1. Les missionnaires
  2. Les difficultés dans le vicariat de Jaffna
  3. Relations avec Mgr Bravi, coadjuteur puis vicaire apostolique de Colombo

Les 10 et 11 août 1847 Mgr Orazio Bettachini, de passage à Marseille, demanda à Mgr de Mazenod d’envoyer quelques Oblats à Ceylan. Mgr Bettachini, de l’Oratoire Saint-Philippe Néri, était missionnaire à Ceylan depuis 1842. En 1845, la congrégation de la Propagande l’avait nommé évêque de Toron, coadju­teur du Vicaire apostolique de Colombo, Mgr Gaetano Antonio Musulce, et chargé de la partie Nord de l’île.

C’était la seconde demande qui était faite à l’Évêque de Marseille à ce sujet. En effet, en 1846 l’abbé A.J. Valentin Reinaud, missionnaire à Ceylan après avoir quitté la congrégation des Oblats en 1844, avait écrit au Fondateur pour lui demander des Oblats à Kandy où il se trouvait. Le Fondateur avait mis la Pro­pagande au courant de cette demande, se disant disposé à envoyer quelques pères. La propagande répondit le 24 août 1846 que quatre missionnaires allaient partir pour Ceylan et que cela suffisait pour le moment.

En 1847, c’est avec enthousiasme que Mgr de Mazenod répondit positivement à Mgr Bettachini. Dès le 12 août, il annonça sa décision au père Vincens, supérieur à Notre-Dame de l’Osier: «Quel champ s’ouvre devant nous! Un million cinq cent mille Gentils à convertir, dans le plus beau pays du monde. Cent cinquante mille chrétiens à instruire; toute cette immense population disposée par la bonté de son caractère et par un certain attrait de religiosité à écouter avec doci­lité la voix des envoyés de Dieu qui leur annonceront la Bonne Nouvelle; d’autre part, l’hérésie à prévenir… Comment résister à tant de puissants motifs pour répondre avec reconnaissance aux ins­tances de coopérer puissamment à ce grand bien? J’ai donc accepté cette nou­velle mission, une des plus belles qui existent sur la terre, dans la prévoyance que cette grande île deviendra un jour l’apanage de notre congrégation, qui la sanctifiera tout entière. »

Cet enthousiasme s’explique par le fait que les besoins du pays corres­pondaient exactement aux fins de la congrégation: régénérer une population catholique assez abandonnée qu’il faut instruire, et surtout annoncer l’Évangile à «un million cinq cent mille Gentils à convertir! ». Mais quelle promesse Mgr Bettachini lui a-t-il faite? On est surpris de constater que le Fondateur prévoit déjà, dès la première fois qu’il parle de Ceylan, que «cette grande île deviendra un jour l’apanage de notre congrégation, qui la sanctifiera tout entière. »

Les missionnaires
Dès le mois d’octobre 1847 partaient avec Mgr Bettachini, le père Semeria, nommé supérieur, les pères Keating, irlandais et Ciamin, niçois, et le frère De Steffanis, gênois. Ils espéraient, semble-t-il, travailler avec le père Reinaud dans la province du centre, mais en arrivant dans l’île à la fin de l’année, la Propagande avait mis Kandy sous l’autorité de Mgr Musulce et nommé Mgr Bettachini vicaire apostolique de Jaffna au nord. Le père Semeria n’hésita pas à suivre Mgr Bettachini à Jaffna où travaillaient déjà six Goanais qui rejoignirent bientôt leurs compatriotes à Colombo, deux Bénédictins espagnols, trois prêtres lom­bards et un Oratorien italien.

Dans l’espoir sans doute de pouvoir un jour «sanctifier l’île tout entière », Mgr de Mazenod envoya à Ceylan, de 1847 à 1861, 31 Oblats dont 22 Français, 4 Irlandais, 4 Italiens et un Belge. Trois autres entrèrent dans la congrégation à Ceylan: C. Bonjean, P. Flanagan et P.E. Poorey. Trente quatre pères et frères travaillèrent donc à Ceylan au cours de ces années. Sept moururent avant la fin de l’année 1861: les pères Leydier, Ciamin, Lacombe, Flurin et Crousel, et les frères Byrne et Poorey. Deux autres, malades, furent renvoyés en France: les pères Lallement et Vivier.

