1. Saint Alphonse Marie de Liguori (1696-1787)
  2. Ressemblances entre saint Alphonse et saint Eugène de Mazenod
  3. Les premiers contacts d’Eugène de Mazenod avec les écrits de saint Alphonse
  4. L’abbé de Mazenod devient un grand propagateur de Liguori
  5. La première biographie en français du bienheureux Alphonse
  6. La diffusion de la théologie morale de saint Alphonse en France

Saint Alphonse de Liguori, fondateur de la congrégation des Rédemptoristes, exerça une grande influence sur la vie de saint Eugène de Mazenod, fondateur des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.

Saint Alphonse Marie de Liguori (1696-1787)
Saint Alphonse Marie de Liguori naquit le 27octobre 1696 à Marianella, près de Naples, dans une famille noble. Alphonse était l’aîné de huit enfants dont quatre filles. Son père Joseph, chevalier de la Porta Nuova, était capitaine des galères royales. Sa mère, Anna Cavalier, était pieuse: trois fils et deux filles se sont consacrés au service de Dieu.
Alphonse était un enfant surdoué, pieux, mais énergique et fougueux. Il reçut sa première éducation en famille; on n’a pas hésité à lui procurer les meilleurs maîtres. À douze ans, avec la dispense d’âge, il est reçu à la faculté de droit de l’Université de Naples. Après quatre ans, avec la dispense d’âge, le 21 janvier 1713, il est proclamé doctor utriusque iuris. Il fait d’abord un stage de trois ans et commence ensuite à plaider avec grand succès. Son avenir s’annonce prometteur, plein de gloire terrestre.

Un événement va brusquement interrompre cette brillante carrière. Un différent s’était élevé entre le duc Orsini et le grand duc de Toscane; il s’agissait d’une propriété dont la valeur était estimée à 500000écus. Le duc Orsini confie sa cause à Alphonse. Ce dernier prononce un plaidoyer remarquable, de sorte que tout le monde est convaincu qu’il gagnera la cause. Mais l’avocat de la partie adverse fait remarquer qu’Alphonse, en citant le document le plus important, y a omis une particule négative et, par conséquent, ce document a un sens contraire à celui donné par Alphonse. À la stupéfaction générale, celui-ci reconnaît qu’il s’est trompé et, tout confus, ne peut prononcer que ces paroles: «Je me suis trompé, je me suis trompé!» Rentré à la maison, il se met à genoux devant son crucifix et verse des larmes amères. Il promet au Christ qu’il renoncera à toute gloire terrestre dans le barreau et consacrera sa vie au service des pauvres. Il commence par l’hospice des Incurables. Un jour, en priant, il sent une voix intérieure lui dire: «Alphonse, quitte le monde, tu ne dois vivre que pour moi.»

Malgré l’opposition de ses parents, il décide de suivre cet appel du Christ et d’entrer dans l’état ecclésiastique pour se mettre entièrement à son service. Le 27octobre 1723, à l’âge de 27 ans, il prend la soutane et s’applique à l’étude de la théologie, sous la direction du chanoine Torni. Après trois ans d’études, il reçoit l’ordination sacerdotale le 21septembre 1726.

Pour se livrer entièrement à son ministère sacerdotal, en 1729, il quitte la maison paternelle et s’établit au Collège Chinois, fondé par le père Ripa. Il prêche et confesse beaucoup; ses sermons enflammés attirent les foules et son confessionnal est toujours assiégé. Il fonde une oeuvre dite La Chapelle où il réunit périodiquement des jeunes ouvriers et les gens de basse condition sociale, dits «Lazzaroni». Il y joue de la guitare et leur fait chanter des chansons de sa propre composition; on s’y amuse bien et le nombre ne cesse d’augmenter.

Surchargé de travail, il tombe malade. Pour récupérer sa santé, il se rend à Scala, près d’Amalfi. Tout en soignant sa santé, il y continue à exercer son ministère sacerdotal. Il devient directeur de la communauté des Sœurs de la Visitation qui ont besoin d’une réforme. Alphonse compose pour les sœurs de nouveaux statuts et leur donne aussi un nouveau nom: les Rédemptoristines. Ce sera la future branche féminine des Rédemptoristes.

