [51]. La formule «instrument conjoint», ou son équivalent, sera reprise par la plupart des spirituels français qui ont influencé, à divers degrés, Eugène de Mazenod.

Louis Lallemant, s.j., instructeur du Troisième an de Rouen, de 1628 à 1631, le fera dans ses conférences spirituelles à ses auditeurs et il le fera avec une insistance sur la contemplation et la recherche de la propre perfection qu’on a parfois jugée excessive. «Quiconque fait autrement, enseigne-t-il, il peut s’assurer que, bien qu’il porte l’habit de la Compagnie, il n’en a nullement l’esprit, notre règle et notre profession nous obligent à faire plus de cas des moyens de perfection qui nous unissent à Dieu, comme instruments à la cause principale dont nous devons recevoir le mouvement, que de tous les autres exercices. C’est ainsi qu’il faut modérer tout le reste selon le principal, qui est l’intérieur» [52].

Pierre de Bérulle, fondateur de l’Oratoire de France, présentera un idéal semblable aux membres de son Institut. Il écrit à un curé: «Vous devez être instrument conjoint du Fils de Dieu en la terre, votre condition de prêtre et de pasteur vous oblige à cet état [53]. Dans sa pensée, l’Oratorien, homme apostolique, doit vivre dans un état d’adhésion intérieure au Fils de Dieu en sa vie publique afin d’être, avec lui, parfait instrument de salut pour les autres.

Jean-Jacques Olier, fondateur des Sulpiciens, ira plus loin encore dans la même orientation. Il emploie le mot «instrument», mais très souvent ce sont les vocables «ministre», «domestique», «serviteur» et «esclave» qui sont utilisés. L’apôtre, c’est l’instrument de Dieu au sens fort, comme «l’esclave» devenu la chose du Maître [54]. Il doit en quelque sorte s’anéantir lui-même intérieurement pour que toute la gloire de l’œuvre revienne à Dieu; de plus, il doit se laisser conduire par l’Esprit de Jésus et garder toujours, au milieu même de l’action, un regard d’adoration sur Dieu [55].

Vincent de Paul, fondateur des Lazaristes, va dans le même sens. Le prêtre de la Mission, un homme apostolique, est un «instrument par qui le Fils de Dieu continue de faire du ciel ce qu’il a fait sur la terre» [56]. «Que nous soyons appelés à être consorts et participants aux desseins du Fils de Dieu, cela surpasse notre entendement. Quoi! nous rendre… je n’oserais le dire… tant y a, c’est un office si élevé d’évangéliser les pauvres que c’est par excellence l’office du Fils de Dieu; nous y sommes appliqués comme des instruments» [57].

Mais là où Pierre de Bérulle parle d’état d’adhésion au Fils de Dieu en sa vie publique et Jean-Jacques Olier d’anéantissement de soi et de regard d’adoration sur Dieu dans l’action, Vincent de Paul demande plus simplement de s’exercer «à faire toujours la volonté de Dieu» [58].

«Je vous demande, messieurs et mes frères, écrit-il, si vous en savez quelqu’un qui adhère plus à Dieu et, par conséquent, qui soit plus uni à Dieu […] que celui qui ne fait que la volonté de Dieu et jamais la sienne propre, qui ne veut et ne souhaite autre chose que ce que Dieu veut ou ne veut pas?» [59].

Cette attitude de monsieur Vincent nous conduit directement à Eugène de Mazenod. Pour lui aussi, l’Oblat, homme apostolique, «coopérateur du Sauveur, corédempteur du genre humain» [60], sera un instrument dans la main de Dieu et un instrument sans cesse disponible pour accomplir en toute chose sa volonté. Le mot même «instrument» n’est pas très fréquent sous la plume du Fondateur. Il s’y trouve quelques fois, mais l’idée est toujours là; c’est ce qui explique combien le père de Mazenod se montre exigeant pour l’homme apostolique.

Voici deux extraits de lettres où il utilise le mot lui-même. La première lettre est du 17 janvier 1835 et s’adresse au père Ambroise Vincens, après le succès remarquable d’une mission populaire: «Je bénis le Seigneur, mon cher père Vincens, de ce qu’il a opéré par votre ministère et celui de notre cher père Dassy. Ce bon maître a voulu vous encourager par les bénédictions dont il a accompagné vos paroles. Vous aurez reconnu comme nous que c’est à sa grâce et à sa grâce seulement qu’est dû tout le succès de nos travaux. C’est elle qui pénètre dans les cœurs alors que nos paroles frappent les oreilles, et voilà en quoi consiste l’immense différence entre nos prédications et celles infiniment supérieures sous d’autres rapports des prédicateurs d’apparat. À la voix du missionnaire les miracles se multiplient et le prodige de tant de conversions est si éclatant que le pauvre instrument de ces merveilles en est confondu le premier et, tout en bénissant Dieu et se réjouissant, il s’humilie de sa petitesse et de sa nullité» [61].