En écrivant à la congrégation de la Propagande le 11 août 1847, Mgr Bettachini annonçait qu’il partait bientôt avec des Oblats de M.I., mais voulait que celle-ci mette comme condi­tion qu’ils dépendront de lui, non de leur supérieur de Marseille. Le même jour, le Fondateur écrivait lui aussi qu’il envoyait des Oblats à Jaffna à condition qu’ils «ne dépendent pas des caprices des Goanais mais travaillent sous la direction de Mgr Bettachini. »

Ces conditions furent respectées. Le père Semeria collabora toujours avec Mgr Bettachini qui en fit son secrétaire. Il obéit à l’Évêque qui plaça les trois pères dans trois missions éloignées l’une de l’autre: le père Semeria à Jaffna au Nord, le père Ciamin dans le district de Men­totte à l’Ouest et le père Keating dans celui de Batticaloa à l’Est. Le père Seme­ria veilla par la suite à mettre les pères deux à deux dans les missions. Dès l’arrivée du second groupe en 1849, les pères Semeria et Le Bescou furent placés à Jaffna, Ciamin et Leydier à Point Pedro, Keating et Mouchel à Batticaloa.

Les difficultés dans le vicariat de Jaffna
La vie des Oblats ne fut pas facile au début de leur séjour, d’abord à cause de plusieurs épidémies de choléra de 1850 à 1855 au cours desquelles moururent beaucoup de Ceylanais et quelques Oblats. Ceux-ci risquèrent souvent leur vie pour administrer les sacrements aux malades. Une autre calamité attrista et ralentit le ministère des pères: le schisme goanais. À l’arrivée de Mgr Bettachini à Jaffna un seul Goanais demeura dans le vicariat, bientôt rejoint par un autre venant de Goa. Ils refusèrent d’obéir au Vicaire apostolique et restèrent fidèles à la juridiction du Padroado de Goa. Ils se disaient propriétaires des églises et refu­saient de laisser entrer les missionnaires. Ceci survint à Mantotte, Mannar, Kayts et Jaffna où un Goanais prit possession pendant quelques années de l’église de Notre-Dame du Refuge.

Les relations de Mgr Bettachini avec les Oblats furent plutôt bonnes, celles avec Mgr de Mazenod plus tendues. D’abord celui-ci se plaignit du vicaire apostolique qui voulait pour lui toute l’allocation des Œuvres de la Propagation de la foi. Ensuite, surtout à partir de 1850, Mgr de Mazenod écrivit de nom­breuses lettres à la congrégation de la Propagande et à Mgr Bettachini pour demander que le père Semeria soit nommé coadjuteur. Mgr Bettachini recon­naissait que le père Semeria était le sujet tout désigné pour lui succéder mais il estimait que la nomination d’un coadju­teur était «prématurée et inopportune» puisqu’il était en bonne santé et que son vicariat comptait peu de prêtres. Il tint ferme. De son côté, Mgr de Mazenod ne cessa d’insister afin d’assurer une posi­tion sûre pour ses fils: «Il ne me convient pas, écrit-il en 1852, de laisser en mourant ma congrégation dans une île éloignée, dans l’incertitude de son avenir comme s’il s’agissait d’un simple mis­sionnaire.» Mgr Bettachini perdit pa­tience et adressa une lettre peu courtoise à l’Évêque de Marseille qui s’en plaignit à la Propagande. Le cardinal Fransoni écrivit alors au Vicaire apostolique: «Les lettres que vous écrivez…sont conçues en des termes tels qu’ils affli­gent, on ne peut plus, vos corres­pondants… Je vous exhorte donc avec amour à vous en tenir à cette modération chrétienne par laquelle vous saurez tem­pérer cette excessive ardeur ou âpreté d’expressions…qui n’obtiennent autre chose que de vous aliéner les esprits. »

Dans toutes ses lettres à la Propa­gande, Mgr Bettachini remit à plus tard la demande d’un coadjuteur, mais affirma sans cesse qu’il obéira quand la Propa­gande décidera de lui en donner un. Le 25 janvier 1856, il accepta enfin la déci­sion de la Propagande, mais il rappela au Préfet: «Je vous prie seulement de ne pas faire valoir mon incapacité ou de me convaincre par de meilleurs arguments que je suis niais et imbécile, parce qu’il m’est trop pénible de passer pour tel.» On voit par ces quelques mots que le Vicaire apostolique avait un langage peu châtié et perdait facilement patience. Il était en effet mal aimé. Dans une lettre courageuse et charitable, le père Semeria lui disait, le 26 juillet 1855: «Essayez de vous faire aimer plutôt que de vous faire craindre par les missionnaires et par les fidèles.» À la congrégation de la Propa­gande il avait écrit le jour précédent que Mgr Bettachini «est animé d’un saint zèle », mais «qu’il est loin de gagner les cœurs des missionnaires ou des chrétiens et loin d’obtenir d’eux respect, affection et dévotion si nécessaires à un supérieur qui désire faire le bien. »

