1. La Vie Religieuse Chez Eugène De Mazenod
  2. Après La Mort D’eugène De Mazenod

Eugène de Mazenod n’a pas eu deux vocations: une au sacerdoce et l’autre à la vie religieuse. Il n’a eu qu’une vocation: devenir pleinement un homme apostolique. Dans cette vocation, il y avait le sacerdoce et la vie religieuse. Le sacerdoce: être un prêtre qui enseigne, qui proclame la Parole de Dieu, qui transmet le pardon divin, qui célèbre l’Eucharistie, qui unit la communauté chrétienne autour du Christ. La vie religieuse: être un homme apostolique consacré, qui donne tout, qui ne refuse rien à Dieu, qui est libre intérieurement, un homme détaché, zélé pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, enclin en un mot à suivre et à pratiquer les conseils évangéliques.

«Il faut, affirmait Eugène de Mazenod, si l’on veut parvenir aux mêmes résultats que les Apôtres et les premiers disciples de l’Évangile, prendre les mêmes moyens, avec d’autant plus de raison que n’étant pas en notre pouvoir de faire des miracles, il faut, à ce défaut, ramener par l’éclat des vertus les peuples égarés» [1]. C’est pourquoi il tenait beaucoup à la présence de l’abbé Henry Tempier dans son groupe. «Je regarde comme très important pour l’œuvre de Dieu que vous soyez des nôtres; je compte sur vous plus que sur moi-même pour la régularité d’une maison qui, dans mon idée et mes espérances, doit retracer la perfection des premiers disciples des Apôtres. Je fonde bien plus mon espérance sur cela que sur les discours éloquents; ont-ils jamais converti personne? Oh! que vous ferez bien ce qu’il est important de faire!» [2].

On peut dire que chez Eugène de Mazenod, après sa «conversion» dans les années 1805-1807, et malgré ses défauts [3], il y avait la volonté d’un don total à Dieu. Quand il a connu l’amour du Christ pour lui et l’offrande de son sang pour son salut, il n’a voulu vivre que pour lui et pour le salut des hommes.

Dans cet article, nous préciserons ce qu’est la vie religieuse pour les Oblats: sa naissance avec Eugène de Mazenod, et, plus brièvement, son évolution et sa situation présente. Quelques études existent sur le sujet, spécialement dans Études oblates (Vie Oblate Life) [4] et dans des travaux récents [5].

LA VIE RELIGIEUSE CHEZ EUGÈNE DE MAZENOD

Dans la troisième partie de l’article de ce dictionnaire sur Eugène de Mazenod: «La spiritualité de l’Oblat de Marie Immaculée», nous avons touché cette question et présenté le contexte dans lequel il est nécessaire de la poser [6].

L’attrait de la vie religieuse, chez Eugène, s’est manifesté progressivement et de diverses façons. À Venise, quand il a environ 13 ou 14 ans, la vie et l’attitude de son éducateur, Don Bartolo Zinelli, le marquent beaucoup; de même, la lecture qu’il fait des Lettres édifiantes sur les missions étrangères écrites par les missionnaires de la Compagnie de Jésus. «C’est de là [de Venise], écrira-t-il plus tard, que date ma vocation à l’état ecclésiastique et peut-être à un état plus parfait» [7]. Il n’est pas question de vie religieuse, mais la régularité, le comportement de Don Bartolo ne sont pas sans l’impressionner. À Naples, à Palerme, c’est une réalité à laquelle, semble-t-il, il ne pense plus beaucoup et de même, en France, les premières années de son retour (1802-1805). Il y remarque pourtant l’abandon spirituel des gens, surtout des pauvres, et l’absence de prêtres, de religieux pour les aider. Lui-même se dévoue auprès des prisonniers d’Aix.

Un Vendredi Saint, en 1807 probablement, — il avait 25 ans — la grâce apparaît plus clairement et va changer sa vie. La vue de la croix du Christ le touche jusqu’au fond de l’âme: «[…] malgré ma douleur, ou plutôt par le moyen de ma douleur, mon âme s’élançait vers sa fin dernière, vers Dieu son unique bien dont elle sentait vivement la perte» [8]. L’année suivante, une «secousse étrangère», véritable motion de l’Esprit, le décide à s’orienter vers le sacerdoce [9].