La deuxième lettre, écrite près de vingt ans plus tard, le 2 décembre 1854, est envoyée au responsable des scolastiques, le père Antoine Mouchette: «Que les oblats [les scolastiques] se pénètrent bien de ce que l’Église attend d’eux; il ne faut pas des vertus médiocres pour répondre à tout ce qu’exige leur sainte vocation. S’ils devaient être comme le commun des ecclésiastiques, ils n’auraient pas atteint le but, il s’en faut. Ils sont appelés à une tout autre perfection, il faut y tendre, il faut plus que cela, il faut marcher dans cette voie pour devenir entre les mains de Dieu les instruments de sa miséricorde. Ils doivent savoir que leur ministère est la continuation du ministère apostolique, et qu’il ne s’agit de rien moins que de faire des miracles. Les relations qui nous viennent des missions étrangères nous prouvent qu’il en est ainsi. Quel encouragement pour nos jeunes oblats que la lecture des merveilles opérées par leurs confrères dans ces contrées lointaines! Qu’on se hâte donc de devenir saints, si on ne l’est pas encore au point qu’il le faut pour répondre à l’appel du Souverain Pontife» [62].

Pour devenir ainsi un instrument efficace de salut entre les mains de Dieu, l’Oblat, homme apostolique, devra être d’abord un homme d’abnégation. Cet homme est mort à lui-même, il est libre intérieurement, «détaché du monde et des parents, plein de zèle, prêt à sacrifier tous ses biens, ses talents, son repos, sa personne et sa vie pour l’amour de Jésus Christ, le service de l’Église et la sanctification du prochain» (Préface). Il fera «le plus grand cas de la mortification du Christ» et la portera, «pour ainsi dire, continuellement dans son propre corps»; il «s’appliquera avec soin à réprimer ses passions, à renoncer à sa volonté propre et, imitant les Apôtres, il mettra sa gloire dans ses faiblesses, dans les affronts, les persécutions et les angoisses endurés pour le Christ» [63]. Son ascèse toutefois et ses mortifications corporelles dans le sommeil, la nourriture, les macérations seront modérées; elles tiendront compte du travail apostolique qui lui est demandé. «Votre vie missionnaire est une pénitence surabondante», écrit Eugène de Mazenod à Mgr Étienne Semeria, à propos des Oblats de Ceylan [64]. La même pensée revient souvent dans sa correspondance. Elle vaut aussi bien pour les missions de l’intérieur que pour les missions étrangères [65].

L’Oblat, homme apostolique, sera également un homme d’oraison. Il cherchera à vivre «dans un continuel recueillement de l’âme» [66], il «s’appliquera avec soin à marcher constamment en présence de Dieu» [67]. Pour s’y aider, il «vaquera à l’oraison mentale en commun deux fois par jour […] Le sujet habituel de cette oraison sera les vertus théologales, les vertus de Notre Seigneur Jésus Christ, que les membres de notre Société doivent retracer au vif dans leur conduite» [68]. De plus, deux fois par jour, le matin avant le dîner et le soir avant de se coucher, il fera en commun l’examen de conscience [69].

Toute sa vie deviendra pénétrée, transformée par le Christ, en sorte que progressivement il vive de la vie du Christ et soit conduit par son Esprit. «En un mot, il tâchera de devenir un autre Jésus Christ, répandant partout la bonne odeur de ses aimables vertus» [70].

La vie d’oraison de l’Oblat — comme son ascèse — aura une orientation apostolique. Ce sera une oraison qui pousse non pas surtout à goûter et à louer Dieu dans le repos de la contemplation, mais à aller vers les hommes, à se mettre à leur service, pour leur annoncer le mystère du salut en Jésus Christ. Je n’en cite qu’un exemple, tiré d’une lettre au père Casimir Aubert, responsable de la formation des novices. Le père Aubert jouissait, semble-t-il, de grâces d’oraison particulières. Voici le conseil que lui donne le Fondateur: «Je te recommande encore de ne pas concentrer en toi-même les communications de Dieu pour en savourer les douceurs. Fais un usage généreux de tes richesses, fais-en part aux autres. Attire-les, pousse-les s’il le faut par la puissance que te donnent la lumière et la grâce que tu as reçues. Ce n’est pas seulement sur tes rares novices que je veux que tu exerces cette action, mais sur tous ceux qui t’entourent, sur ceux spécialement que j’ai placés exprès sous ta direction. Je savais que tu serais fidèle et je comptais avec certitude sur une surabondance à laquelle je voulais faire participer certains des nôtres» [71].

