1. Eugène De Mazenod
  2. La Tradition Oblate
  3. Les Constitutions Et Règles

Le concile Vatican II a proposé de nouveau et avec énergie la vérité de l’universalité de la vocation à la sainteté (voir LG 5). Comme tous les chrétiens, les Oblats sont appelés à la sainteté. Eugène de Mazenod a, le premier, nourri un désir toujours plus grand de sainteté. Il la désirait pour lui-même et pour tous ceux qu’il rejoignait par son ministère: il voulait les conduire à être, en premier lieu, raisonnables, puis chrétiens et enfin les aider à devenir saints. Cette sainteté, il l’a désirée pour ses Oblats qu’il suppliait par ces mots: «Au nom de Dieu, soyons saints» [1]. Il concevait la communauté comme un lieu de sanctification; il a embrassé la vie religieuse comme un moyen efficace d’y parvenir et choisi la mission comme ministère dans lequel on se sanctifie et on sanctifie les gens. Il a saisi le lien intrinsèque qui existe entre la sainteté et la mission et il est revenu constamment sur ce point. Il a vécu de façon à atteindre la sainteté. Il n’a jamais été l’homme du compromis ou des demi-mesures. Aussi a-t-il proposé aux siens un engagement de vie radical: «Je ne veux point de mèches fumantes dans la Société, qu’on brûle, qu’on réchauffe, qu’on éclaire ou qu’on parte» [2].

Dans le présent article, nous n’aborderons pas le thème de la sainteté en général, qui est le but de tout chrétien. Nous nous arrêterons plutôt aux traits caractéristiques du chemin de sainteté que les Oblats doivent parcourir.

EUGÈNE DE MAZENOD

1. LE DYNAMISME DE LA SAINTETE

Un premier aspect que l’on relève en lisant les écrits d’Eugène de Mazenod est la terminologie utilisée dans ce domaine. Au terme abstrait de «sainteté», le Fondateur préfère souvent celui plus concret de saint ou celui plus dynamique de sanctification, de tension vers la sainteté ou la perfection. Pour lui, en effet, la sainteté est un devenir dynamique, un cheminement constant qui dure toute la vie. Les Oblats, lisons-nous dans la Préface, «doivent travailler sérieusement à devenir des saints, […] vivre […] dans une volonté constante d’arriver à la perfection». «Pas de terme à notre sainteté personnelle, s’exclamait le père Léo Deschâtelets à la lecture de ce texte [3].

Un tel dynamisme doit être soutenu par la ferme détermination d’atteindre la sainteté. «En matière de perfection, il ne faut jamais dire c’est assez» [4].

Le rappel du désir et de la volonté d’atteindre la sainteté est ferme et constant. Dans la Règle, le premier critère de discernement de la vocation oblate est de «brûler du désir de sa propre perfection» (C et R 1928, art. 697). «C’est une résolution prise de nous défaire de tous ceux qui ne veulent pas tendre à la perfection» [5]. Un désir qui ne doit pas demeurer l’apanage des novices, mais grandir sans cesse, comme le rappelle la Préface: «[…] vivre […] dans une volonté constante d’arriver à la perfection».

Si, en effet, la sainteté est un don de Dieu qui communique sa vie, elle est aussi une réponse qui implique un engagement, un travail, un devenir. On est saint en raison du don du baptême, mais on doit en même temps porter à maturité le germe de vie semé en nous par le baptême.

2. LA SAINTETE DE L’HOMME APOSTOLIQUE

Un trait caractéristique de la sainteté que le Fondateur demande de l’Oblat est son lien intrinsèque avec l’idée de l’homme apostolique. Sainteté et homme apostolique sont deux termes utilisés pratiquement comme des synonymes. Apparaît donc clairement le genre de sainteté auquel le Fondateur s’est senti appelé par Dieu et qu’il a proposé aux Oblats. Ses lettres du début de la Congrégation montrent bien comment il voit le missionnaire de Provence: il doit être «un homme extraordinaire» [6], un «homme vraiment apostolique» [7], capable de réaliser la synthèse d’une vie de sainteté et d’une vie d’annonce de l’Évangile. Par «homme extraordinaire», il n’entend pas une personne possédant des dons hors du commun, un prédicateur de renom, capable peut-être de conquérir les âmes. «S’il ne s’agissait que d’aller prêcher tant bien que mal la parole de Dieu, mêlée à beaucoup d’alliage de l’homme, écrit-il à l’abbé Henry Tempier lorsque la fondation est encore à l’état de projet, parcourir les campagnes dans le dessein, si vous voulez de gagner des âmes à Dieu, sans se mettre beaucoup en peine d’être soi-même des hommes intérieurs, des hommes vraiment apostoliques, je crois qu’il ne serait pas difficile de vous remplacer; mais pouvez-vous croire que je veuille de cette marchandise?» [8] Pour son projet missionnaire, plus que de bons prédicateurs, il faut des hommes intérieurs, des hommes vraiment apostoliques, en définitive des saints: «Il faut que nous soyons franchement saints nous-mêmes. Ce mot comprend tout ce que nous pourrions dire» [9]. Ce n’est pas le nombre qui compte mais la qualité, explique-t-il à l’abbé Charles de Forbin-Janson. À la différence de son ami qui a un vaste projet missionnaire et recrute de nombreux prêtres pour l’évangélisation de toute la France, Eugène de Mazenod cherche des hommes capables de vivre de façon authentique la vie chrétienne et la vie communautaire. «À votre place, lui écrit-il, je viserais à un peu moins d’éclat et je tiendrais davantage au solide. À quoi servent les beaux discours si on est orgueilleux? L’humilité, l’esprit d’abnégation, l’obéissance, etc., la plus intime charité fraternelle sont aussi nécessaires pour le bon ordre que pour le bonheur d’une société; et tous les vôtres ne l’ont pas bien compris […]. Ici nous n’entendons pas les affaires. Nous étions six […]. Aussi notre communauté est bien fervente; il n’y a pas de meilleurs prêtres dans le diocèse» [10].

Les expressions «être des saints» et «être des hommes apostoliques» sont d’une certaine façon équivalentes. Au père Tempier, il écrit de recommander aux missionnaires «de se conduire en saints, en vrais apôtres» [11]. Et au père Antoine Mouchette, à propos des scolastiques: «Ils doivent savoir que leur ministère est la continuation du ministère apostolique […]. Qu’on se hâte donc de devenir saints, si on ne l’est pas encore au point qu’il faut […]» [12]. À la fin de sa vie, comme s’il résumait son propre idéal de vie, il écrit aux missionnaires du Canada: «J’ai une si grande idée de votre vocation qui je ne me fais pas à l’idée de la moindre imperfection et que je m’en afflige comme d’une infidélité très nuisible. Aussi je prie chaque jour pour que sa grâce vous maintienne tous dans la plus haute sainteté. Je ne comprendrais pas dans d’autres proportions la vie de sublime dévouement de nos missionnaires» [13].

Pour comprendre ce rapport entre mission et sainteté, il faut remonter aux origines. C’est, en effet, une fin double et indivisible qui a inspiré la fondation de l’Institut: la mission et le désir de la perfection évangélique. Une crise intérieure avait tourmenté pendant des années le jeune abbé de Mazenod, à savoir de se consacrer à la vie apostolique ou de se retirer dans un monastère. Elle ne s’était résolue que par l’assurance de pouvoir, par la fondation des Missionnaires de Provence, évangéliser les pauvres des campagnes et en même temps atteindre la sainteté à laquelle il se sentait appelé. Le saint Institut, écrit-il dans le livre des Formules d’admission au noviciat, «devait nous aider à acquérir les vertus propres à l’état de perfection auquel nous nous vouions de bon cœur. C’est ainsi que nous jetâmes les fondements de la Société des Missionnaires de Provence à Aix le 2 octobre de l’année 1815» [14].

Dans la Supplique adressée aux vicaires généraux capitulaires d’Aix, il avait écrit: «La fin de cette Société n’est pas seulement de travailler au salut du prochain en s’employant au ministère de la prédication, elle a encore principalement en vue de fournir à ses membres le moyen de pratiquer les vertus religieuses[…]» [15]. C’est pourquoi, dans la communauté naissante, les missionnaires «travailleront à l’œuvre de leur propre sanctification conformément à leur vocation» [16].

La Préface confirme que la fin de l’Institut, suivant l’inspiration du Seigneur, est de «travailler plus efficacement au salut des âmes et à [sa] propre sanctification». Les premiers prêtres ont voulu se soumettre à une Règle «propre à leur procurer les avantages qu’ils se proposent de retirer pour leur propre sanctification et pour le salut des âmes». La fin ne peut être atteinte que si les membres de l’Institut «remplissent saintement leur sublime vocation». L’introduction des vœux et la transformation progressive du premier groupe de prêtres en communauté religieuse se fera dans ce sens.