Les quatre années passées au Séminaire de Saint-Sulpice l’ouvrent davantage aux besoins de l’Église; elles apportent une plus grande structure à sa vie spirituelle: exercices de piété, participation aux sacrements, méthode d’oraison, examen de conscience, règlement de vie… Il admire les Sulpiciens. Sa connaissance de la vie religieuse grandit. Sa mère, déjà réticente devant son idéal sacerdotal, s’inquiète encore plus en le voyant se rapprocher des «Frères». Eugène lui répond, le 23 mars 1809: «Je n’ai pu m’empêcher de sourire en lisant la recommandation que vous me faites de ne pas trop me rapprocher de ces bons frères [les Frères Gris] et de me rappeler que notre mission doit être différente. J’ai cru entrevoir dans cette sollicitude maternelle une certaine crainte que je n’eusse autant de goût pour l’état de ces bons frères que j’ai de vénération pour leurs vertus. Je ne dois pas différer plus longtemps de vous rassurer à ce sujet. Je n’ai jamais pensé une seule minute à prendre un parti si fort au-dessus de mes forces et si peu conforme à mon goût. Il faut avoir bien autre vertu que je n’ai pour embrasser le plus haut point de la perfection évangélique et Dieu ne m’a jamais inspiré le moindre attrait pour la retraite [c’est-à-dire les pères de la Retraite chrétienne?] et une trop grande dépendance. Si je suis un jour dans le cas de favoriser cet établissement, je le ferai de toute mon âme, puisque je suis convaincu qu’ils font le plus grand bien, mais tout se borne là» [10].

À la fin de son séminaire, en 1811, Eugène a besoin d’un domestique. Son choix s’arrête sur un ancien religieux, un Trappiste Camaldule, le frère Maur. En 1812, celui-ci travaille pour Eugène et l’accompagne à Aix. En 1814, les Trappistes sont rétablis en France et M. Duclaux, consulté, écrit à Eugène: «Je sens bien que vous avez raison de regretter le Frère Maur; vous trouverez difficilement un sujet pour le remplacer. Vous avez fait de grands sacrifices pour vous l’attacher, mais quand vous l’avez choisi vous n’ignoriez pas qu’il était Trappiste de désir et de profession et qu’il avait pris des engagements irrévocables pour s’attacher à un plus grand Maître… Du moment qu’il y aura une maison de Trappistes solidement rétablie, il est obligé en conscience de s’y retirer; c’est un sacrifice que vous devez à Dieu et à la religion qui est si bien servie par ces bons Pères Trappistes» [11].

Ce Frère était un religieux fervent, qui avait conservé dans le monde les saintes pratiques de son état. Eugène l’avait chargé, à Aix, de «le reprendre de ses défauts le matin à l’oraison» [12]. Le 17 septembre 1814, le père de Mazenod le reçoit officiellement comme membre de la Congrégation de la Jeunesse. «[…] M. le Directeur, à sa réception, […] n’a pas oublié de faire remarquer aux congréganistes, devenus ses confrères, tous les avantages qu’ils allaient retirer de la communion de prières et de mérites qui était désormais établie entre eux et ce saint religieux qui, du fond de sa solitude et dans le silence même de la nuit, veillerait en quelque sorte sur eux […]» [13]. Le lendemain, le frère Maur quittait Aix et retournait à la Trappe. «Nous avons l’impression, écrit le père Jean-Marie Larose, que c’est auprès de cet humble frère Camaldule que notre Fondateur connut la richesse profonde de la vie religieuse; on dirait presque: fit son noviciat religieux» [14].

Oui, mais entre-temps l’abbé de Mazenod avait réfléchi sur la vie religieuse, il avait fait des retraites inspirées par les auteurs jésuites, entre autres celle du père François Nepveu [15]; il avait connu les Rédemptoristes, les Lazaristes, les Sulpiciens, il avait pensé aux anciens Ordres et déploré leur disparition de la France. À sa sœur Eugénie, il écrivait, en 1811: «Selon l’heure, transporte-toi en esprit au milieu des saintes âmes qui louent et bénissent le saint Nom de Dieu, aux Carmélites de 9 à 11 heures, de 11 à 2 avec les saints Religieux qui dans certains lieux ont encore le bonheur de pouvoir chanter les louanges du Seigneur, aux heures que leur règle leur prescrit, de 2 à 4 à la Trappe. […] Oh! quand on a de la foi et un tant soit peu d’amour de Dieu, on sait bien trouver les moyens de ne pas perdre de vue trop longtemps son bien-aimé» [16].