En parcourant la région, Alphonse se rend compte de la grande misère du petit peuple au point de vue matériel et de son abandon au point de vue religieux. Il commence à réunir autour de lui quelques prêtres zélés et, le 9novembre 1732, il fonde avec eux la première communauté du Très Saint Rédempteur. L’unique but doit être l’apostolat par les missions et les travaux du même genre. Certains qui veulent y ajouter l’éducation de la jeunesse ne peuvent pas rester dans la communauté. Aux trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, on ajoute celui de persévérance. La congrégation est approuvée par Benoît XIV, le 25février 1749. En prêchant des missions et en confessant, Alphonse s’aperçoit vite que la théologie rigoriste, alors en vigueur, rend son ministère difficile. Il se met donc à composer une nouvelle théologie morale plus humaine et plus adaptée aux besoins des âmes; elle devient un guide pour tous ses confrères.

En 1762, Alphonse est nommé évêque de Sainte-Agathe des Goths, diocèse de 40000 âmes, fort abandonné au point de vue spirituel et moral. Le nouvel évêque renonce au gouvernement de sa congrégation et met toute son ardeur pour réformer le clergé et le peuple de son diocèse. Surchargé de travail et sans cesse attaqué par les adversaires de sa théologie morale, il tombe gravement malade. Le 9 mai 1775, Pie VII doit accepter sa démission. L’évêque rentre dans la maison des Rédemptoristes à Nocera dei Pagani. Sa santé s’améliore un peu, de sorte qu’il peut reprendre la direction des Rédemptoristes. Cette dernière période de sa vie n’est qu’une suite de souffrances, une vraie Via Crucis. Courbé et partiellement paralysé par un rhumatisme généralisé, il passe la plupart de son temps assis dans un fauteuil.

À ces maux corporels, s’ajoute la douleur de voir sa congrégation se scinder en deux branches. En 1780, deux de ses membres, à son insu, en vue d’obtenir la reconnaissance royale, confectionnent un Regolamento contraire aux principes de la Règle. Les maisons situées dans les États pontificaux sont reconnues par le Saint-Siège comme les seules qui jouissent de l’approbation pontificale et un nouveau supérieur général est nommé à leur tête. Celles qui se trouvent dans le royaume de Naples, dirigées par le fondateur, perdent leur approbation pontificale. Pour boire la lie du calice, Alphonse est dénoncé à Rome comme auteur du Regolamento et tombe en disgrâce auprès du Pape. Cette scission ne se terminera qu’en 1794, sept ans après la mort du fondateur.

Alphonse de Liguori est décédé le 1eraoût 1787. Malgré la scission, il eut le bonheur de voir son lit de mort entouré de ses fils spirituels des deux branches de la congrégation. Le Pape reconnut que le Regolamento avait été concocté à 1’insu du fondateur et le lava de tout soupçon de désobéissance au Saint-Siège,

Sept ans après sa mort, le 26 avril 1796, sa cause de béatification fut introduite à Rome et, le 7 mai suivant., il fut déclaré vénérable. Sa cause de béatification avança rapidement. Le 18 mai 1803, ses écrits furent déclarés irréprochables; le 7mai 1807, fut reconnue l’héroïcité de ses vertus; le 15 septembre 1816, il fut béatifié par Pie VII et canonisé le 26mai 1839. La solidité de sa doctrine morale et spirituelle ayant été universellement reconnue, le 23mars 1871, saint Alphonse fut proclamé docteur de l’Église. Pie XII y ajouta encore, le 26avril 1950, le titre de «patron céleste des confesseurs et des moralistes».

Saint Alphonse est le plus fécond de tous les docteurs de l’Église, En 1753, parut pour la première fois sa théologie morale; elle fut ensuite plusieurs fois corrigée et rééditée. Avec la réforme de la théologie morale, allait de pair la dynamisation de la vie chrétienne chez les fidèles, chez les prêtres et chez les religieux. Dans ce but, Alphonse publia environ 160 ouvrages ou opuscules d’ascétisme, de spiritualité et de dévotions particulières, surtout aux Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie. Ils furent traduits en plusieurs langues. L’édition complète de ses œuvres, publiée à Venise en 1831, comprenait 101 volumes.