3. LA DIMENSION CHRISTOLOGIQUE DE LA SAINTETE

Lorsqu’il s’agit de décrire concrètement le programme de sainteté auquel les membres de la Société sont appelés, Eugène de Mazenod propose un style de vie particulier où on fait la distinction entre le temps à passer dans le ministère et celui à passer dans la maison, de façon à pouvoir «travailler ensemble à la gloire de Dieu et à notre sanctification» [17]. La vie de recueillement, de silence, d’étude et de prière que les membres de l’Institut connaissent à la maison semble la plus propre à assurer le chemin de la sanctification: «Une autre partie [de l’année, passée à la maison, sera employée] à notre sanctification particulière» [18].

La Règle précisera plus tard cette première intuition: «[…] une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun. L’autre sera entièrement consacrée aux œuvres extérieures du zèle le plus actif […]» [19].

Dans l’histoire de la Congrégation, cette distinction a failli créer une dichotomie et diviser l’idéal de l’homme apostolique entre action missionnaire et retraite dans la maison, réservant à ce second temps la valeur de moyen de sanctification.

Pour bien comprendre la distinction proposée par le Fondateur, il faut, au contraire, la remettre dans son contexte. Elle s’inspire de l’imitation du Christ et des Apôtres: les missionnaires doivent «imiter en tout les exemples de Notre Seigneur Jésus Christ, principal instituteur de la Société, et des Apôtres, nos premiers pères. À l’imitation de ces grands modèles, une partie de leur vie […]» [20]. À la lumière de ce texte, la principale occupation des missionnaires n’est ni la prédication ni la prière dans le silence de la maison, mais l’imitation du Christ. Le principe d’unité se trouve donc dans la tension à revivre le mystère du Christ en suivant l’exemple des Apôtres [21]. La sainteté qu’Eugène de Mazenod propose est éminemment christologique: il s’agit de devenir d’autres Christ, de se faire les coopérateurs de son mystère pascal. L’action missionnaire est intrinsèquement l’œuvre du Christ, c’est-à-dire revivre le Christ dans son plus grand mystère, celui de la Rédemption.

C’est dans cette perspective que l’on pourrait relire les innombrables références au Christ, en particulier au Christ Sauveur, qui reviennent continuellement dans les écrits d’Eugène de Mazenod. Dès le début de sa vie spirituelle, le Christ est le modèle et le guide à suivre sur le chemin de la sainteté. Il se place devant le mystère du Christ comme «un peintre copie un modèle». Que fait le peintre? «Il place son modèle dans la meilleure lumière, l’observe attentivement, le fixe, cherche à s’en imprimer l’image dans l’esprit, puis trace sur une feuille ou sur une toile quelques lignes qu’il confronte avec l’original; il les corrige si elles ne sont pas exactement conformes, autrement il continue» [22]. Eugène fait de même avec le Christ, «aimable modèle, écrit-il, auquel je dois, et je veux avec sa grâce, me conformer» [23].

Il ne s’agit pas d’une imitation extérieure, mais d’une authentique identification au Christ au point de devenir un autre lui, comme, encore jeune prêtre, il l’écrivait en 1811: «[…] saint Paul a dit que ceux que Dieu a voulu sauver, ceux qu’il a prédestinés à sa gloire […] il a résolu, il a ordonné qu’ils seraient semblables à Jésus Christ, son fils, […] il les a prédestinés à sa gloire. De façon ou d’autre, c’est toujours la conformité avec Jésus Christ qui est le signe certain de la prédestination parce qu’elle en est toujours infailliblement ou l’effet ou la cause. Sommes-nous semblables à Jésus Christ? Imitons Jésus Christ de toute l’étendue de nos forces; vivons-nous de la vie de Jésus Christ? nous serons infailliblement sauvés» [24].

Pour Eugène, la conformation au Christ passe par la Croix. Il n’y a pas de chemin de sainteté sans souffrance. Les contrariétés, les épreuves, les difficultés… tout peut devenir occasion de revivre le Christ crucifié. «Ne vous laissez jamais abattre par les contrariétés et les peines inséparables de notre existence ici-bas, quelle que soit la position où la Providence nous ait placés, écrit-il en livrant sa propre expérience. La sagesse est de tirer parti de tout pour notre sanctification» [25].

Même s’il apparaît divisé, le projet de l’Oblat a une unité profonde. Mission et sainteté s’appellent l’une l’autre. «[…] à quelle sainteté n’oblige pas la vocation apostolique, écrit, par exemple, le Fondateur en méditant sur sa Règle, je veux dire celle qui me dévoue à travailler sans relâche à la sanctification des âmes par les moyens qui ont été employés par les Apôtres?» [26].

4. LA DIMENSION COMMUNAUTAIRE DE LA SAINTETE

Un autre trait caractéristique de l’idée de sainteté chez Eugène de Mazenod est la dimension communautaire. S’il ne suffit pas d’avoir des prédicateurs quelconques, il ne suffit pas non plus d’avoir des hommes apostoliques seuls. Pour être «des hommes vraiment apostoliques», il est nécessaire de marcher ensemble sur les traces des apôtres. Il faut vivre unis, comme eux l’étaient autour de Jésus et selon le modèle qu’ils ont enseigné aux premiers chrétiens de Jérusalem. Il faut une «sanctification commune», écrit Eugène de Mazenod à l’abbé Tempier en lui proposant une première réunion avec tous les futurs membres de la communauté: «Nous nous aiderons mutuellement de nos conseils et de tout ce que le bon Dieu inspirera à chacun de nous pour notre sanctification commune» [27].

La maison d’Aix, avait-il encore écrit à l’abbé Tempier, «dans mon idée et mes espérances, doit retracer la perfection des premiers disciples des apôtres», c’est-à-dire de la première communauté chrétienne de Jérusalem, parce que, poursuit-il, «je fonde bien plus mes espérances sur cela que sur les discours éloquents: ont-ils jamais converti personne?» [28]. Il se réfère clairement au témoignage rendu par la première communauté chrétienne, avec sa vie de sainteté fruit de l’amour mutuel. Elle se caractérise, en effet, par l’union des cœurs et des esprits et par la communion des biens matériels. Aussi, s’agira-t-il, pour les futurs membres de la Société, d’avoir une unanimité parfaite de sentiments, la même bonne volonté, le même désintéressement. Tout, même le travail de la sanctification, devra être commun. C’est ainsi qu’en communauté on pourra goûter ensemble la même joie spirituelle. La vie commune apparaît comme un élément essentiel à l’homme apostolique, soit pour une action missionnaire efficace, soit pour la sanctification personnelle. La sainteté s’y construit ensemble, elle devient sainteté commune: «Oh! n’en doutez pas, nous deviendrons des saints dans notre Congrégation, libres mais unis par les liens de la plus tendre charité […]» [29].

Après la naissance du groupe des Missionnaires de Provence, l’exigence de sanctification en vue de la mission devient plus grande. «Le missionnaire, écrit le Fondateur à celui qui lui demande de décrire la nouvelle vocation, étant appelé proprement au ministère apostolique doit viser à la perfection. […] Il doit donc mettre tout en œuvre pour parvenir à cette sainteté désirable qui doit produire de si grands effets» [30]. Écrivant au séminariste Hippolyte Guibert pour lui expliquer sa vocation, Jacques-Joseph Marcou, alors novice, montre qu’il a bien appris sa leçon: «Vous parlerai-je moi-même de notre Institut. Il me suffit de vous dire que nous tendons à la perfection, […] nous n’avons qu’un cœur et qu’une âme» [31].

L’homme apostolique est quelqu’un qui, avec ses frères en communauté, s’engage sérieusement sur le chemin de la sainteté parce que, comme nous le lisons dans la Préface, la mission exige «des hommes apostoliques en un mot, qui, après s’être pénétrés de la nécessité de se réformer soi-même, travaillassent de tout leur pouvoir à convertir les autres».

Dans la Règle, Eugène de Mazenod précise plus loin cet idéal de perfection énoncé dès les débuts. Le chemin de sainteté qu’il veut parcourir est communautaire. L’homme apostolique n’est pas saint indépendamment des autres. C’est ensemble que nous le sommes, tous liés par l’amour réciproque. En effet, être des saints, nous venons de le dire, signifie revivre en plénitude le Christ, transformés en Lui par l’Esprit qui nous greffe sur Lui. C’est l’identification de chacun à l’unique Christ qui fait que les missionnaires ne font plus qu’un: «Ils seront tous unis par les liens de la plus intime charité et dans la parfaite subordination aux supérieurs» [32]. Commentant ce passage de la Règle, le Fondateur note lui-même: «Et toujours Jésus Christ pour modèle. Intimement unis à Jésus Christ, ils ne feront qu’un entre eux, ses enfants, très étroitement unis par les liens de la plus ardente charité, vivant sous l’obéissance la plus parfaite, pour acquérir l’humilité qui leur est nécessaire» [33].