Pour maintenir la ferveur de cet homme apostolique et son renouvellement constant aussi bien spirituel que physique et intellectuel, Eugène de Mazenod a voulu que sa vie fût partagée en deux parts, l’une entièrement donnée à l’action extérieure et l’autre, à la prière, à l’étude, aux exercices de la vie communautaire à l’intérieur de la maison. «À l’imitation de ces grands modèles [le Christ et les Apôtres], une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun.

«L’autre sera entièrement consacrée aux œuvres extérieures du zèle le plus actif, telles que les missions, la prédication et les confessions, les catéchismes, la direction de la jeunesse, la visite des malades et des prisonniers, les retraites spirituelles et autres exercices semblables.

«Mais tant en mission que dans l’intérieur de la maison, leur principale application sera d’avancer dans les voies de la perfection ecclésiastique et religieuse; ils s’exerceront surtout dans l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, l’abnégation de soi-même, l’esprit de mortification, l’esprit de foi, la pureté d’intention et le reste; en un mot, ils tâcheront de devenir d’autres Jésus Christ, répandant partout la bonne odeur de ses aimables vertus» [72].

Plusieurs — surtout durant la seconde moitié du XXe siècle — ont vu dans ce texte un manque de réalisme, une certaine méfiance devant l’apostolat et même l’introduction d’une véritable dichotomie dans la spiritualité de l’Oblat. Peut-être ont-ils raison, spécialement si l’on vise à une application purement matérielle de cette règle, qui deviendra pratiquement inapplicable avec la multiplication des ministères dans la Congrégation: direction des séminaires, responsabilité des paroisses, missions étrangères.

Pour bien comprendre cette Règle, il faut la situer dans le contexte de l’époque. L’expression «Chartreux à la maison et apôtre (ou Jésuite) au dehors» était dite du Lazariste [73] et aussi, semble-t-il, du Rédemptoriste [74]. Probablement le fut-elle des Oblats. Le Fondateur y répond dans une lettre au père Louis-Toussaint Dassy: «C’est une plaisanterie que de vous appeler Jésuites; vous n’êtes pas plus Jésuites que Chartreux. Vous êtes des prêtres exerçant le ministère de la prédication sous la juridiction de l’évêque diocésain qui vous emploie selon les besoins de son diocèse. Vous n’avez pas à répondre sur ce que vous faites dans votre intérieur. Vous dites la messe, vous récitez l’office, vous étudiez, vous composez des sermons pour les prêcher surtout aux pauvres lorsque l’évêque vous envoie» [75].

Le but de cette Règle était d’assurer la qualité de l’homme apostolique, en particulier sa qualité spirituelle, sa sainteté. Eugène de Mazenod savait très bien que pour l’ensemble des prêtres, les excès ne viennent habituellement pas d’un surcroît d’oraison et de prière, mais d’un surcroît de travail et d’activités extérieures. C’est ce qu’il voulait éviter pour les Oblats. Sur ce point il était probablement plus réaliste qu’on ne le croit.

On peut noter également l’ensemble des vertus sur lesquelles il insiste dans le texte: humilité, obéissance, abnégation de soi-même, esprit de foi, pureté d’intention. Ce sont des vertus qui tendent toutes à rendre l’homme apostolique entièrement disponible entre les mains de Dieu. Comme chez le contemplatif, il y a chez l’homme apostolique une véritable passivité spirituelle, la passivité de l’instrument, d’un instrument pleinement libre et adulte, qui a choisi d’être le coopérateur du Sauveur dans l’œuvre de la rédemption du monde. Cette passivité le rend souple, disponible entre les mains de Dieu, non pas d’abord pour pénétrer plus profondément les mystères de Dieu, mais pour dire à tel moment, et sous la conduite de l’Esprit, la parole qu’il faut dire, ou faire l’action qu’il faut faire et qui deviendra pour le prochain le chemin de la grâce divine. La sainteté de l’homme apostolique est, en union avec Jésus Sauveur, la parfaite fidélité à la volonté du Père. Le Fondateur lui demandera également d’autres vertus, beaucoup plus actives, comme le zèle, l’audace, l’esprit d’initiative, l’affabilité humaine… mais le fond demeurera toujours le même: ne vouloir que ce que Dieu veut.