Ressemblances entre saint Alphonse et saint Eugène de Mazenod
Quand on parcourt la vie des deux saints, on y constate plusieurs ressemblances. Nous ne mentionnons que les plus significatives. Tous les deux sont nés dans des familles nobles et avaient à peu près le même caractère fougueux, énergique, mais en même temps très sensible. Tous les deux voulaient d’abord faire carrière dans le monde, Alphonse comme avocat et Eugène comme chambellan à la cour du roi de Naples. Ils éprouvèrent un cuisant échec dans leur désir de gloire terrestre et furent «saisis» par la grâce de Dieu pour se consacrer à son service. Tous les deux commencèrent leur ministère sacerdotal auprès des jeunes gens et des pauvres des campagnes, puis fondèrent ensuite une congrégation missionnaire, ayant à peu près le même âge: Alphonse 36 ans et Eugène 33.

Le fondateur des Oblats, en composant le première Règle, en 1818, la calqua sur celle du fondateur des Rédemptoristes. Les deux furent nommés évêques et eurent à souffrir de l’incompréhension du Saint-Siège, pour être ensuite comblés de bénédictions. Et finalement, tous les deux furent proclamés saints: Alphonse en 1839 et Eugène en 1995. Les charismes, fort semblables, des deux fondateurs se perpétuent dans leurs congrégations respectives; elles figurent parmi les plus importantes dans l’Église,

Les premiers contacts d’Eugène de Mazenod avec les écrits de saint Alphonse
Pendant son séjour en Italie (1791-1802), Eugène de Mazenod a pu avoir en main quelque livret de dévotion de Liguori, surtout lors de son séjour «pieux» à Venise; mais nous n’en avons aucune preuve convaincante. Après son retour en France, en octobre 1802, et surtout dans la période cruciale de sa vie (1805-1808), il a pu lire quelque opuscule d’ascétisme ou de dévotion en italien, car il parlait parfaitement cette langue. Par une lettre de Mme la baronne de Talleyrand à Eugène, datée de La Ferté, le 9septembre 1805, nous savons qu’elle avait chargé Eugène, alors à Paris, de lui procurer «les ouvrages du respectable Liguori». Mais elle ajouta qu’ils «ne sont pas connus à Paris» (A.G., FB 2-3) Nous ne savons pas si Eugène a trouvé les écrits désirés; en tout cas, c’est la première fois que le vénérable Liguori est mentionné dans la correspondance d’Eugène.

En octobre 1808, Eugène entre au séminaire Saint-Sulpice à Paris. Il est ordonné prêtre le 21 décembre 1811 à Amiens et demeure à Paris jusqu’à la fin de 1812. C’est au cours de cette période qu’il parle explicitement de Liguori. Dans une lettre à sa sœur, datée du 12juillet 1809, il recommande la communion fréquente et cite à l’appui les conseils d’Alphonse de Liguori: «Plus vous êtes dans le monde, plus vous avez besoin de secours, dit le vénérable Liguori…; plus vous avez besoin, parce que vous avez de plus grandes tentations. Ainsi fixez-vous à faire la sainte communion tous les huit jours (c’est dans le règlement de vie qu’il donne aux personnes qui sont obligées de vivre dans le monde) avec la ferme résolution de ne jamais 1 ‘omettre… Ce saint évêque, qui n’a écrit ses ouvrages qu’après avoir exercé le ministère pendant 28 ans, semble attacher le salut éternel à cette fréquence de la sainte communion, et il n’a pas tort.» (Écrits oblats, 14, p.152).

Quant à la morale enseignée au séminaire Saint-Sulpice par le professeur Montaigne (1759-1821), elle récusait le rigorisme janséniste, mais aussi le probabilisme des Jésuites; on peut la définir: probabilioriste. La théologie morale du vénérable Alphonse, bien que connue à Paris, était citée, mais on n’en tenait pas compte; elle paraissait laxiste.