«Soyons unis dans l’amour de Jésus Christ, écrit-il encore au père Hippolyte Courtès, dans notre commune perfection, aimons-nous toujours comme nous l’avons fait jusqu’à présent, ne faisons qu’un […]» [34]. Entés sur l’unique Corps du Christ, nous sommes appelés à devenir l’unique Christ.

En définitive, l’idéal de l’Oblat, comme homme apostolique, possède, depuis le début, une grande richesse. Il comprend, liées de façon indissociable, les idées de sainteté de vie, de sainteté partagée dans la vie fraternelle, de sainteté partagée dans le ministère apostolique. Voici un texte qui synthétise cet idéal: «Vivez pour Dieu et pour l’Église, pour la sanctification de ces pauvres infidèles, pour la Congrégation […]. Soyez bien unis, cor unum et anima una. Relisez sans cesse vos saintes Règles. C’est par la fidélité à les observer que vous vous sanctifierez. […] Souvenez-vous que Deus charitas est» [35]. Le père Joseph Morabito résume ainsi ce que propose Eugène de Mazenod: «Oblation, sainteté personnelle, apostolat; données qui s’harmonisent parfaitement, se complètent l’une l’autre et dont la première, l’oblation, est comme le foyer central d’où découlent les deux autres, qui en sont comme la conséquence et la fin» [36]. Les distinctions ne pourront demeurer qu’au niveau des idées. Dans la réalité, le projet oblat est profondément simple, indivisible.

5. LA PRATIQUE DES VERTUS

Dans le cheminement vers la sainteté, Eugène de Mazenod attache beaucoup d’importance à la pratique ascétique des vertus. Première entre toutes, il y a la charité, lien de la perfection. Dans le projet primitif de fondation, elle devait être l’unique lien qui unirait les missionnaires. Elle «est le pivot sur lequel roule toute notre existence» [37]. Mais la charité a comme servantes toutes les vertus. Le Fondateur les énumère souvent dans ses écrits, même si ce n’est pas de façon systématique. «Pour l’amour de Dieu, écrit-il au père Tempier, ne cessez d’inculquer et de prêcher l’humilité, l’abnégation, l’oubli de soi-même, le mépris de l’estime des hommes. Que ce soient à jamais les fondements de notre petite Société, ce qui, joint à un véritable zèle désintéressé pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et à la plus tendre charité, bien affectueuse et bien sincère entre nous, fera de notre maison un paradis sur terre […]» [38]. «L’humilité, écrit-il à Charles de Forbin-Janson, l’esprit d’abnégation, l’obéissance, etc., la plus intime charité fraternelle sont aussi nécessaires pour le bon ordre que pour le bonheur d’une société» [39]. Parmi les dispositions ascétiques, il relève la «sainte indifférence qui est la voie royale pour faire la volonté de Dieu» [40], «le pivot de la vie religieuse» [41]. Et encore, «renoncement à soi-même, […] abnégation, […] vie intérieure, régularité, estime de la vocation» [42]; «réserve et modestie extérieures qui édifient beaucoup» [43]; «le désir le plus ardent de la perfection, […] le dévouement pour l’Église, le zèle pour le salut des âmes, […] un grand attachement pour la famille, […] respect pour les supérieurs […]» [44].

Mais c’est surtout dans la Préface que le Fondateur propose un programme d’ascèse exigeant. Les missionnaires doivent «renoncer entièrement à eux-mêmes, avoir uniquement en vue la gloire de Dieu, le bien de l’Église, l’édification et le salut des âmes, se renouveler sans cesse dans l’esprit de leur vocation, vivre dans un état habituel d’abnégation et dans une volonté constante d’arriver à la perfection en travaillant sans relâche à devenir humbles, doux, obéissants, amateurs de la pauvreté, pénitents, mortifiés, détachés du monde et des parents, pleins de zèle, prêts à sacrifier tous leurs biens, leurs talents, leur repos, leur personne et leur vie pour l’amour de Jésus Christ, le service de l’Église et la sanctification du prochain».

6. LA RÈGLE, «MANUEL» DE SAINTETE

Le Fondateur ne s’est pas contenté d’affirmer l’exigence de la sainteté, d’indiquer les pistes fondamentales (apostolique, christologique, communautaire) à suivre ou les vertus concrètes à vivre. Il a aussi présenté des instruments concrets pour l’atteindre. Il l’a fait surtout en écrivant la Règle, dont l’observance est, à ses yeux, la voie ordinaire de la sainteté. «Tous les membres de l’Institut, lisons-nous dans la Règle, […] doivent régler fidèlement toute leur vie sur les Règles et Constitutions, afin de s’approcher, par là, toujours davantage, de la perfection de l’état qu’ils ont embrassé» (C et R de 1928, art. 228). Avec l’approbation pontificale, il est clair que «ce ne sont plus des simples règlements, une simple direction pieuse; ce sont des Règles approuvées par l’Église après l’examen le plus minutieux» [45].

Le Fondateur est «intimement convaincu que la sanctification des membres de notre Société et le succès de leurs travaux dépend de leur fidélité à observer ponctuellement les saintes Règles de notre Institut […]» [46]. La Règle sert, écrit-il au père Marc de L’Hermite, «pour votre propre sanctification et le salut des âmes que vous avez mission de convertir» [47]. Et dans une lettre circulaire: «Là se trouve le secret de votre sanctification: elles embrassent tout ce qui doit vous conduire à Dieu. Ornez vos âmes des plus belles vertus, accumulez vos mérites, assurez votre persévérance; lisez, méditez et observez vos Règles, et vous deviendrez de vrais saints, vous édifierez l’Église […]» [48].

En effet, comme le fait remarquer le père Yvon Beaudoin, la Règle écrite par le Fondateur contient plus d’articles sur la sainteté que sur les fins, les ministères et les moyens de sauver les âmes. Il était convaincu «que le moyen le plus efficace d’évangélisation est l’exemple d’une vie sainte» [49].

LA TRADITION OBLATE

1. L’ENSEIGNEMENT DES SUPERIEURS ET DES CHAPITRES GENERAUX

Dans la tradition qui suit le Fondateur, on aura la tendance à schématiser d’une manière didactique la distinction entre activité missionnaire et vie de perfection. Cette distinction a pour fondement les deux premières parties de la Règle, la fin de l’institut et la vie religieuse. On ramasse certaines valeurs oblates autour du thème de la mission, d’autres autour de celui de la vie religieuse. On place souvent les questions de sainteté dans le contexte de la vie religieuse.

Nous pouvons, par exemple, lire des phrases lapidaires comme celle-ci: «Comme religieux, notre devoir est de tendre à la sainteté; ceci est clairement établi par notre Fondateur. Nous sommes religieux pour devenir des saints» [50]. Ou encore des paroles qui se veulent explicitement très autoritaires: «Nous affirmons au nom de Dieu, de son Vicaire sur la terre et de notre vénéré Fondateur, que, dans notre Congrégation, nous sommes religieux avant d’être missionnaires, religieux pour être des missionnaires surnaturels, religieux pour persévérer jusqu’à la mort dans les fatigues de l’apostolat» [51].

Dans cette polarisation, le lien entre sainteté et mission demeure constant avec une subordination claire: pour être un authentique missionnaire, il faut être saint et on est saint dans la mesure où on vit avec cohérence sa vocation religieuse. L’enchaînement est clair: vie religieuse — sainteté — mission.

C’est surtout le père Joseph Fabre, successeur immédiat d’Eugène de Mazenod, qui a établi cette façon de voir qui a duré jusqu’au milieu du siècle présent. «À quoi sommes-nous appelés, mes bien chers frères?, écrit-il dans sa deuxième lettre circulaire. À devenir saints, pour pouvoir travailler efficacement à la sanctification des âmes les plus abandonnées. Voilà notre vocation […]. Nous devons travailler activement, généreusement à notre propre sanctification, c’est-à-dire méditer chaque jour d’une manière plus sérieuse et plus approfondie, sur les devoirs de notre état, connaître de mieux en mieux les vertus que Dieu exige de notre âme, afin qu’elle arrive par une conduite toujours plus religieuse à la pratique de nos saintes obligations. […] Travailler à la sanctification des autres par l’exercice du ministère extérieur, c’est une bien belle mission, mais ce n’est qu’une partie de notre sainte vocation; elle suppose la première comme son principe et la source de la fécondité. En effet, pouvons-nous correspondre efficacement et d’une manière surnaturelle à la grâce du ministère des âmes, si nous n’avons déjà une intelligence claire, un sentiment profond de la nécessité de notre propre sanctification?» [52]. Pour l’Oblat, tout relâchement dans la recherche de la sainteté pénalise son ministère: «Notre négligence, en nous privant de la ferveur et de la sainteté, priverait ces âmes du fruit et de la récompense de cette ferveur et de cette sainteté» [53].