Un remarquable exemple de cette attitude est le comportement même d’Eugène de Mazenod quand il est à Rome, de novembre 1825 à mai 1826, pour obtenir l’approbation de son Institut. Un principe le guide, celui de saint Ignace: «Dans les affaires il faut agir comme si la réussite devait dépendre de notre adresse, et mettre en Dieu toute sa confiance, comme si toutes nos démarches ne devaient rien produire» [76]. Effectivement, il se dépense sans mesure pour obtenir gain de cause, mais on peut voir combien il tient à demeurer uni à Dieu et fixé à sa sainte volonté: «Ayant entre les mains une affaire d’une importance majeure, dont les conséquences doivent si puissamment influer pour l’édification de l’Église, la gloire de Dieu et la sanctification des âmes, une affaire […] qui ne peut réussir que par une protection très spéciale de Dieu, à qui seul appartient le pouvoir de toucher les cœurs et de diriger la volonté des hommes, j’ai dû nécessairement me convaincre qu’il était de mon devoir de faire tout ce qui dépendait de moi pour vivre dans l’union la plus intime qu’il me serait possible avec Dieu, et prendre, par conséquent, la résolution d’être fidèle à sa grâce et de ne pas contrister son esprit. Dans l’état présent des choses, la moindre infidélité volontaire me semblerait un crime, non seulement parce qu’elle déplairait à Dieu, ce qui serait sans doute le plus grand mal, mais encore par les conséquences qu’elle pourrait entraîner» [77].

Le Christ, l’Église sont au cœur de la spiritualité de l’Oblat, spécialement l’Église abandonnée, «cette Épouse bien-aimée du Fils unique de Dieu, qui pleure la honteuse défection de ses fils qu’elle a enfantés» (Préface). Pour Eugène de Mazenod, le Christ et l’Église ne font qu’un: «Ces deux amours se confondent, écrit-il; aimer l’Église, c’est aimer Jésus Christ et réciproquement» [78].

Un détail est à noter, qui correspond à la théologie de l’époque: sous la plume d’Eugène de Mazenod, l’expression «homme apostolique», tout comme le vocable «missionnaire», son synonyme, s’applique exclusivement au prêtre. Le laïque, le religieux non prêtre est coopérateur de l’homme apostolique [79] ou du missionnaire [80].

Cet aspect «sacerdotal» a joué un très grand rôle dans la vie d’Eugène de Mazenod. Il sera «prêtre» malgré le peu d’enthousiasme de sa famille, non seulement de sa mère mais aussi de ses oncles. Comme l’écrit le père Joseph Morabito, «ses oncles n’ont rien fait pour cultiver cette vocation. Ils ont été étrangers à la naissance de cette vocation. Son [grand-]oncle [André] lui demande, comme s’il n’en savait rien, s’il pense vraiment à devenir prêtre et, par là, laisser s’éteindre la famille» [81].

À Venise, sous la conduite de Don Bartolo, Eugène y avait sérieusement pensé. «C’est de là que date ma vocation à l’état ecclésiastique, note-t-il dans son Journal, et peut-être à un état plus parfait» [82]. L’«état ecclésiastique», c’était le sacerdoce; l’«état parfait», c’était probablement celui de l’homme apostolique, le prêtre qui donne tout, qui est homme d’oraison et qui s’engage tout entier, avec le Christ, dans l’œuvre de la Rédemption des hommes.

Eugène de Mazenod tenait à être prêtre. Il se sentait «appelé» de Dieu [83]. «N’enviez donc pas, ma chère bonne maman, n’enviez pas à cette pauvre Église, si horriblement délaissée, méprisée, foulée aux pieds, et qui pourtant nous a tous enfantés à Jésus Christ, l’hommage que deux ou trois individus dans toute la France (du petit nombre desquels je m’estime si heureux d’être) veulent lui faire de leur liberté et de leur vie. Et pourquoi voudriez-vous que je tardasse davantage à m’engager, à [me] dévouer à l’Épouse de Jésus Christ […]» [84].

Il s’y sentait d’autant plus appelé qu’il était d’une famille noble. «La religion, avait-il dit dans la même lettre, est un peu consolée de l’abandon ou, pour parler plus juste, de l’horreur avec laquelle ce qui s’appelle la bonne compagnie fuit son sanctuaire, quand elle voit venir se ranger sous ses drapeaux abandonnés quelques individus qui, indépendamment du caractère de ministre de Jésus Christ, sont faits pour en imposer par leur éducation et leur naissance» [85]. Et, de plus, il voulait être un prêtre instruit dans la science ecclésiastique. À sa mère encore il écrit: «La science ecclésiastique embrasse tant d’objets qu’il ne faut pas s’imaginer qu’on puisse l’acquérir en causant et, pour ainsi dire, à la volée […] Comptez-vous pour rien l’expérience profonde de ceux qui me dirigent ici? […] La science qui serait peut-être suffisante dans la plupart ne serait pas suffisante pour moi. Cela est évident, car vous sentez vous-même qu’il n’y a personne qui, vu ce que je suis, ma position, le rang que je tiens dans le monde, ne soit en droit d’exiger et n’exige en effet que j’aie une instruction au-dessus du commun. Qui est-ce qui répondra aux doutes, aux difficultés qui s’élèvent à chaque instant, si ce n’est un prêtre qui est naturellement placé pour être vu de plus loin que les autres et auquel les autres prêtres seront peut-être dans le cas d’avoir recours un jour? Cette instruction renforcée est donc nécessaire et indispensable pour que je puisse exercer avec fruit le ministère auquel je suis appelé. Elle ne l’est pas moins à l’honneur de ce ministère» [86].