L’abbé de Mazenod devient un grand propagateur de Liguori
L’abbé de Mazenod rentre à Aix vers la fin de 1812 et commence tout de suite à exercer son ministère sacerdotal en faveur de la jeunesse et du petit peuple. Il s’aperçoit vite que la morale enseignée à Saint-Sulpice est trop rigide pour être appliquée au confessionnal. Il se tourne alors vers celle enseignée par le vénérable Liguori. Il semble que c’est M. Bony, sulpicien et directeur au séminaire d’Aix, qui lui ait indiqué cette voie à suivre (Jean Leflon, Eugène Mazenod, II, p.141).

Pour en savoir davantage, Eugène s’adresse à son ami Collegno à Turin et lui demande de bien vouloir lui procurer tous les ouvrages du vénérable Liguori, son portrait et l’office propre du bienheureux, béatifié le 15septembre 1816. Il est heureux de les recevoir en 1816. Dans le même but, il s’adresse à son père à Palerme. Dans la lettre du 1ermai 1816, il lui demande l’envoi des Constitutions et Règles des Rédemptoristes, l’office du bienheureux et une grande gravure pour pouvoir la placer dans la salle de communauté. Et dans la lettre suivante, datée du 8juillet 1816, il ajoute: «J’ai beaucoup étudié ses ouvrages et nous l’avons pris pour un de nos patrons; nous voudrions marcher sur ses traces et imiter ses vertus… J’ai une partie de ses ouvrages, entre autres sa théologie morale que j’aime beaucoup et dont j’ai fait une étude particulière quand j’avais le temps d’étudier, car à présent je ne puis faire autre chose que d’agir» (Écrits oblats, t.13, p.16).

En effet, l’abbé de Mazenod était alors fort occupé. Vers le fin de 1815, il commença à réunir autour de lui quelques prêtres pour la prédication des missions populaires et, le 25janvier 1816, il fonda avec eux la «Mission de Provence.» Pour loger les missionnaires, il acheta une partie de l’ancien couvent des Carmélites d’Aix, situé sur le Cours Mirabeau. Le 7avril eut lieu la bénédiction et l’ouverture au public de l’église attenante au couvent. Saint Vincent de Paul fut choisi comme patron principal. Après la béatification d’Alphonse, celui-ci fut déclaré deuxième patron et un autel latéral lui fut érigé, le premier en France. Un miracle, opéré par ce nouveau bienheureux, fit grande impression à Aix. MmeFélix, femme d’un ancien procureur à la Chambre des Comptes, souffrant d’un ulcère à la matrice, était moribonde. Les médecins ne pouvaient plus rien faire. C’est alors que le père Tempier, confesseur de la mourante, eut l’idée d’appliquer sur son corps l’image du bienheureux Alphonse À l’instant la malade se lève, saute de son lit complètement guérie. «Elle mange, boit et parle, comme si elle n’avait jamais rien eu» (Fortuné au président de Mazenod, le 11août 1818, A. G.). Elle vient à la Mission et prie longuement devant l’autel du bienheureux pour le remercier de cet éclatant miracle. L’abbé de Mazenod en fit dresser le procès-verbal en bonne et due forme et l’envoya à Rome, au cardinal Mattei, doyen du Sacré Collège, avec qui il s’était lié d’amitié lors de son séjour au séminaire Saint-Sulpice, à Paris; il lui demanda de le présenter au Pape. Avec la permission de l’archevêque, on célébrait, à la Mission, la fête du bienheureux avec grande pompe. Le père de Mazenod «par sa grande dévotion au bx Liguori et poussé par l’ardent désir de le faire connaître en France» (Fortuné au président, le 16juillet 1818), diffusait partout ses images et ses gravures (Rey I, 198). L’influence du bienheureux Alphonse sur le père de Mazenod était si grande que ce dernier, en composant la Règle, en septembre 1818, la calqua sur celle du bienheureux Alphonse pour les Rédemptoristes.

La première biographie en français du bienheureux Alphonse
Le meilleur moyen de faire connaître la vie et la doctrine du bienheureux Alphonse serait sans doute la publication de sa biographie en français. Le fondateur des Oblats va s’y mettre avec toute son ardeur; ce sera la première en France. Sur les instances réitérées d’Eugène, son père et ses deux oncles se résignent enfin à rentrer en France. Le 27décembre 1817, ils débarquent à Marseille. Le président et son frère Louis s’établissent à Marseille et leur frère Fortuné, étant prêtre, fixe sa demeure à la Mission de Provence, à Aix. La correspondance entre Aix et Marseille de 1818 à 1820 (377 lettres) nous permet de suivre l’histoire de la première biographie française du bienheureux Liguori.