Dans sa réflexion, le père Fabre cite ici les articles 288 et 289 de la Règle qui divisent la vie de l’Oblat en deux temps, l’un passé à l’intérieur de la communauté et consacré à la prière et au silence, et l’autre consacré à la prédication et aux autres exercices de l’apostolat. C’est surtout dans le premier temps, celui du silence et du recueillement intérieur, qu’on travaille à sa sanctification. Dans le second, celui de l’évangélisation, on se sert de la sainteté acquise dans la maison religieuse. «Apôtre infatigable pendant le temps consacré aux travaux évangéliques, l’Oblat de Marie, digne de ce nom, revient heureux dans sa cellule pour y vivre en parfait religieux et contribuer, selon ces forces, à maintenir dans sa communauté la vie de perfection qui en est le caractère distinctif» [54].

Il cite alors un autre texte fondamental pour l’itinéraire de sainteté de l’Oblat, l’article 246 de la Règle: «La vie entière des membres de la société doit être un continuel recueillement», avec les articles suivants sur le style de vie à garder dans la maison religieuse. Dans cette partie de la Règle, intituléeDu silence et du recueillement intérieur, de l’oraison et des autres exercices religieux, des pénitences corporelles et des réunions de communauté, on retrouve tous les moyens recommandés à l’Oblat pour se sanctifier: le silence, le recueillement intérieur, les exercices de piété, la pratique de la mortification, les pénitences… Le jugement que le père Fabre porte sur la Congrégation à partir de ces articles révèle l’importance qu’il attribue à cette partie de la Règle: «[Les Oblats] ont été fervents tant qu’ils ont aimé la solitude, la cellule et le silence; le relâchement a commencé le jour où ils ont trouvé la solitude trop profonde, la cellule trop monotone et le silence trop pénible, […] Aimons le silence, aimons notre cellule […]» [55].

La tradition oblate a suivi fidèlement l’enseignement du père Fabre. Les moyens de sanctification indiqués ci-dessus reviennent souvent dans les lettres circulaires des supérieurs généraux comme des traits fondamentaux de la recherche de la perfection. Dans le rapport présenté au début de chaque Chapitre général, une partie est consacrée à l’état de la vie intérieure de la Congrégation et la mesure qu’on y utilise est l’observance de ces moyens. De même, lorsque l’on veut faire appel à une vie spirituelle plus intense, c’est à eux que l’on recourt de préférence. On insiste aussi sur l’exercice de la présence Dieu et des oraisons jaculatoires, le culte de l’Eucharistie, le chapelet, l’examen de conscience, la confession, la coulpe, les retraites, la lecture de l’Écriture et la lecture spirituelle, la solitude, le silence, etc. [56].

Commentant la Préface, le père Fabre souligne, en outre, les vertus caractéristiques de la vie de sainteté de l’Oblat. La générosité, l’abnégation, la mortification, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la pureté, le zèle… Toutes vertus indispensables au missionnaire: «Nous sommes envoyés pour convertir et sanctifier les âmes: offrons-leur, avant tout, l’exemple des vertus que nous venons leur annoncer. […] Heureux le missionnaire qui laisse après lui la bonne odeur de ses vertus, le souvenir touchant de sa sainteté!» [57] Parmi les vertus, domine la charité pour ses frères et pour les âmes. C’est «la vertu qui doit caractériser l’Oblat de Marie Immaculée […]: c’est là notre vertu spéciale» [58].

Pour confirmer le rapport étroit que la tradition reconnaît entre sainteté et mission et par conséquent l’absolue nécessité de rechercher la sainteté selon notre vocation spécifique, il suffira de citer un important Chapitre général, celui de 1926. Cent ans après l’approbation de la Règle, il se donne explicitement comme préoccupation principale la sainteté des membres et la fidélité au ministère de l’évangélisation. Dans les actes, on rappelle que le Fondateur a placé la sainteté au sommet du programme tracé dans la Préface de la Règle. «Le zèle, y souligne-t-on, il le veut, sans doute; il sait qu’il fait des missionnaires, des apôtres; et la vertu de l’apôtre, c’est le zèle. Mais il sait aussi qu’il y a deux sortes de zèle. D’abord, celui qui n’a de commun avec le vrai zèle que le nom, qui n’est qu’un besoin de la nature, un besoin de mouvement et d’action. Ce zèle n’est pas bon. Le zèle vrai, efficace, celui qui remue les âmes, qui les touche, qui les convertit, c’est le zèle qui vient de la sainteté: c’est un résultat, c’est une conséquence de la sainteté. À la base de notre édifice spirituel, notre Fondateur met donc la sainteté […]. Et, comme couronnement, comme conséquence, comme fruit de la sainteté, le zèle […]» [59].

Un des supérieurs généraux qui, à la suite du père Fabre, ont le plus écrit sur la spiritualité oblate et donné des pistes précises pour marcher vers la sainteté est le père Léo Deschâtelets. Parmi ses nombreux écrits, la lettre circulaire du 15 août 1951 demeure, sur le sujet, un des textes les plus structurés de notre littérature. Elle ne présente pas un enseignement original, mais elle ramasse en une synthèse magnifique toute la tradition oblate. Sa présentation du «style oblat de vie spirituelle» part directement de la lecture de la Règle, où le père Deschâtelets trouve tout ce qui peut conduire à la sainteté [60].

Il résume l’identité oblate en quatre mots: prêtre,religieux,missionnaire,oblat, auxquels il ajoute quatre traits caractéristiques [61]. On remarquera surtout qu’il exploite à l’extrême le contenu de ces quatre traits de l’Oblat. Il montre comment l’Oblat est appelé à vivre «encore plus», pourrions-nous dire, chacun de ces aspects. Sur le sacerdoce, par exemple, il dit que «nous ne pouvons nous contenter d’un sacerdoce ordinaire» [62]. Une caractéristique du sacerdoce oblat est «sa ferveur, son zèle pour la conversion de toutes les âmes», «l’Oblat ne peut être comme les autres prêtres: il doit en être le modèle» [63]. Nous sommes également appelés à «être meilleurs religieux que tous les autres, puisque, selon la pensée audacieuse du Fondateur, nous sommes une sorte de quintessence de la perfection de tous les Ordres et Instituts qu’il veut remplacer» [64]. Quant à notre existence missionnaire: «Pas de limites non plus à notre zèle» [65]. Notre oblation, enfin, consiste en «un certain degré supérieur d’engagement au service de Dieu et des âmes, de donation éperdue au service de Dieu, de sa gloire, de son amour et de sa miséricorde infinie; […] une oblation sans limite de nous-mêmes, qui fait qu’on ne peut nous définir autrement qu’en affirmant: “Ce sont des Oblats par excellence”. Sans doute, il n’y a pas d’Institut religieux qui ne veuille aussi atteindre la perfection dans la donation. Toutefois, dans la mesure où la tendance continuelle à la perfection dans tous les domaines et par toutes les fibres du cœur et de l’âme constitue une vocation spéciale, c’est la nôtre» [66]. Reliés à l’esprit d’oblation, il voit tout une série d’éléments qui constituent l’aspect ascétique de notre vie spirituelle: la vie d’oraison, le recueillement et le silence, le dépouillement, la mortification, l’obéissance parfaite, la pauvreté, l’humilité, la simplicité, la pureté d’intention, la charité cordiale [67].

Le père Deschâtelets reprend aussi le thème mazenodien de la conformation au Christ en le développant de façon à mettre en lumière — ce qui n’est arrivé que rarement dans l’histoire oblate — la dimension contemplative de notre vocation. «Notre idéal est un engagement absolu et enthousiaste, une disponibilité totale à Dieu et aux âmes pour Dieu, puisée dans la contemplation, dans l’union intérieure avec Dieu. […] Un Oblat qui vivra sa Règle […] connaîtra toutes les grâces et les dons de la vie mystique. […] Allons, pères, frères, “usque ad apicem perfectionis”, jusqu’à la charité à son sommet!» [68].

Le point principal abordé dans cette lettre circulaire est l’aspect marial. Elle reprend ici encore le précepte traditionnel qu’elle porte à sa tension maximale. La voie de la sainteté, pour l’Oblat passe par Marie. Elle est, en tant qu’Immaculée, le modèle de toute vertu, le modèle de la sainteté; elle «a été rachetée en toute perfection» [69] et elle est «le type achevé de ce que Dieu entend faire de chacun de nous» [70]. Elle n’est toutefois pas un modèle que l’on observe de l’extérieur. La grâce de notre vocation nous conduit à la revivre en nous: «Nous sommes Oblats de Marie Immaculée. C’est n’est pas seulement une étiquette. […] Il s’agit d’une sorte d’identification à Marie Immaculée, il s’agit d’une donation de nous-mêmes à Dieu par Elle et comme Elle, qui va jusqu’au fond de toute notre vie chrétienne, religieuse, missionnaire, sacerdotale» [71]. Devenus comme Elle, nous pouvons vivre sa virginale sainteté, son anéantissement d’humble servante, sa vie pauvre et cachée, ses immolations avec son Fils et son amour surtout aussi semblable au sien que possible [72].