Prêtre en esprit de réparation pour ses propres péchés, Eugène le sera surtout pour s’associer plus intimement à l’œuvre rédemptrice du Christ Sauveur. «Il est prêtre avant tout, parce que toutes les vocations qu’il sentait dans son cœur: vocation apostolique poussée jusqu’à l’effusion du sang, amour des pauvres, amour des âmes et des âmes les plus abandonnées, amour de l’Église poussé jusqu’à se sacrifier pour elle; toutes ces amours qu’il sentait dans son cœur comme autant d’appels divins, se résumaient et se réalisaient dans sa vocation sacerdotale. En étant prêtre, il était tout cela: prêtre des pauvres, prêtre des âmes et des âmes les plus abandonnées, prêtre de l’Église et de tous ses besoins les plus urgents» [87].

2. ÉLEMENTS COMPLEMENTAIRES

L’idée de l’Oblat «homme apostolique» est donc fondamentale chez Eugène de Mazenod. Les autres éléments, si importants soient-ils, demeurent complémentaires. Je ne dirai que quelques mots sur chacun. Auparavant, je me permets de citer un texte dans lequel le Fondateur décrit lui-même, à l’usage des supérieurs majeurs et des éducateurs, quelle sorte de candidats il veut pour la Congrégation. Leurs aptitudes tant humaines que spirituelles y sont rappelées.

«Il est important pour le bien de l’Église et pour procurer à notre Société le moyen d’arriver à sa fin, de n’admettre dans son sein que des sujets capables, avec le secours de la grâce de Dieu, de la servir et de l’édifier. On ne saurait donc prendre trop de précautions pour s’assurer de la vocation de ceux qui sollicitent d’y entrer et pour bien connaître leurs vertus, leurs talents et leurs bonnes dispositions […].

«Que le Supérieur général et son conseil considèrent attentivement devant Dieu que pour mériter d’être admis dans la Société il faut y être appelé de Dieu et avoir les qualités propres d’un bon missionnaire et capables de former un saint prêtre. Il faut avoir un grand désir de sa propre perfection, un grand amour pour Jésus Christ et son Église, un grand zèle pour le salut des âmes; il faut avoir le cœur libre de toute affection déréglée aux choses de la terre, un grand détachement des parents et du lieu de sa naissance, un désintéressement tel qu’il aille jusqu’au mépris des richesses, il faut avoir la volonté de servir Dieu et l’Église soit dans les missions, soit dans les autres ministères que la Société embrasse, et vouloir persévérer jusqu’à la mort dans la fidélité et l’obéissance aux saintes Règles de l’institut.

«Il serait à souhaiter que ceux qui se proposent d’entrer dans la Société eussent de l’aptitude aux sciences, s’ils n’en ont pas déjà acquis la connaissance; qu’ils aient du bon sens, de l’intelligence, un jugement sain, de la mémoire, une bonne volonté à toute épreuve; qu’ils fussent polis, honnêtes, bien élevés, d’une bonne santé, sans difformités corporelles qui compromettent la dignité du ministère qui leur sera confié un jour et qui les exposent à être vilipendés» [88].

De ce texte on peut voir immédiatement quelles qualités le Fondateur exigeait des candidats à sa Société de missionnaires. Au plan humain, des hommes déjà assez mûrs, des hommes de bon sens et de jugement sain, des hommes suffisamment intelligents et ayant de l’aptitude pour l’étude et les sciences, des hommes de relation: polis, honnêtes, bien élevés, jouissant d’une bonne santé, sans difformités corporelles; des hommes surtout de volonté, dont la bonne volonté est à toute épreuve. Au plan spirituel, des hommes ayant une vraie vocation et brûlant d’un grand amour pour Jésus Christ et son Église, des hommes animés d’un grand désir de leur propre perfection et d’un grand zèle pour le salut des âmes, des hommes intérieurement libres de toute affection déréglée aux choses de la terre et ayant un grand détachement de leur famille et du lieu de leur naissance, enfin des hommes totalement donnés, capables d’obéir et de persévérer jusqu’à la mort.