En rentrant en France, le président de Mazenod apporte de Sicile les Constitutions et Règles des Rédemptoristes, la biographie du bienheureux Alphonse ainsi que quelques autres écrits. La biographie avait été composée par V. A. Giattini, postulateur de la cause, et publiée à Rome en 1816 sous le titre de Vita del beato Alfonso Maria Liguori, fondatore della congregazione del SS.mo Redentore, e vescovo di Santa Agata de’ Goti…, Rome, 1816, 384 pages.

L’abbé de Mazenod avait l’intention de la faire traduire en français pour la publier en France. Il s’adresse à son père et lui demande avec insistance de se charger de ce travail. Bon gré mal gré, le président accepte enfin la proposition. La traduction, surveillée par l’abbé de Mazenod, commence en juin 1818 et se termine en mai 1819. Le fondateur des Oblats en est très content et veut la publier sans délai. À cet effet, il demande la permission du postulateur de la cause et charge son père de revoir toute la traduction pour la rendre plus élégante. Malheureusement, le président tombe malade et meurt le 10 octobre 1820, laissant son travail inachevé. Ensuite le père de Mazenod propose aux pères Suzanne et Courtès de terminer le travail, mais leur ministère apostolique ne leur laisse pas assez de temps libre pour s’en occuper sérieusement.

En 1823, le père de Mazenod se rend à Paris avec son oncle Fortuné, promu évêque de Marseille. Il profite de cette occasion pour demander à M. Gosselin, son condisciple au séminaire Saint-Sulpice et écrivain renommé, de bien vouloir préparer la traduction pour l’édition. Ce dernier accepte, mais après avoir conservé le manuscrit pendant une année sans y toucher, il répond, le 23septembre 1824, qu’il lui est impossible de faire ce travail à cause de ses occupations de professeur et de la maladie. Il conseille au Fondateur de s’adresser aux Jésuites: «Ils viennent d’obtenir la permission de célébrer la fête du bienheureux, ils seront certainement jaloux de contribuer à sa gloire en chargeant quelqu’un de leurs sujets du travail en question…, je garderai fidèlement votre manuscrit jusqu’à ce que vous m’ayez fait savoir à qui je dois le remettre» (Rey I, 436).

Le 2décembre 1824, il renvoie le manuscrit au propriétaire. Le Fondateur ne se laisse pas décourager. Il demande au père Jeancard (1799-1875) de revoir le manuscrit selon les exigences de la langue française moderne, pour en préparer l’édition. Mais le travail s’avère difficile, car l’original dont se servait le président de Mazenod «fourmillait de locutions propres à l’italien» {Jeancard, Vie du bx. Alphonse, p.XXII). On arrive ainsi à la fin de 1825, date du départ du Fondateur pour Rome en vue d’obtenir l’approbation des Règles de sa congrégation. Arrivé à Rome le 26 novembre 1825, tout en faisant des démarches pour l’approbation, il se rend à la maison des Rédemptoristes et s’informe sur la vie de leur fondateur. Il obtient aussi la permission de lire la biographie du bienheureux, écrite par Tannoia en trois volumes. En février 1826, il demande au supérieur général de bien vouloir lui procurer cette biographie, pour qu’il puisse la lire à son aise et l’apporter en France. Cette lettre mérite d’être citée tant elle respire la profonde dévotion du fondateur des Oblats envers le bienheureux Alphonse: «J’ai eu la bonne fortune de connaître, à Rome combien grande est ma dévotion à l’égard de votre bienheureux fondateur et combien je désire faire connaître toujours plus en France tant sa personne que ses oeuvres si remarquables. Je ne vous redirai pas tout ce que j’ai fait dans ce but… Je m’estime heureux d’avoir été en quelque façon choisi par la divine Providence pour procurer quelque gloire au bienheureux et quelque profit aux âmes qui sauront se servir de ses exemples et s’éclairer de ses lumières… Je pourrais moi aussi me dire fils de votre bienheureux, c’est en cette qualité, et en vue de plus grand bien, que je désirerais très vivement posséder la première Vie, écrite par le père Tannoia… Ce livre deviendra ma lecture favorite. Il est aussi quelques petites choses que je pourrais ajouter à la traduction que déjà nous avons faite de sa vie…