En 1814, Eugène exprime à Charles de Forbin-Janson sa propre recherche et sa disponibilité: «Je ne connais pas encore ce que Dieu exige de moi, mais je suis si résolu de faire sa volonté dès qu’elle me sera connue que je partirais demain pour la lune s’il le fallait. Je n’ai rien de caché pour toi. Ainsi je te dirai sans peine que je flotte entre deux projets: celui d’aller au loin m’enterrer dans quelque communauté bien régulière d’un Ordre que j’ai toujours aimé; l’autre, d’établir dans mon diocèse précisément ce que tu fais avec succès à Paris… Je me sentais plus de penchant pour le premier de ces projets, parce que, à dire vrai, je suis un peu las de vivre uniquement pour les autres,… le second cependant, me paraissait plus utile, vu l’affreux état où les peuples sont réduits… J’avais aussi dans ma cervelle quelques règles à proposer, car je tiens à ce que l’on vive d’une manière extrêmement régulière… Que Dieu soit glorifié, que les âmes se sauvent, tout est là, je n’y vois pas plus loin» [17]. C’est l’orientation apostolique qui domine mais, avec le désir «que l’on vive d’une manière extrêmement régulière».

En 1813, Eugène a fondé la Congrégation de la Jeunesse d’Aix et lui a donné un règlement sérieux auquel il tient beaucoup [18]. En 1815, il cherche des candidats pour établir la mission de Provence. Il ne peut y réussir seul. Ses lettres à l’abbé Tempier sont précises: il veut avoir un groupe de «fervents missionnaires», ils «vivront ensemble dans une même maison» et «sous une règle qu’ils adopteront d’un commun accord». Il veut «des hommes qui aient la volonté et le courage de marcher sur les traces des Apôtres». Il veut que «la plus grande régularité s’établisse» dans cette maison. «C’est pour cela que vous m’êtes nécessaire, parce que je vous connais capable d’embrasser une règle de vie exemplaire et d’y persévérer» [19].

Quelques semaines plus tard, le 13 décembre 1814, il redit à l’abbé Tempier: «Humiliez-vous tant qu’il vous plaira, mais sachez néanmoins que vous êtes nécessaire pour l’œuvre des missions; je vous parle devant Dieu et à cœur ouvert. S’il ne s’agissait que d’aller prêcher tant bien que mal la parole de Dieu, mêlée à beaucoup d’alliage de l’homme, parcourir les campagnes dans le dessein, si vous voulez, de gagner des âmes à Dieu, sans se mettre beaucoup en peine d’être des hommes intérieurs, des hommes vraiment apostoliques, je crois qu’il ne serait pas difficile de vous remplacer; mais pouvez-vous croire que je veuille de cette marchandise? Il faut que nous soyons franchement saints nous-mêmes. Ce mot comprend tout ce que nous pourrions dire. Or, y a-t-il beaucoup de prêtres qui veuillent être saints de cette manière? Il faudrait ne pas les connaître pour se le persuader; moi je sais bien le contraire: la plupart veulent aller au ciel par une autre voie que celle de l’abnégation, du renoncement, de l’oubli de soi-même, de la pauvreté, des fatigues, etc. Peut-être ne sont-ils pas obligés à faire plus et autrement qu’ils ne font, mais au moins ne devraient-ils pas se tant formaliser si quelques-uns, croyant connaître que les besoins des peuples en exigent davantage, veulent essayer de se dévouer pour les sauver» [20].

Le 25 janvier 1816, dans sa lettre de demande aux vicaires généraux d’Aix, Eugène réaffirme son orientation: il veut fonder «une communauté régulière de missionnaires […] pour tâcher de se rendre utiles au diocèse, en même temps qu’ils travailleront à l’œuvre de leur propre sanctification conformément à leur vocation» [21]. Et même il précise: «[La communauté veut] fournir à ses membres le moyen de pratiquer les vertus religieuses, pour lesquelles ils ont un si grand attrait que la plupart d’entre eux se seraient consacrés à les observer toute leur vie dans quelque ordre religieux, s’ils n’avaient conçu l’espérance de trouver, dans la société des missionnaires, à peu près les mêmes avantages que dans l’état religieux auquel ils voulaient se vouer» [22].