Il faut noter dans ce texte la nette préférence que le père de Mazenod accorde aux qualités du cœur et de la volonté, et l’excellence qu’il désire voir chez les siens. L’adjectif grand est répété quatre fois: «un grand désir», «un grand amour», «un grand zèle», «un grand détachement». Il veut que les Oblats dépassent l’ordinaire, qu’ils constituent vraiment «une troupe d’élite» dans l’Église. En pratique, pour les y aider, il leur demandera surtout quatre choses:

1. de vivre en communauté,

2. de se consacrer à Dieu par les vœux de religion,

3. de consacrer leur vie à l’évangélisation des pauvres et des âmes les plus abandonnées,

4. de vivre et de travailler sous le patronage de Marie Immaculée.

a. La vie communautaire

Cette vie en communauté constitue un élément essentiel de la vie oblate. Eugène de Mazenod l’a voulue dès le début de son œuvre; il en a même fait la première condition pour devenir membre de sa petite Société. L’évangélisation des pauvres, selon lui, spécialement par les missions populaires, ne pouvait s’accomplir de façon durable et efficace sans la vie communautaire. Les hommes apostoliques dont il rêvait auraient besoin aussi du soutien d’une communauté, tant pour leur sanctification personnelle que pour un meilleur accomplissement de leur apostolat.

Son but n’était pas de préparer des francs-tireurs pour le service de l’Église, mais un véritable corps apostolique, une «troupe d’élite» composée d’hommes capables non seulement de travailler ensemble et de se compléter mutuellement dans l’exercice de la mission, mais capables encore de vivre ensemble dans la régularité d’une même maison, d’y prier ensemble et de s’y renouveler spirituellement et intellectuellement, après les accablants travaux du dehors. À cette fin, il a beaucoup insisté sur les deux vertus fondamentales à toute vie commune authentique: la charité fraternelle et l’obéissance. Il vaut la peine de relire ici ce que le Fondateur a écrit sur la communauté et sur l’union entre les Oblats [89].

Il voulait voir régner parmi eux un véritable esprit de famille, le cor unum et l’anima una des premiers disciples de Jésus. Son modèle était la communauté des Apôtres autour de Jésus. Pour tous, qu’ils soient missionnaires au Grand Nord ou qu’ils se dévouent en Asie, au Sri Lanka, existe un double rendez-vous quotidien: la célébration eucharistique et l’oraison du soir devant le Saint Sacrement [90].

Eugène de Mazenod donnait une telle importance à la vie communautaire pour les prêtres engagés dans l’apostolat que, même pour les prêtres diocésains, quand il sera évêque de Marseille, il recommandera le regroupement en petites communautés. Il voyait la chose nécessaire aussi bien pour le service du peuple de Dieu que pour l’avantage spirituel du prêtre.

C’est une motivation semblable, du reste, qui l’avait orienté peu à peu à proposer l’engagement des vœux de religion aux membres de sa petite société.

b. La vie religieuse

En 1815, l’abbé de Mazenod ne pensait pas demander à ses premiers compagnons l’engagement des vœux, mais bien la vie commune et l’esprit des vœux, la pratique des vertus religieuses. Il voulait pour eux le radicalisme évangélique sous une règle qui s’inspirerait de saint Ignace, de saint Charles Borromée, de saint Vincent de Paul et du bienheureux Liguori, mais sans les vœux [91]. Cette exigence était pour lui inséparable de sa conception du missionnaire, un «homme apostolique». Il l’écrit à l’abbé Tempier le 15 décembre 1815: «Y a-t-il beaucoup de prêtres qui veulent être saints de cette manière? Il faudrait ne pas les connaître pour se le persuader; moi je sais bien le contraire: la plupart veulent aller au ciel par une autre voie que celle de l’abnégation, du renoncement, de l’oubli de soi-même, de la pauvreté, des fatigues, etc. Peut-être ne sont-ils pas obligés à faire plus et autrement qu’ils ne font, mais au moins ne devraient-ils pas se tant formaliser si quelques-uns, croyant connaître que les besoins des peuples en exigent davantage, veulent essayer de se dévouer pour les sauver» [92].

Effectivement, les vœux viendront bientôt: en la nuit du jeudi saint 11 avril 1816, pour le père de Mazenod et le père Tempier, et le 1er novembre 1818, pour les autres. Le 17 février 1826, au moment de l’approbation de l’Institut par Léon XII, les Oblats sont vraiment des religieux. Ils prononcent même un quatrième vœu, inspiré de la Règle du bienheureux Liguori, celui de la persévérance dans l’Institut, et cela afin de mieux vaincre la tentation d’un retour au clergé diocésain et la pression de certains évêques dans ce sens-là. Par leur consécration religieuse, ils se donnent entièrement et définitivement à l’œuvre de la mission.