Le père Deschâtelets réaffirmera constamment, à travers tout son enseignement, cet idéal de sainteté. «Comment pouvons-nous prétendre être les dispensatores mysteriorum Dei, écrivait-il en 1959, si nous ne savons pas par expérience personnelle ce qu’est la Trinité, son habitation dans les âmes, ce qu’est le Christ, la Très Sainte Vierge?» [73] Et encore, à la fin de son généralat, après le Concile: «Il nous faut être plus spirituels et plus intérieurs que jamais! […] Pour aborder le travail du ministère, l’apostolat auprès des masses, auprès des plus pauvres surtout, auprès de toutes les catégories de personnes, il faut d’abord être rempli de Dieu, il faut d’abord vivre de Dieu […]» [74].

2. LA LITTERATURE OBLATE

Avec l’apparition de la revue Études oblates, l’étude de la spiritualité s’est fait plus intense et systématique. En parcourant les articles qui vont des années 1940 jusqu’aux années 1960, il me semble qu’apparaît de plus en plus un élément unificateur de la spiritualité, la place centrale du Christ. Le programme de sainteté finit par être celui proposé par le Fondateur. Moins préoccupés que les supérieurs généraux d’émettre des normes concrète de vie, de réprimer les abus, d’exhorter à l’observance de la Règle, les auteurs d’articles vont droit au cœur du chemin de la perfection suivi par Eugène de Mazenod. Un des premiers collaborateurs de la revue, Henri Gratton, identifie le trait essentiel de la spiritualité oblate: «Vivre le Christ crucifié, rédempteur, sauveur, dans son oblation à la gloire de Dieu, pour le salut des âmes les plus abandonnées et l’utilité de l’Église, voilà l’idéal caractéristique qui distingue notre Fondateur de beaucoup de saints, ses frères» [75]. Et peu après, le père Germain Lesage écrit: «L’imitation du divin Sauveur constitue, à notre avis, la trame d’une vie apparemment orientée vers tant d’objets dissemblables, illustrant de la sorte l’idée mère des œuvres et de l’esprit du Missionnaire des pauvres» [76].

L’imitation du Christ s’oriente toujours vers le mystère du Christ Sauveur; c’est pourquoi le chemin de la sainteté comme identification au Christ ne se sépare jamais de l’action apostolique. Nous sommes appelés à revivre le Christ dans son œuvre d’évangélisation. En suivant le Christ, l’Oblat se retrouve, comme Lui, plongé dans l’humanité, prêt à donner sa vie pour ceux auxquels il est envoyé. «[…] l’Oblat des temps modernes se voit mis d’autorité à l’école du Verbe incarné, du Verbe précisément considéré dans sa fonction de Sauveur […]. L’ami des pauvres, des délaissés, l’apôtre des masses, bien avant l’Oblat et à un titre infiniment supérieur, le Rédempteur l’a réalisé par toutes les fibres de son être. Le missionnaire des pauvres n’a qu’à engager ses pas dans les siens pour se réaliser à son tour» [77].

Dans ce sens, l’oblation, élément caractéristique de notre vocation, revêt un aspect purement apostolique. Nous nous y offrons totalement à Dieu pour être tous offerts avec le Christ à l’humanité, voués sans réserve au salut des âmes: «Nous sommes des hommes d’action. Dès lors, nous avons à nous sanctifier dans et par l’action. Nous devons avoir une spiritualité qui mène à l’action. Or, «le trait dominant de la spiritualité de l’oblation, c’est d’être éminemment dynamique, active, pratique; elle est un merveilleux tremplin pour l’action» [78]. Le chemin de la sainteté passe alors par le service de l’Église, particulièrement dans le champ de l’évangélisation des pauvres et des plus abandonnés.

Au cours de ces années, on a fortement mis en relief un autre élément de la spiritualité, le caractère marial de la vie oblate. La littérature dans ce domaine se fait très abondante, surtout dans les années 1950. Dans l’enquête sur la spiritualité oblate menée par les Études oblates en 1950, «la majorité des réponses s’accordent pour exprimer le centre d’unité de notre vie spirituelle par cette devise: «Au Christ Rédempteur par l’Immaculée Co-Rédemptrice», ou plus brièvement: «Ad Jesum per Mariam Immaculatam», ou tout simplement: «Conduire les âmes à la Mère de Miséricorde», ou enfin sous une forme un peu différente: «Reproduire le Christ dans son oblation au Père et aux âmes par Marie Immaculée» [79]. Marie apparaît comme le modèle de sainteté que l’Oblat est appelé à suivre par son oblation totale à Dieu et à l’œuvre de rédemption du Fils. Avec Lui et en Lui, l’Oblat peut parvenir à vivre en plénitude sa propre vocation [80].

Avec le concile Vatican II entre aussi dans la Congrégation un nouveau souffle de l’Esprit. Les Constitutions et Règles de 1966 en sont l’exemple le plus évident. Dans ce texte, non seulement on fait le point sur la question de l’homme apostolique et celle de la communauté apostolique, mais surtout, et cela me paraît nouveau dans notre spiritualité, on reconnaît que «[…] l’apostolat n’est pas un obstacle, mais bien plutôt un aliment de prière et de vie intérieure […]» [81]. Cela répondait à un grand besoin. Dès 1950, par exemple, le père Maurice Dugal s’était demandé si la route de l’Oblat vers la sainteté ne devait pas passer par l’apostolat plutôt que par le silence, le recueillement, la cellule. «L’homme apostolique, écrivait-il, doit apprendre comment son travail peut être pour lui une véritable source de sanctification et de recueillement». Relisant l’article 246 de la Règle, il montrait comment l’accent n’est pas mis sur «un continuel recueillement de l’âme» mais sur «toute la vie». Le «continuel recueillement» comprend aussi bien le temps de solitude à l’intérieur de la maison que le temps de la mission à l’extérieur. Le chemin de la sainteté, semble conclure le père Dugal, passe par la vie de prière comme par celle de l’apostolat. Il s’agit, en effet, d’une seule vie vécue par la même personne [82].

À partir de 1966, la revue Études oblates, qui deviendra en 1973 Vie Oblate Life, continuera de rendre compte de la réflexion poursuivie dans la Congrégation [83].

3. LA SAINTETE CANONISEE

«De saints prêtres, voilà notre richesse!» [84]. Ces paroles d’Eugène de Mazenod reconnaissent que, dans la congrégation des Oblats, la sainteté n’est pas qu’un idéal ou qu’un sujet de littérature spirituelle. Grâce à Dieu, la sainteté est une réalité vécue par beaucoup de ses membres. Pour le Fondateur, il était normal de penser que, dans notre Société, «tous les membres travaillent à devenir saints dans l’exercice du même ministère et la pratique exacte des mêmes Règles» [85]. La mort sainte des Oblats était pour lui la certitude que son idéal de vie pouvait réellement être vécu. «Leur mort sainte, écrivait-il à l’occasion de la mort du père Victor Arnoux, en 1828, se référant aux quatre premiers Oblats partis pour “notre maison mère”, est, à mon avis, une grande sanction de ces Règles; elles ont reçu par là un sceau nouveau de l’approbation divine. La porte du ciel est au bout du sentier par lequel nous marchons» [86]. D’autres fois, en voyant ses Oblats, il écrit: «Je me louerai dans mes frères, dans mes enfants, parce qu’à défaut de vertus, qui me soient propres et personnelles, je suis fier de leurs œuvres et de leur sainteté» [87].

Nous retrouvons les mêmes remarques chez les autres supérieurs généraux. «Nous aimons à constater, lisons-nous, par exemple dans une lettre circulaire du père Cassien Augier, qu’on rencontre dans nos rangs des religieux modèles. Ils aiment et pratiquent la Règle avec une entière et constante fidélité. Soucieux, avant tout, de leur propre sanctification, ils font leurs délices de la pauvreté, de l’humilité, de la mortification, de l’obéissance. Leur vie exhale le parfum de la vie même de Notre Seigneur et, à leur passage, on les salue par un mot qui dit tout: c’est un saint!» [88]. La béatification du père Joseph Gérard, les désormais nombreux serviteurs de Dieu et vénérables, et la foule innombrable des Oblats connus et moins connus qui, «au bout du sentier par lequel nous marchons», ont trouvé «la porte du ciel», nous confirment dans cette conviction. L’exemple de ces Oblats continue à tenir éveillé, dans toute la Congrégation, le désir de la sainteté et l’ardeur pour y arriver. «Noblesse oblige, écrivait Mgr Augustin Dontenwill à l’occasion du premier centenaire de la Congrégation, […] fils et frères des saints, nous devons travailler à être saints nous-mêmes» [89].