Mgr Semeria fut nommé coadjuteur en 1856, puis devint vicaire apostolique en 1857, à la mort de Mgr Bettachini, le 22 juillet. Il put alors mettre en exécution les projets formés depuis longtemps. Il mit sur pied une équipe de missionnaires, dont il prit souvent la direction, et prêcha des missions paroissiales, selon la mé­thode traditionnelle de la congrégation, dans l’île de Kayts, troublée par le schisme, à Valigamme, Trincomali, Batticaloa et Jaffna, etc. Ces missions se révélèrent aussi fructueuses qu’en Europe ou au Canada. Il s’occupa également d’un autre point important de ses projets: les écoles et même un séminaire dans le but de former des catéchistes et des prêtres.

Dans son rapport au chapitre de 1861, Mgr Semeria écrivit que les catholiques du vicariat sont alors environ 55 000, dispersés dans 240 chrétientés qui forment huit missions ou districts, dirigés chacun par un ou deux missionnaires: Jaffa, Trincomalie, Batticaloa, Mannar, Mantotte, Point Pedro, Valigamme et Kayts.

Relations avec Mgr Bravi, coadjuteur puis vicaire apostolique de Colombo
Le vicariat apostolique de Ceylan, érigé en 1834 et divisé en deux vicariats en 1845, eut en 1843 pour vicaire aposto­lique Mgr Antonio Caitano Musulce. En 1849, Mgr Bravi, Bénédictin Sylvestrin, lui fut donné comme coadjuteur de Colombo. En 1850, NN.SS. Musulce et Bravi demandèrent à la congrégation de la Propagande des missionnaires euro­péens, mais excluaient les Français. La propagande ne réussit pas à trouver des Italiens et transmit la demande à Mgr de Mazenod qui répondit positivement le 18 décembre 1850, mais ajouta: Je ne comprends pas bien par quel caprice Mgr Bravi exclut d’une manière peu courtoise des missionnaires français qui ne passent pourtant pas pour moins zélés que les autres ».

Par nécessité, les deux évêques acceptèrent en 1851 les quatre Oblats envoyés à la demande expresse de la Propagande, les pères D. Pulicani, J.-P. Perréard, A. Duffo et L. Lallement. Ils expliquèrent dans quelques lettres pour­quoi ils avaient désiré surtout des Italiens. La plupart des missionnaires du vicariat étaient des Oratoriens goanais (15 sur 19 prêtres). Les Oratoriens ont conservé la foi à Ceylan au temps de la persécution hollandaise. En 1835, les instituts religieux ont été supprimés dans les colonies portugaises et leurs biens saisis. Les Goanais demeurés à Ceylan sont aimés du peuple mais âgés et peu zélés. Ils ne veulent pas de prêtres euro­péens, mais acceptent désormais bien les quelques Italiens du vicariat. De plus, ils n’aiment pas Mgr Bettachini et le vicariat de Jaffna. Mgr Bravi veut absolument maintenir des relations amicales avec eux d’où sa crainte que l’arrivée des Oblats français déjà établis à Jaffna n’entraîne une ingérence abusive de Jaffna dans les affaires de Colombo. De plus, étant Syl­vestrin, il espère pouvoir léguer ce vica­riat à son Ordre, hélas trop pauvre en sujets pour seconder ses plans. S’il ne refuse pas les Oblats qu’on lui impose, il exprime clairement ses vues à leur sujet: «Si maintenant doivent venir les quatre sujets promis, qu’ils arrivent mais qu’ils arrivent comme de simples mission­naires, seuls, isolés, sans la moindre idée de devoir former pour eux une mission et encore moins d’établir une maison de leur Ordre.» Au Fondateur, Mgr Bravi assura pourtant qu’il serait pour les Oblats un second père; en retour, il obtint de ne laisser le père Semeria que nomi­nalement le supérieur des jeunes Oblats qui devaient cacher leur croix oblate et furent dispersés dans des missions pauvres et éloignées.