c. L’évangélisation des pauvres

Parmi les ministères qui s’offrirent à son zèle, Eugène de Mazenod a fait un choix précis pour lui-même et pour son Institut, un choix à la fois exaltant et crucifiant, celui de l’évangélisation des pauvres et des personnes les plus abandonnées. Aux Oblats, il demande d’être fidèles à ce choix, de laisser à d’autres les grandes prédications dans les paroisses riches des villes et d’aller «aux pauvres gens épars dans les campagnes et aux habitants des petits pays ruraux, plus dépourvus de ces secours spirituels» [93]. De même dans les missions étrangères, il insiste pour que les Oblats ne s’attardent pas auprès des chrétiens, mais qu’ils aillent vers les païens, vers ceux qui n’ont pas encore la foi. «Quand commencerez-vous à ramener des infidèles? écrit-il au père Semeria, à Jaffna. N’êtes-vous dans votre île que des curés des vieux chrétiens? J’ai toujours cru que l’on visait à convertir les païens. Nous sommes faits pour cela plus encore que pour le reste» [94].

Il faut noter que le Fondateur parle indifféremment des plus pauvres, des plus délaissés, des plus abandonnés. Toujours, cependant, dans sa pensée, la pauvreté, comme privation d’aide religieuse, demeure l’aspect spécifique de notre mission. Il a en vue d’abord l’état d’ignorance religieuse et souvent de déchéance spirituelle dans lequel les personnes se trouvent. La plupart du temps ces personnes ou ces groupes vivent aussi en des conditions matérielles précaires ou misérables, qui en font des marginaux par rapport aux chrétiens plus fortunés. Ces pauvres ne sont habituellement pas rejoints par le ministère ordinaire de l’Église. Pour entrer en contact avec eux, il faut faire des démarches spéciales, prendre certaines distances par rapport aux milieux riches, se dépayser, apprendre un autre langage. Parfois aussi il faudra s’expatrier, les pauvres étant alors des populations vivant en des lieux éloignés, isolés, difficiles d’accès, où peu de prêtres peuvent ou désirent aller.

C’est vers eux que les Oblats doivent aller et ils y vont pour annoncer la Bonne Nouvelle du salut en Jésus Christ. De là viennent d’ordinaire leurs joies les plus profondes et leurs souffrances les plus pénibles. Comme saint Paul, ils s’efforcent de se faire tout à tous afin de gagner le plus grand nombre à Jésus Christ. Leurs vertus sont celles de l’homme apostolique: une foi inébranlable, une espérance invincible, une charité sans bornes, une immense audace et beaucoup d’humilité. Ils sont capables de tout oser pour l’extension du Royaume de Dieu et, en même temps, ils vivent dans une attitude de complet renoncement à eux-mêmes et d’entière fidélité à l’obéissance et à l’Esprit de Dieu qui les habite.

d. Le patronage de Marie Immaculée

Toute sa vie, Eugène de Mazenod a témoigné d’une grande dévotion à la Sainte Vierge. Ce n’est pourtant qu’en décembre 1825, à Rome, dix ans après la fondation des Oblats, qu’il pensa les mettre sous le patronage officiel de Marie Immaculée. Pourquoi? Il ne le dit pas, mais il semble bien qu’alors il a pris une conscience nouvelle, beaucoup plus vive, de l’importance de Marie dans une société missionnaire comme la sienne. C’est par Marie que le Christ, notre salut, est entré dans le monde; c’est par elle aussi qu’il poursuit et achèvera son œuvre. Le 22 décembre 1825, il écrit au père Tempier: «Qu’on se renouvelle surtout dans la dévotion à la très sainte Vierge, pour nous rendre dignes d’être les Oblats de l’Immaculée Marie. Mais c’est un brevet pour le ciel! Comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt? Avouez que ce sera aussi glorieux que consolant pour nous de lui être consacrés d’une manière spéciale et de porter son nom. Les Oblats de Marie! Ce nom satisfait le cœur et l’oreille. Il faut que je vous avoue ici que j’étais tout étonné, lorsqu’on se décida à prendre le nom que j’ai cru devoir quitter, d’être si peu sensible, d’éprouver si peu de plaisir, je dirai presque une sorte de répugnance de porter le nom d’un saint qui est mon protecteur particulier, auquel j’ai tant de dévotion [saint Charles]. À présent, je me l’explique; nous faisions tort à notre Mère, à notre Reine, à celle qui nous protège et qui doit nous obtenir toutes les grâces dont son divin Fils l’a faite dispensatrice. Réjouissons-nous donc de porter son nom et sa livrée» [95].