On voit donc l’importance de tenir en éveil et de cultiver la mémoire de l’histoire de la Congrégation. L’étude des désormais nombreuses biographies d’Oblats nous aiderait énormément à comprendre comment se vit le charisme oblat et comment on devient saint [90].

Dans cette troupe de saints, saint Eugène de Mazenod détient une place tout à fait particulière. Si «la vie spirituelle garde chez nous sa flamme», c’est, comme l’écrivait le père Deschâtelets, parce qu’elle a été «allumée au cœur ardent de Mgr de Mazenod» [91]. L’Esprit a non seulement transmis à travers lui aux Oblats et à l’Église, un charisme, faisant de lui un instrument de grâce, mais il l’a aussi conduit à vivre ce charisme en plénitude, faisant de lui un modèle de sainteté. Après avoir pris acte que «le Fondateur n’a rien omis, rien négligé pour faire de nous des saints et des apôtres en tous les temps», devons-nous répéter avec le père Deschâtelets, «ayons foi en lui, croyons en lui, prenons-le pour guide; soyons avides de recueillir ses moindres paroles, ses moindres enseignements et directives résumés dans la sainte Règle» [92].

Dans la lettre qu’il adressait à l’occasion de la canonisation du Fondateur, le père Marcello Zago écrivait ceci: «Chaque Oblat puise dans le Fondateur l’esprit qui l’anime, trouve en lui un modèle de vie. […] C’est pourquoi je vous invite à fixer ensemble le regard sur le Fondateur, en le considérant comme un saint à imiter, un fondateur à suivre, un maître à écouter, un père à aimer, un intercesseur à invoquer. Dans son sillage et guidés par lui, nous pourrons nous renouveler dans le charisme que l’Esprit a transmis à l’Église à travers lui» [93].

LES CONSTITUTIONS ET RÈGLES

La tradition oblate, tout comme le Fondateur, a vu dans l’observance de la Règle le chemin privilégié de la sainteté. Il suffit de lire les lettres circulaires 11, 14, 15, 20, 26 et 42 des supérieurs généraux. «Ces Règles, s’exclamait Mgr Dontenwill, […] quelles phalanges d’Oblats elles ont contribué à sanctifier!» [94]. Et le Chapitre général de 1926, à l’occasion du centenaire de leur approbation, faisait cette exhortation: «Observons-les; elles sont saintes, et elles nous sanctifieront» [95].

C’est toute la Règle qui détermine le style de vie de l’Oblat. Toutefois, comme nous l’avons vu, la partie qui parlait le plus du chemin de la sainteté est celle qui avait pour titre:Des autres principales observances. On l’a appelée le «cœur de notre spiritualité» [96]. Commentant la Règle, Mgr de Mazenod lui-même y trouvait la deion la plus claire de son projet de vie: «Tout est là», s’exclamait-il [97]. La vocation oblate y est en effet présentée comme une vie passée à suivre le Christ, à l’imiter et à se transformer en lui: «Les missionnaires doivent […] imiter en tout les exemples de Notre Seigneur Jésus Christ, […] ils tâcheront de devenir d’autres Jésus Christ». Ce n’est qu’alors qu’ils pourront remplir leur tâche missionnaire, qui consiste à répandre «partout la bonne odeur de ses [du Christ] aimables vertus». Ils sont en outre invités à être «tous unis par les liens de la plus intime charité et dans la parfaite subordination aux supérieurs […]» [98].

À partir de ce texte de la Règle de 1818, je voudrais relever trois aspects particuliers du chemin de sainteté de l’Oblat, tels que nous les avons déjà vus dans les écrits du Fondateur: la conformation au Christ, la mission, la vie commune fraternelle. Je suivrai en le faisant la Règle actuelle qui a su avec sagesse rendre actuelle la pensée du Fondateur.

Dans les Constitutions et Règles de 1982, nous ne trouvons plus le mot sainteté sinon en passant: les Oblats sont appelés à «être témoins de la justice et de la sainteté de Dieu» (C 9). Mais au-delà des mots, c’est clairement la sainteté qu’elles nous proposent là surtout où il est question d’abandonner tout à la suite du Christ (voir C 2), de réaliser l’unité de notre vie en Jésus Christ (voir C 31), de former le Christ en nous grâce à l’Esprit (voir C 45). À mesure que grandit entre nous la communion d’esprit et de cœur, lisons-nous encore, nous avons Jésus au milieu de nous qui nous communique sa sainteté et fait notre unité pour nous envoyer annoncer son Royaume (voir C 37).

1. LA CONFORMATION AU CHRIST DANS L’OBLATION

Au cœur du chemin de sainteté se trouve manifestement le rapport avec le Christ Sauveur. La place centrale qu’occupe le Christ dans la vie oblate, place fortement réaffirmée par les Constitutions et Règles de 1982, donne à la sainteté toute sa consistance ontologique. Avant d’être un désir, une tâche ou une ascèse, la sainteté est une participation à la sainteté même du Christ. On est saint dans le mesure où, répondant à l’appel du Christ Sauveur, on le suit, on vit de sa vie et on est introduit par lui dans la vie trinitaire.

Les Oblats, lisons-nous dans les Constitutions et Règles, sont mis à part, (C 2), appelés à suivre le Christ (C 1, 2, 19, 24), pour devenir pleinement ses disciples (C 50). Ils le suivent et prennent part à sa mission (C 1), coopèrent avec lui et en imitent de façon radicale l’exemple (C 1, 12). Par vocation, ils doivent vivre en communion plus étroite avec lui (C 20), prendre l’habitude de l’écouter, (C 56), afin de le connaître vraiment (C 33), de se laisser modeler par lui de telle sorte qu’ils trouvent en lui l’inspiration de leur conduite (C 33), et qu’ils croissent dans son amitié (C 56), jusqu’à l’intimité (C 36, R 65). C’est ainsi que les Oblats parviennent à ne réaliser «l’unité de leur vie qu’en Jésus Christ et par lui» (C 31).

Le chemin de la sainteté à laquelle tendent les Oblats est cette identification au Christ Sauveur. L’Oblat n’appartient plus à lui-même, mais uniquement au Christ et à son œuvre. Il meurt chaque jour à lui-même pour se laisser posséder par le Christ au point de penser comme le Christ. Il regarde tout avec les yeux du Christ. Dans les pauvres, il voit «les pauvres de Jésus Christ», pour reprendre l’expression d’Eugène de Mazenod dans l’église de la Madeleine, en 1813; l’Église lui apparaît comme «l’Épouse chérie du fils de Dieu», «née du sang d’un Dieu qui meurt sur la croix»; la vie missionnaire, c’est d’être les «coopérateurs du Christ Sauveur». L’identification progressive d’Eugène de Mazenod au Christ et au Christ crucifié demeure typique pour le chemin de sainteté de l’oblat. Ce chemin conduit à la transformation de l’être en un être nouveau, jusqu’à revêtir la personnalité apostolique de Jésus Christ.

L’oblation est l’acte qui exprime le plus profondément l’identification au Christ. Elle est, en effet, une réponse totale d’amour qui naît de la conscience d’avoir été aimé d’une façon absolue.

Notre nom exprime ce qu’implique la sainteté: Oblats, c’est-à-dire donnés entièrement, sans condition et sans retour, à ce Dieu auquel nous appartenons déjà et dont nous nous reconnaissons les créatures, fruits de son amour éternel; Oblats, devenu holocauste, immolation de tout notre être à ce Dieu qui s’est donné tout entier à nous en son Fils; Oblats, logiquement pour avoir saisi qui est Dieu et avoir vu comment il s’est rendu présent et entièrement nôtre, et comment il est intervenu dans l’histoire de notre salut; Oblats, en réponse d’amour à l’amour avec lequel le Christ Jésus nous a aimés et s’est livré pour nous (voir Ga 2, 20) [99].

Par l’oblation nous sommes un avec le Christ, dans le don au Père. Elle se greffe sur l’offrande sacerdotale du Christ au Père. «Au moment de votre profession religieuse, écrivait Paul VI aux religieux, vous avez été offerts à Dieu par l’Église, dans une intime union au sacrifice eucharistique. Jour après jour, cette offrande de vous-mêmes doit devenir une réalité, renouvelée concrètement et continuellement» (Evangelica Testificatio, 47). Nous sommes dans le mystère énoncé par Paul: «Avec le Christ, je suis un crucifié; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi» (Ga 2, 19-20). Il s’agit de mourir avec lui pour être en lui, de perdre sa vie pour la retrouver (voir Mc 8, 35) en lui, en plénitude et renouvelée.