Je vous prie donc de me procurer à tout prix cette Vie en trois volumes que je voudrais remporter en France, avec quelques reliques… La cathédrale de Marseille est la première église de France qui ait, grâce au zèle de mon oncle évêque de ce diocèse, fait la fête du bienheureux; il est donc convenable que nous lui procurions une relique plus qu’ordinaire. Et puis, l’église des missionnaires, où se célèbre aussi solennellement la fête du bienheureux, ne saurait être privée d’une relique, et même plus importante que celle accordée ordinairement aux simples particuliers. Enfin trois autres maisons des mêmes missionnaires, qui font aussi cette fête en vertu du même rescrit pontifical, seraient jalouses si «elles n’avaient point part aux largesses de votre congrégation» (Écrits oblats I, t.13, p.90-91).

Le père de Mazenod, en rentrant à Aix en juillet 1826, apporte avec lui la biographie du bienheureux écrite par le père Tannoia en trois volumes, quelques autres écrits du bienheureux Alphonse et des reliques. Ces documents ont démontré combien était incomplète et inexacte la traduction dont on s’occupait. On décide de renoncer à la traduction et de composer un ouvrage original. C’est ainsi que le père Jeancard, «sous l’inspiration, par les ordres et avec la direction du père de Mazenod», compose dans les années 1826-1827 une nouvelle biographie du bienheureux Alphonse {Jeancard, Mélanges historiques, p.57).

La biographie «d’édification» que l’abbé de Mazenod désire et que le père Jeancard compose en un style élégant et agréable à lire paraît au mois de mai 1828. Elle porte le titre suivant: Vie du bx Alphonse Marie de Liguori, évêque de Sainte-Agathe des Goths et fondateur de la congrégation des prêtres missionnaires du Très Saint Rédempteur, par M. Jeancard, missionnaire de Provence, dédiée à Mgr1’évêque de Marseille, Paris-Lyon-Marseille, 1828, XXIX et 609pages,

En comparant attentivement cette biographie avec la traduction du président de Mazenod, on constate que la première est d’un tiers plus volumineuse que la seconde. Elle évite toutes les extravagances de la traduction et met en relief que la sainteté ne consiste pas dans les choses extraordinaires, mais bien dans l’accomplissement de ses devoirs et dans l’exercice de toutes les vertus; on y voit le bon sens du Fondateur. Parfois le père Jeancard transcrit littéralement quelques pages de la traduction et parfois il en corrige le style. Mais le gros de l’ouvrage est une oeuvre originale tant au point de vue du contenu que du style.

Une fois la biographie publiée, le Fondateur s’efforce de la répandre partout en France. Par les bons services du marquis de Croza, chargé d’affaires de Sardaigne auprès du Saint-Siège, il en offre un exemplaire, richement relié, au pape Pie VIII. À cet envoi, il joint une lettre datée du 22juillet 1829 (Yenveux, Les saintes Règles, vol. III, p.208). La biographie du bienheureux Alphonse de Liguori «parfaitement écrite et intéressante au possible» (Mazenod au père Touche, le 30janvier 1828, dans Rey I, p.436) a eu un grand succès en France et fut plusieurs fois rééditée. Elle contribua puissamment à la connaissance du bienheureux Liguori en France, de ses écrits ascétiques et surtout de sa théologie morale.

La diffusion de la théologie morale de saint Alphonse en France
Suivons maintenant la diffusion progressive de la théologie morale alphonsienne en France, et voyons la contribution de saint Eugène de Mazenod à cette diffusion. II faut d’abord dire quelques mots de cette doctrine morale. Elle s’inspire de la nature de l’homme libre mais responsable:

1. L’homme doit chercher avant tout la vérité. Si donc l’opinion en faveur de la loi est plus probable, il faut la suivre,

2. II faut toujours respecter la liberté de l’homme. Si une loi ou son interprétation est incertaine, elle ne peut imposer une obligation certaine.