Le 20 mars 1826, après l’approbation de l’Institut par Léon XII, le père de Mazenod ajoute ceci: «Oh! oui, il faut bien nous le dire, nous avons reçu une grande grâce! Plus je la considère de près dans toutes ses circonstances, plus je sens le prix du bienfait. Nous ne saurons jamais le reconnaître que par une fidélité à toute épreuve, par un redoublement de zèle et de dévouement pour la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes, surtout les plus abandonnées, conformément à notre vocation. […] Vous avez bien raison de dire qu’il vous semblait à tous d’être devenus d’autres hommes; c’est qu’il en est ainsi. Puissions-nous bien comprendre ce que nous sommes! J’espère que le Seigneur nous en fera la grâce, avec l’assistance et par la protection de notre sainte Mère, l’Immaculée Marie, pour laquelle il faut que nous ayons une grande dévotion dans notre Congrégation. Ne vous semble-t-il pas que c’est un signe de prédestination que de porter le nom d’Oblats de Marie, c’est-à-dire consacrés à Dieu sous les auspices de Marie, dont la Congrégation porte le nom, comme un nom de famille qui lui est commun avec la très sainte et immaculée Mère de Dieu? Il y a de quoi faire des jaloux; mais c’est l’Église qui nous a donné ce beau titre, nous le recevons avec respect, amour et reconnaissance, fiers de notre dignité et des droits qu’elle nous donne à la protection de la Toute Puissante auprès de Dieu» [96].

Comme conséquence, l’Oblat est appelé à vivre sa vie personnelle et à exercer sa mission en union étroite avec Marie. Il demeure missionnaire, évangélisateur des pauvres, mais il annonce l’Évangile aux pauvres avec l’aide et le soutien de Marie, victorieuse de tout mal et mère de miséricorde. En son cœur, il cultive une profonde dévotion à Marie et s’efforce de la faire mieux connaître et aimer au dehors.

CONCLUSION

Quelle fut la spiritualité d’Eugène de Mazenod? À cette question, il faut répondre simplement: ce fut celle de l’homme apostolique de son temps. La présente étude aura fait voir, je l’espère, comment, à partir de son expérience personnelle et de sa perception des besoins religieux de l’époque, le Fondateur des Oblats a su utiliser les nombreux éléments de vie spirituelle et apostolique qui s’offraient à lui. Il les a puisés à diverses sources, il en a fait l’expérience et il les a agencés selon la fin missionnaire qu’il se proposait.

Il n’a pas cherché comme tel à créer du neuf, à faire original, mais bien à répondre au défi apostolique de son milieu et de son temps, celui surtout de l’ignorance religieuse des pauvres gens et des personnes les plus délaissées. La seule synthèse de vie spirituelle qu’il ait écrite est le livre des Constitutions et Règles de son Institut, une sorte de manuel d’action missionnaire et de vie religieuse apostolique.

À des éléments venus de plusieurs sources, il a donné un souffle nouveau, un esprit particulier. Cet esprit se caractérise par l’enracinement évangélique et par l’ardeur, le dynamisme qui l’anime.

«Notre Seigneur Jésus Christ nous a laissé le soin de continuer le grand œuvre de la rédemption des hommes, écrit-il au père Tempier, le 22 août 1817. C’est uniquement vers ce but que doivent tendre tous nos efforts; tant que nous n’aurons pas employé toute notre vie et donné tout notre sang pour y réussir, nous n’avons rien à dire; à plus forte raison quand nous n’avons encore donné que quelques gouttes de sueur et quelques minces fatigues. Cet esprit de dévouement total pour la gloire de Dieu, le service de l’Église et le salut des âmes, est l’esprit propre de notre Congrégation, petite, il est vrai, mais qui sera toujours puissante tant qu’elle sera sainte» [97].

Treize ans plus tard, le 29 juillet 1830, il rappelle au père Hippolyte Guibert quel est cet esprit oblat: «L’esprit du Bernardin n’est pas celui du Jésuite. Le nôtre aussi est à nous». Cet esprit est tout entier centré sur la charité, «le pivot sur lequel roule toute notre existence»: la charité pour Dieu, qui «nous a fait renoncer au monde et nous a voués à sa gloire par tous les sacrifices, fût-ce même celui de notre vie», la charité pour nos frères Oblats, «en ne considérant notre Société que comme la famille la plus unie qui existe sur la terre», et la charité pour le reste des hommes, «en ne nous considérant que comme les serviteurs du père de famille chargés de secourir, d’aider, de ramener ses enfants par le travail le plus assidu, au milieu des tribulations, des persécutions de tout genre, sans prétendre à d’autres récompenses qu’à celles que le Seigneur a promises aux serviteurs fidèles qui remplissent dignement leur mission» [98].

Finalement, la spiritualité d’Eugène de Mazenod, c’est la spiritualité du «serviteur bon et fidèle» dont parle l’Évangile, la spiritualité de celui qui veut vivre intégralement et jusqu’à la fin le précepte de la charité. De cette charité lui-même a vécu toute sa vie, et c’est à ce même amour qu’il convie les membres de sa famille religieuse: «Pratiquez bien parmi vous la charité… la charité… la charité… et au dehors, le zèle pour le salut des âmes».

Fernand Jetté