Le 4 novembre 1817, auprès du père Tempier, chargé de la formation des jeunes Oblats, le Fondateur insiste: «Puisque le nombre des jeunes gens qui composent la maison s’est augmenté, il faut que l’exactitude et la régularité croissent en proportion. C’est le moment de former l’esprit de la maison… Je tiens beaucoup à ce qu’ils donnent le bon exemple au Séminaire. Ils ne doivent pas perdre de vue que nous sommes une Congrégation de clercs réguliers, que nous devons être par conséquent plus fervents que de simples séminaristes, que nous sommes appelés à remplacer dans l’Église la piété et toutes les vertus des Ordres religieux, que toutes leurs actions doivent être faites dans la disposition où étaient les Apôtres lorsqu’ils étaient dans le cénacle pour attendre que le Saint-Esprit vînt, en les embrasant de son amour, leur donner le signal pour voler à la conquête du monde» [23].

Déjà Eugène de Mazenod considérait sa Société comme une «Congrégation de clercs réguliers»! Nous n’étions pas «religieux», mais, pour le Fondateur, nous devions en avoir l’esprit et la régularité. «Dans le Règlement du 25 janvier 1816, note le père Georges Cosentino, quoiqu’on n’y parle pas de vœux, on dit cependant explicitement: «Les Missionnaires doivent se proposer en entrant dans la Société d’y persévérer toute la vie. […] Chacun des membres prend envers elle [l’engagement] de vivre dans l’obéissance au supérieur, et l’observation des statuts et règlements» [24].

Le 11 avril 1816, un Jeudi Saint, le père de Mazenod et le père Tempier font un vœu d’obéissance réciproque. Le Fondateur écrit: «Mon intention, en me vouant au ministère des missions pour travailler surtout à l’instruction et à la conversion des âmes les plus abandonnées, avait été d’imiter l’exemple des Apôtres dans leur vie de dévouement et d’abnégation. Je m’étais persuadé que, pour obtenir les mêmes résultats de nos prédications, il fallait marcher sur leurs traces et pratiquer, autant qu’il serait en nous, les mêmes vertus. Je regardais donc les conseils évangéliques auxquels ils avaient été si fidèles, comme indispensables à embrasser, pour qu’il n’en fût pas de nos paroles, comme je ne l’avais que trop reconnu, des paroles de tant d’autres, annonçant les mêmes vérités, c’est-à-dire un airain sonnant et le son des timbales retentissantes. Ma pensée fixe fut toujours que notre petite famille devait se consacrer à Dieu et au service de l’Église par les vœux de religion… Bref, le père Tempier et moi nous jugeâmes qu’il ne fallait pas différer davantage, et le Jeudi Saint… nous fîmes nos vœux avec une indicible joie» [25]. Le père Joseph Fabre, dans la notice nécrologique du père Tempier, dira: «nous pouvons considérer cet acte comme l’initiation à la vie religieuse qu’ils seront si heureux de professer un jour» [26].

La fondation d’une maison à Notre-Dame du Laus, hors du diocèse d’Aix, le 8 janvier 1819, fit faire un pas de plus. Eugène avait compris que la Congrégation, en s’étendant, avait besoin de Constitutions. En août-septembre 1818, il s’était rendu à Saint-Laurent du Verdon et avait rédigé le texte, en s’inspirant beaucoup du bienheureux Alphonse de Liguori.

Le père de Mazenod discuta du problème des vœux avec les membres de l’Institut et, en faisant voter les scolastiques — les pères n’étaient pas tous d’accord — le premier Chapitre général, en 1818, accepta les Constitutions et l’engagement des vœux. Il y avait sept pères (Eugène de Mazenod, Henry Tempier, Pierre-Nolasque Mie, Noèl-François Moreau, Jean-François Deblieu, Emmanuel Maunier et Marius Aubert), et trois scolastiques (Hippolyte Courtès, Marius Suzanne et Alexandre Dupuy). Six furent favorables à l’acceptation des vœux. Le premier novembre 1818, dans la chapelle d’Aix, à la clôture de la retraite, eut lieu la première émission des vœux: obéissance, chasteté et persévérance. Deux préférèrent attendre, les pères Deblieu et Aubert [27].

Concernant le vœu de persévérance, diverses raisons motivèrent le Fondateur: d’abord, l’exemple d’Alphonse de Liguori qui l’avait inscrit dans ses Règles, et une raison historique car, à ce moment-là, les Évêques pouvaient, ou croyaient pouvoir, dispenser des vœux religieux émis dans des Congrégations à vœux simples.