3. Il y a des cas où l’on ne peut pas suivre une opinion simplement probable. Par exemple, s’il s’agit de la foi; le médecin doit prescrire un médicament plus sûr; au tribunal le juge doit suivre la documentation la plus sûre; dans l’administration des sacrements, excepté le cas de nécessité, il n’est pas permis de suivre une opinion simplement probable.

4. Quand deux opinions sont également probables, on peut choisir l’une d’elles. C’est la doctrine de 1’équiprobabilisme, caractéristique de la théologie morale de saint Alphonse,

Cette doctrine encourage l’homme moderne à jouir pleinement de sa liberté, mais aussi à assumer pleinement ses responsabilités avec tous les risques. Il pourrait être excusé si, malgré ses bonnes intentions, il se serait trompé. Au point de vue théorique, la diffusion de cette morale s’opéra par les différents traités de morale et, en pratique, par la mission et les missionnaires. Voyons chronologiquement ces traités ou opuscules.

La doctrine morale de saint Alphonse a été approuvée à Rome en 1803 et, en 1804, parut à Paris sa Praxis confessarii. Cette publication ne semble pas avoir eu un grand succès. Un pas important dans la diffusion de la doctrine morale de saint Alphonse fut la publication d’un opuscule de 158 pages à Paris et à Lyon en 1823. Il portait le titre de: Réflexions sur la sainteté et la doctrine du bx Liguori. L’œuvre n’est pas signée, mais il est certain qu’elle avait été composée par le père Bruno Lanteri (1759-1830), fondateur des Oblats de la Vierge Marie à Turin. Lanteri était un ardent partisan de la théologie morale alphonsienne en Italie et a voulu la faire connaître en France. L’auteur assure que la théologie morale du bienheureux Alphonse est sûre, car elle a été approuvée par le Saint-Siège. Lors de son voyage à Rome en novembre 1825, le père de Mazenod s’arrêta à Turin et eut l’occasion de s’entretenir avec le père Lanteri. Probablement ils abordèrent la question de la morale alphonsienne.

En 1828, parut en France la première biographie du bienheureux Alphonse, composée par le père Jeancard. Celui-ci avoua que dans la rédaction du chapitre sur la morale (p.553-578), il «a puisé une partie des documents dans l’œuvre» de Lanteri, citée plus haut. Thomas Joseph Gousset, futur cardinal, s’est également inspiré de Lanteri, dans son livre, publié en 1832 sous le titre: Justification de la théologie morale du bx Alphonse Marie de Liguori, En même temps, Jean-Baptiste Bouvier (1783-1854), un autre défenseur de la morale alphonsienne publiait en 1827: Dissertatio in sextum decalogi præceptum et, en 1834: Institutiones theologicae ad usum seminariorum. Ces deux œuvres eurent un grand succès et furent plusieurs fois rééditées.

Finalement, en 1844, Gousset publia sa Théologie morale à l’usage des curés et des confesseurs. C’est le plus important manuel de la théologie alphonsienne, adaptée à la mentalité et à la situation socio-politique de la France. Il contribua peut-être, plus que d’autres, à l’acceptation générale de la théologie morale du bienheureux Liguori en France. Le manuel de Louis Bailly (1730-1808), en usage dans les séminaires, venait d’être retiré et, le 17décembre 1852, mis à l’Index librorum prohibitorum donec corrigatur. À sa place, on adopta la théologie morale de Bouvier, interprétée à la lumière de celle d’Alphonse de Liguori. Elle eut 15 éditions de 1834 à 1880.

De pair avec les publications théologiques en faveur de la théologie morale du bienheureux Alphonse, allait la prédication des missions et l’enseignement dans les grands séminaires de France. Eugène de Mazenod avec ses Oblats y contribuèrent, relativement à leur petit nombre, plus que les autres. Tant le père de Mazenod que ses missionnaires, et surtout les pères Albini, Guibert et Tempier, suivirent partout dans leurs missions la théologie morale du bienheureux Alphonse en l’adaptant aux conditions de vie en France. Et cela malgré l’opposition de certains curés, voire des évêques. La biographie du bienheureux Alphonse du père Jeancard eut un grand impact sur les mentalités de certains.