On souligne généralement l’aspect ascétique de l’oblation, en étant conscient de devoir mourir à soi-même pour laisser vivre le Christ en nous. Il faut toutefois signaler aussi sa dimension mystique: suivre totalement le Christ en se soumettant sans réserve à la conduite de l’Esprit. Un Oblat demeuré anonyme a écrit ces paroles de sagesse: «L’âme, déjà morte à elle-même et bien décidée à mourir toujours davantage, se laissera docilement guider par le Saint-Esprit, l’Esprit du Christ. Son union au Christ Sauveur deviendra passive. Le Saint-Esprit l’éclairera au-dedans, l’enflammera de zèle, la guidera dans le choix des moyens apostoliques les plus efficaces et parfois même la consumera comme victime pour le salut des âmes. Son intelligence reposera habituellement dans la contemplation du mystère rédempteur de Jésus Christ et sa volonté brûlera d’un feu apostolique inextinguible» [100].

Plongés dans la mort féconde du Christ, nous pouvons espérer devenir ses authentiques coopérateurs dans le mystère pascal. De même que l’offrande que Jésus fait de lui-même au Père est chemin de salut, de vie nouvelle et d’unité du genre humain, ainsi notre oblation, greffée sur la sienne et tirant d’elle sa valeur, pourra, elle aussi, être le secret de notre fécondité apostolique. C’est dans cette sainteté théologale que la mission de «proclamer le Royaume de Dieu et de le rechercher avant toute chose (voir Mt 6, 3)» (C 11) prend son sens. Parce que notre mission se situe en prolongement de la mission du Christ («Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie»), l’idéal d’homme apostolique et de communauté apostolique qu’Eugène de Mazenod a conçu implique une vocation intrinsèque à la sainteté, c’est-à-dire à la communion transformante avec le Christ dans son Esprit. Pour poursuivre l’œuvre du Christ, il faut que chaque Oblat soit un autre Christ et que la communauté soit habitée par sa présence et par son Esprit. Le projet d’évangélisation typique du charisme oblat comprend nécessairement celui de la sainteté de vie. Ainsi les Oblats seront-ils «témoins de la justice et de la sainteté de Dieu» (C 9).

2. LA MISSION

Une autre dimension du chemin de sainteté de l’Oblat est la mission. Comme nous l’avons indiqué, dans le passé, la réflexion sur la sainteté a privilégié le milieu de la vie religieuse et considéré la mission plutôt comme une conséquence de la sainteté personnelle. On mettait en relief l’influence de la sainteté de vie sur la mission. On s’arrêtait moins à l’idée que la mission elle-même contribue à la sainteté des Oblats et non seulement le contraire. Dans les Constitutions et Règles de 1982, s’il est vrai que «leur zèle apostolique est soutenu par le don sans réserve de leur oblation», il n’en est pas moins vrai que l’oblation est à son tour «sans cesse renouvelée dans les exigences de leur mission» (C 2).

Pour l’Oblat, la sainteté se construit dans le don constant de soi que la mission exige, dans l’amour et le service concret des personnes auxquelles il est envoyé. Don de soi à Dieu, l’oblation passe par le don de soi aux hommes et aux femmes de son temps. Telle a été l’oblation du Fils de l’homme, venu pour donner sa vie pour le rachat de ses frères. C’est en donnant sa vie pour ses amis qu’il a donné la plus grande preuve de son amour.

À la suite du Christ venu pour servir, de Paul, qui se définit comme serviteur de Jésus Christ, et de Pierre, qui se reconnaît serviteur et apôtre du Christ, Eugène de Mazenod a pu écrire: «La charité pour le prochain fait encore une partie essentielle de notre esprit. Nous la pratiquons d’abord parmi nous en nous aimant comme des frères […] pour le reste des hommes, en ne nous considérant que comme les serviteurs du père de famille, chargés de secourir, d’aider, de ramener ses enfants, par le travail le plus assidu, au milieu des tribulations, des persécutions de tout genre, sans prétendre à d’autres récompenses qu’à celles que le Seigneur a promises aux serviteurs fidèles qui remplissent dignement leur mission» [101]. «C’est une spiritualité, écrivait à ce propos le père Fernand Jetté, non pas d’épouse mais de bon serviteur, et de bon serviteur qui donne tout sans rien réclamer, ni goût savoureux, ni consolation, ni grâce mystique, si ce n’est le contentement de Jésus Christ pour qui l’on travaille» [102].

L’oblation n’est pas seulement don de soi à Dieu, mais aussi don de soi à l’Église et à l’humanité, don sans réserve à l’évangélisation des plus pauvres. Le Christ nous a donné la mesure de l’amour: jusqu’à donner sa vie. Sa mission passait donc par la croix. Il devait mourir «pour réunir dans l’unité les enfants de Dieu qui sont dispersés» (Jn 11, 52). Pour attirer à lui tous les hommes, il devait être «élevé de terre» (Jn 12, 32-33). C’est la logique du grain de blé qui, parce qu’il meurt, «porte du fruit en abondance» (Jn 12, 24).

C’est cette même voie que sont appelés à parcourir tous ceux qui, avec lui et comme lui, veulent travailler à l’édification du Royaume de Dieu et rassembler les hommes dans la famille des enfants de Dieu. Pour nous aussi Oblats, «la croix de Jésus est au cœur de notre mission» (C 4). Si nous voulons être d’authentiques coopérateurs du Christ, nous sommes, nous aussi, appelés à revivre son mystère d’amour crucifié: «La croix oblate, reçue au jour de la profession perpétuelle, nous rappellera sans cesse l’amour du Sauveur, qui désire attirer à lui tous les hommes et nous envoie comme ses coopérateurs» (C 63). Pour entrer dans la dynamique du Christ qui attire à lui, il faut s’insérer dans son mystère même.

Notre mort, notre «oblation», comme celle de Jésus, a lieu principalement dans l’apostolat. Nos pénitences, nos jeûnes, nos veilles ne sont pas aussi caractéristiques que ceux des moines. C’est surtout dans l’évangélisation que nous trouverons la voie de l’ascèse, en nous donnant aux autres, à l’exemple du Christ dont la mort a été le résultat du don de sa vie pour ceux qu’il aimait. Évangéliser veut dire mettre tous ses dons, son temps et ses forces au service des personnes que Dieu nous confie, sans pouvoir jamais se ménager. Notre oblation devient réelle par cette pratique concrète de l’amour et du don de soi dans l’évangélisation.

Même les «nuits des sens», les «nuits de l’esprit» de l’Oblat auront les connotations de l’apostolat. Ses épreuves pourront avoir leur origine dans le sens de l’échec, dans l’insuccès apparent ou réel, la perception de son inefficacité, la méfiance de soi ou la fatigue. Devant les nouveaux défis de l’évangélisation, il peut se sentir inadéquat, incapable, non préparé. Il peut voir crouler les œuvres construites avec tant d’ardeur, faire défaut les personnes qui l’avaient suivi, manquer à leur devoir. Une obédience imprévue peut le retirer d’un champ où il a travaillé avec amour et profit. Il peut se sentir diminué, tenter de se rebeller, parce que le bien des âmes qui lui étaient confiées jusqu’alors semble contraster avec la nouvelle volonté de Dieu… À un certain âge, on sent diminuer les forces et on se sent incapable de travailler comme on l’avait fait jusqu’alors… On se rend compte que l’on porte le trésor du ministère du Christ «dans des vases d’argile pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous» (2 Co 4, 7). «Car lorsque je suis faible, dit saint Paul, c’est alors que je suis fort» (2 Co 12, 10); et encore: «C’est le but de mon labeur, du combat mené avec sa force qui agit puissamment en moi» (Col 1, 29); «Je peux tout en Celui qui me rend fort» (Ph 4, 13). Le travail apostolique se purifie de toute velléité humaine et devient uniquement transparence de l’œuvre de Dieu.

Tout cela peut devenir le chemin concret de la coopération à la mission du Christ jusqu’à achever dans sa chair «ce qui manque aux détresses du Christ en faveur de son corps qui est l’Église» (Col 1, 24). La conformation au Christ et, par conséquent, la sanctification trouvent leur achèvement dans notre mission: aller vers les personnes auxquelles nous sommes envoyés et les aimer jusqu’à donner notre vie, contribuant ainsi à l’édification du corps du Christ qui est l’Église.

3. UNE «SAINTETE COMMUNE»

Reprenant la pensée du Fondateur, les Constitutions et Règles de 1982 mettent en pleine lumière une autre caractéristique de la sainteté de l’Oblat: sa dimension communautaire. Le texte clef est la constitution 37. Commentant cet article qui présente la communauté des Apôtres avec Jésus comme modèle de vie, le père Zago écrit: «Le modèle dans ce cas n’est pas seulement extérieur mais la réalisation du modèle lui-même et même si la réalisation est analogue, elle est néanmoins réelle. Le Christ nous appelle, il nous réunit et il est présent parmi nous. Nous le suivons et devenons ses coopérateurs dans la communauté et à travers la communauté, parce qu’il se rend présent à la communauté: “Car là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux” (Mt 12, 20). Si la sainteté et la mission passent par la communauté, ce n’est pas parce que celle-ci est l’instrument de leur réalisation, mais parce que le Christ est présent dans la communauté et à travers elle. Certes cette présence ne se réalise pas par une formule sacramentelle comme dans l’Eucharistie. Elle se réalise par notre façon de vivre en chrétiens. La constitution 37 nous donne la raison théologique et nous indique la façon de s’y prendre pour former la communauté, pour rendre le Christ présent et pour créer une communauté missionnaire» [103].