Les quatre jeunes pères, sans supérieur immédiat, ne tardèrent pas, dans l’ardeur de leur jeunesse et de leur zèle, de prendre des initiatives plus généreuses que prudentes, en particulier en faisant faire, selon l’usage européen, la première communion aux jeunes et même aux enfants, alors que les Goanais ne permettaient souvent aux chrétiens de communier qu’à l’article de la mort; ceci leur attira les foudres des Goanais et par suite des évêques du vicariat. De plus, au cours d’une longue controverse entre NN.SS. Bettachini et Bravi sur l’appar­tenance de quelques missions impor­tantes comme Sainte-Anne de Talavila, de Chilaw et de Kurunegala, les Oblats de Colombo prirent la défense du vicariat de Jaffna et s’attirèrent l’inimitié de Bravi qui promit de ne plus jamais accepter d’autres Oblats dans son vicariat, dût-il aller chercher ses missionnaires en Australie.

L’opposition de Mgr Bravi envers les Oblats augmenta à la fin de la vie de Mgr de Mazenod. Lors d’un voyage à Rome en 1851, l’intuition que celui-ci avait eue en 1847 fut confirmée par Mgr Buratti, un secrétaire de la Propa­gande, qui l’assura que toute l’île serait confiée à la congrégation des Oblats. Dans une réunion de la Propagande, le 2 avril 1855, on parla d’ailleurs de l’avantage qu’il y a de confier les vica­riats apostoliques à des congrégations religieuses qui peuvent assurer la relève des missionnaires. Dans le vicariat de Colombo, pensait-on, les Sylvestrins ont peu de sujets et sont incapables de se charger d’un tel fardeau. C’est pourquoi on se proposa de remplacer peu à peu les Goanais par des Oblats dont un d’entre eux pourrait devenir vicaire apostolique.

Fort de la connaissance de ce projet et de ses propres convictions, surtout après 1855, Mgr de Mazenod proposa avec insistance dans toutes ses lettres à la Propagande d’envoyer d’autres Oblats dans le vicariat de Colombo où le climat est plus sain et de préparer ainsi ses fils à prendre en charge le vicariat. Un secré­taire de la Propagande fit connaître à Mgr Bravi le contenu de ces lettres dans lesquelles, parlant à des supérieurs, il portait aussi des jugements peu favo­rables au vicariat de Colombo et à Mgr Bravi, d’où mécontentement de celui-ci. Lors d’un voyage à Rome en 1856, il obtint de la Propagande que le vicariat reste aux Sylvestrins qui pro­mettent d’envoyer des missionnaires. En 1863, trois années après le décès de Mgr Bravi, le Sylvestrin Sillani fut nom­mé vicaire apostolique de Colombo.

En 1861, les trois Oblats qui restaient dans le vicariat de Colombo, après de départ du père Lallement en 1856, travaillaient à Kandy et à Siyane Korale. Dans son rapport au Chapitre général de 1861, Mgr Semeria loue surtout le père Pulicani dont le comportement avait toujours été apprécié par Mgr Bravi. Le témoignage rendu au zèle infatigable et aux qualités du père Le Bescou, écrit Mgr Semeria, «je le dois également au digne père Pulicani, qui travaille avec les pères Perréard et Duffo avec beaucoup d’ardeur et de succès dans le vicariat apostolique de Colombo. Se faisant tout à tous, le père Pulicani est également aimé des chrétiens étrangers et des chrétiens indigènes, également respecté et par les protestants et par les bouddhistes. Partout où il paraît s’opèrent de nombreuses et quelquefois d’éclatantes conversions; c’est l’instrument dont Dieu se sert pour les réaliser. Aussi dans toutes les mis­sions qu’il a dirigées, il a laissé de vifs regrets et d’impérissables souvenirs… »

Le désir de Mgr de Mazenod se réalisa en 1883 avec la nomination à Colombo de Mgr Bonjean, o.m.i. Les Oblats évan­gélisèrent toute l’île de 1883 jusqu’en 1939 lorsque le diocèse de Chilaw fut détaché de Colombo et confié exclusi­vement au clergé diocésain déjà nombreux.

Yvon Beaudoin, o.m.i.