II y avait, de fait, certains évêques qui présentaient aux missionnaires une liste si longue des péchés réservés à leur juridiction qu’au dire du père Guibert, futur archevêque de Paris et cardinal (1802-1886), les missionnaires, au lieu de pouvoir absoudre les pécheurs devaient limiter leur absolution aux dévotes. Il fallait parfois tenir bon pour que 1’évêque en question élargisse les pouvoirs des missionnaires.

Les Oblats contribuèrent également à diffuser la doctrine morale du bienheureux Alphonse dans les cinq séminaires qu’ils dirigeaient, à savoir: Marseille, Ajaccio, Fréjus, Romans et Quimper. Le séminaire de Marseille fut dirigé par les Oblats de 1827 à 1862. Le père Yvon Beaudoin, dans son ouvrage sur Le grand séminaire de Marseille, publié à Ottawa en 1966, nous renseigne sur la morale enseignée dans ce séminaire (p.100-103). Le père Albini, qui déjà à Aix enseignait aux scolastiques la théologie du bienheureux Alphonse, fut nommé professeur de morale à Marseille. Pour s’y bien préparer, il désira lire les ouvrages du bienheureux d’un bout à l’autre à tête reposée. Dans ce sens, il écrivit au fondateur, le 17juillet 1827: «J’ai invoqué le secours de ses prières et la maladie a disparu… Ce saint est admirable dans ses ouvrages. Il a prévu tous les cas. Je le lis toujours avec un nouveau plaisir, et il y avait déjà longtemps que je soupirais après un peu de repos pour le lire d’un bout à l’autre» (A.G., Albini).

Il est donc naturel de penser que le père Albini enseignait la morale alphonsienne avec compétence et ardeur. Les Oblats, professeurs de morale dans d’autres séminaires, bien surveillés par le Fondateur, s’efforcèrent aussi de suivre cette théologie. Bien sûr, le manuel de Bailly était au début en usage, car il était plus méthodique et moins volumineux que la théologie morale du bienheureux Alphonse, mais dans les points de discorde, on suivait ce dernier. Ce n’est qu’après le retrait de ce manuel des séminaires et 1’introducion de l’ouvrage de Bouvier qu’ils purent enseigner sans entraves et à leur aise la théologie morale du bienheureux Alphonse.

Au Chapitre général de 1837, certains voulurent imposer par décret la théologie morale du bienheureux Alphonse. Le Fondateur s’y opposa en estimant qu’il suffisait de la recommander. Cette prudence s’explique par le fait que cette théologie, composée en Italie, ne pouvait pas être acceptée telle quelle; il fallait parfois l’adapter à la situation socio-politique de la France.

Depuis 1816 jusqu’à la mort d’Eugène de Mazenod, survenue le 21mai 1861, quel chemin parcouru! Au début, on taxait la théologie morale du bienheureux Alphonse «d’immorale» et puis, peu à peu, elle fut adoptée et enseignée partout en France. Eugène de Mazenod et ses Oblats eurent le mérite de la diffuser, plus peut-être que d’autres, par les écrits, par les missions populaires et par l’enseignement dans les séminaires.

C’est donc avec justesse, mais aussi avec une certaine fierté que MgrEugène de Mazenod pouvait écrire à MgrGousset, le 21juillet 1852: «Faut-il vous citer ce saint Alphonse de Liguori, dont j’ai fait enseigner et pratiquer la théologie longtemps avant les livres publiés par vous à cet effet, dont le premier j’ai établi le culte en France et dont la vie, écrite sous mes yeux et d’après mes inspirations par l’un des miens, répandue depuis partout et traduite dans plusieurs langues étrangères, parut autrefois fixer votre propre attention! J’avais voulu servir la cause de Dieu par la doctrine et par les exemples de cet admirable évêque… qui fut, dans le XVIIIe siècle, la plus haute expression et le témoignage le plus éclatant de la sainteté de l’Église (Rey II, p.423).

Jósef Pielorz, o.m.i.