La communauté apparaît comme un lieu d’expérience mystique. Jésus vit au milieu des siens et les pénètre tous de sa présence. La sainteté est ainsi libérée des fausses introspections, des faux intimismes ou individualismes. Elle redevient le chemin commun du peuple de Dieu.

Après avoir considéré la communauté comme lieu de sanctification (dimension mystique de la vie fraternelle), les Constitutions et Règles la présentent comme lieu de support réciproque pour la croissance spirituelle (dimension pédagogique). Si nous partageons «ce que nous sommes et ce que nous avons», lisons-nous dans la constitution 39, ce «partage contribuera à intensifier notre vie spirituelle, notre développement intellectuel et notre action apostolique». La vie de communauté nous rend, de plus, «responsables les uns des autres» (C 39), dans une «évangélisation réciproque», où nous nous invitons «mutuellement à un engagement de plus en plus profond» (C 48), «à partager intensément notre amour du Christ» (C 73) et «notre expérience de foi» (C 87). La Règle souligne aussi les instruments de la croissance dans la communion fraternelle: projet commun (C 38), mise en commun des biens, aide réciproque, correction fraternelle (C 39), prière en commun (C 40), etc.

L’oblation n’est pas seulement un don de soi à Dieu ou à ceux à qui nous sommes envoyés, elle est aussi un don total de soi à nos frères en communauté.

Le document de la Congrégation pour les religieux et les instituts séculiers sur La dimension contemplative de la vie religieuse nous aide à comprendre, sous forme de synthèse, cette double orientation des Constitutions et Règles. Il affirme tout d’abord que «la communauté religieuse est en elle-même une réalité théologale, objet de contemplation: comme “famille réunie au nom du Seigneur” (PC 15)». Il en tire ensuite la conséquence suivante: si elle est lieu de présence de Dieu «elle est, par nature, le lieu où l’expérience de Dieu doit d’une façon particulière pouvoir atteindre sa plénitude et se communiquer aux autres. L’accueil fraternel réciproque, dans la charité, aide à “constituer un milieu qui contribue au progrès spirituel de chacun de ses membres” (ET 39)» [104].

La vie de communauté apparaît ainsi comme un authentique chemin de sainteté, une aide «à devenir davantage des hommes de prière et de réflexion, à vivre l’Évangile sans compromis et ainsi nous libérer pour une plus grande fidélité à notre vocation» (C 87). De la même façon, les Oblats «ensemble […] s’efforcent de conduire à son plein épanouissement la grâce de leur baptême» (C 12). Parce que Jésus lui-même est présent parmi eux, les membres de la communauté peuvent, en vivant d’un amour réciproque, parvenir à la sainteté.

Dans sa recherche de la sainteté, la communauté reflète, enfin, la vie trinitaire. Être un seul cœur et une seule âme veut dire participer à la koinonia trinitaire et en être une icône vivante. Notre sainteté est, en définitive, trinitaire: «[…] l’unique et indivisible Trinité […] est dans le Christ et par lui est la source de toute sainteté […]» (LG 47).

4. LE CHEMIN DE LA SAINTETE

Les Constitutions et Règles actuelles présentent, enfin, le dynamisme de la sainteté. On y lit que le don sans réserve de leur oblation doit être sans cesse renouvelé (voir C 2); les Oblats sont appelés à croître «dans la foi, l’espérance et l’amour» (C 11); «tels des pèlerins, ils font route avec Jésus dans la foi, l’espérance et l’amour» (C 31).

La formation est envisagée dans cette perspective dynamique. Elle a, en effet, «pour but de faire grandir l’homme apostolique» (C 46), de manière à «rendre adulte dans la foi celui qui a opté personnellement pour le Christ» (R 52). «Jésus appelle à devenir pleinement ses disciples» (C 50). La constitution 47 s’exprime d’une façon tout aussi claire: «La formation vise à la croissance intégrale de la personne. Elle se poursuit toute la vie et conduit chacun à s’accepter tel qu’il est, et à devenir celui qu’il est appelé à être. Elle implique une conversion constante à l’Évangile et nous tient toujours prêts à apprendre et à modifier nos attitudes pour répondre aux exigences nouvelles».

Ce dynamisme constant exigé de la vie spirituelle a de lourdes conséquences même sur la vie apostolique, appelée à un renouvellement soutenu. «La fidélité à notre vocation oblate doit nous guider […] dans l’établissement [des] priorités et dans le choix des ministères. [… Elle] servira de critère dans l’évaluation périodique de nos engagements apostoliques» (R 4). On demande «une fidélité toujours inventive» (C 46). «Les Oblats, instruments du Verbe, doivent demeurer souples et ouverts; ils doivent apprendre à faire face à des besoins nouveaux et à chercher des solutions aux questions nouvelles» (C 68). Le renouveau intérieur conduit à une créativité toujours nouvelle et les défis apostoliques contribuent, à leur tour, au renouveau intérieur constant et à la sanctification.

L’édification de l’homme intérieur en nous n’est jamais terminée. Son but est d’atteindre la taille adulte du Christ, un cheminement qui se poursuit «jusqu’au jour du Christ Jésus». Seul l’Esprit peut porter cette œuvre à son achèvement. Lui seul peut faire en sorte que notre être, notre temps, notre travail et notre amour puissent être intérieurement formés par le Christ et tournés vers Lui. «C’est cet Esprit divin, écrivait Eugène de Mazenod, qui doit être désormais maître absolu de mon âme, l’unique moteur de mes pensées, de mes désirs, de mes affections, de ma volonté tout entière» [105]. La sanctification est l’œuvre de l’Esprit qui, par nature, est toujours créateur et invite constamment à aller résolument de l’avant sur le chemin de la vie. Sachant cela, tout Oblat doit être «prêt à répondre généreusement aux inspirations de l’Esprit, à chaque étape de sa vie» (C 49).

Sur le chemin de la sainteté, les Oblats ont vu en Marie l’Immaculée leur modèle. «Par sa réponse de foi et sa totale disponibilité à l’appel de l’Esprit [elle est] le modèle et la gardienne de notre vie consacrée» (C 13). Elle a été la première à se consacrer totalement à Dieu au point d’être toute au service du Fils et de sa mission. «Docile à l’Esprit, elle s’est entièrement consacrée, comme humble servante, à la personne et à l’œuvre du Sauveur» (C 10). Sa virginité exprime merveilleusement le sens de l’oblation lorsque, arrivant au sommet de son dépouillement total au pied de la croix, elle partage la kénose du Fils. L’oblation de Marie reflète pleinement celle de Jésus. Et comme Jésus, par son oblation, engendre l’humanité nouvelle, ainsi Marie, associée à son offrande, devient Mère de l’Église.

Oblats de Marie Immaculée, nous sommes comme elle, à son image, offerts par elle, en elle, unis dans la même volonté à l’offrande du Christ. Elle nous apprend comment vivre la mort de Jésus, comment s’unir à lui dans son mystère pascal, comment devenir ses coopérateurs, comment, à travers le mystère de la croix, devenir pères et mères des âmes, jusqu’à engendrer l’Église. «S’inspirant de l’exemple de Marie», nous pourrons nous mettre «totalement au service de l’Église et du Royaume» (C 46).

5. LE DEFI ACTUEL

L’objectif de la sainteté demeure un défi même pour la Congrégation d’aujourd’hui. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire ce qu’en ont écrit les pères Jetté et Zago.

«Le premier prophétisme d’une famille religieuse, si missionnaire qu’elle soit, disait le père Jetté au Chapitre général de 1980, sera toujours celui de la qualité de son être et de la sainteté de ses membres. L’Église a besoin de notre action; elle a encore plus besoin de notre sainteté» [106].

Dans la lettre qu’il adressait en 1991 aux Oblats d’Europe, le père Zago disait: «Aujourd’hui plus que jamais le Seigneur nous interpelle dans notre être et non seulement dans notre agir. Les besoins de salut de l’humanité d’aujourd’hui nous présentent non seulement de nouveaux défis missionnaires, mais demandent la sainteté et un nouveau style de vie au niveau personnel et communautaire. Un Oblat, peu avant de mourir du cancer, m’écrivait: “Le vrai défi d’aujourd’hui pour les Oblats n’est pas l’évangélisation mais la sainteté”. Dans l’aujourd’hui du monde sécularisé, c’est la qualité de l’être personnel qui fait de nous des missionnaires authentiques, des témoins de la Transcendance et des guides spirituels» [107].

Fabio Ciardi