Quant au vœu de pauvreté, Eugène de Mazenod ne jugeait pas son Institut prêt à l’accepter. Lui-même désirait ce vœu; il encouragea ses compagnons à «bien prendre l’esprit de la [pauvreté]» [28]. Les Chapitres à venir y verraient. Effectivement, le deuxième Chapitre général, le 21 octobre 1821, l’introduisit dans les Constitutions. Ainsi, en 1825, quand la demande fut présentée à Rome, pour l’approbation de l’Institut, les Constitutions comprenaient les quatre vœux.

Ces vœux, enracinés dans une solide vie communautaire, fondés sur un amour profond de Jésus Christ, sur la volonté, de «travailler sérieusement à devenir des saints, [à] marcher courageusement sur les traces des Apôtres,… [à] renoncer entièrement à [soi-même],… [à être] prêt à sacrifier [ses] biens, [ses] talents, [son] repos, [sa] personne et [sa] vie pour l’amour de Jésus Christ, le service de l’Église et la sanctification du prochain..». et aller vers les hommes, «combattre jusqu’à extinction», pour leur apprendre «ce que c’est que Jésus Christ» et «étendre l’empire du Sauveur» [29], voilà ce qu’est l’Oblat en 1826!

Le Fondateur lui demande également de vivre sous le patronage de Marie immaculée, d’être très bon pour les gens, surtout les pauvres, et d’être fidèle à la vie d’oraison: deux demi-heures chaque jour; au recueillement: «La vie entière des membres de la Société doit être un continuel recueillement»; à la mortification: «Les ouvriers évangéliques doivent aussi faire le plus grand cas de la mortification chrétienne, s’ils veulent retirer des fruits abondants de leurs travaux. Ainsi, tous les membres de la Société s’appliqueront principalement à mortifier leur intérieur, à vaincre leurs passions, à anéantir leurs volontés en toutes choses, tâchant, à l’imitation de l’Apôtre, de se plaire dans les souffrances, les mépris et les humiliations de Jésus Christ» [30]. Et, de plus, il ajoute: «Dans toutes les maisons où on le pourra commodément, on récitera les heures canoniales au chœur dans un grand recueillement d’esprit..» [31].

Un paragraphe de ces Constitutions, et qui demeurera jusqu’en 1966, mentionne les deux parties dans la vie de l’Oblat: une partie vouée à la prière et l’autre, aux œuvres extérieures. «Il a déjà été dit que les missionnaires doivent, autant que le comporte la faiblesse de la nature humaine, imiter en tout les exemples de Notre Seigneur Jésus-Christ, principal instituteur de la Société, et de ses Apôtres, nos premiers pères. À l’imitation de ces grands modèles, une partie de leur vie sera employée à la prière, au recueillement intérieur, à la contemplation dans le secret de la maison de Dieu, qu’ils habiteront en commun. L’autre sera entièrement consacrée aux œuvres extérieures du zèle le plus actif, telles que les missions, la prédication et les confessions, les catéchismes, la direction de la jeunesse, la visite des malades et des prisonniers, les retraites spirituelles et autres exercices semblables». Et la règle se termine: «Mais, tant en mission que dans l’intérieur de la maison, leur principale application sera d’avancer dans les voies de la perfection ecclésiastique et religieuse; ils s’exerceront surtout dans l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, l’abnégation de soi-même, l’esprit de mortification, l’esprit de foi, la pureté d’intention et le reste; en un mot, ils tâcheront de devenir d’autres Jésus-Christ, répandant partout la bonne odeur de ses aimables vertus» [32].

Dans la suite, le Fondateur insistera beaucoup, en ses visites et en ses lettres, et jusqu’à la fin, sur la régularité nécessaire à la vie oblate. À 74 ans, par exemple, il s’adresse à la Congrégation: «Grâces à Dieu, le plus grand nombre d’entre nous l’ont compris; mais, je le dis avec douleur, un très grand nombre encore laissent beaucoup à désirer à ce sujet… On dirait que, pour eux, nos Règles et nos Constitutions sont un livre fermé… Mais que font-ils donc de l’oraison…? À quoi leur servent [nos] deux examens de conscience… Ne trouvent-ils donc aucun aliment pour leurs âmes dans [le] saint Office… et dans le saint Sacrifice…? et ce jour de retraite de chaque mois, et ces exercices spirituels de chaque année, qui précèdent le renouvellement des vœux? Et cette confession au moins hebdomadaire, et cette direction, et ces conférences de la coulpe; en un mot, l’ensemble de cette vie de perfection qui suffirait pour former de grands saints dans l’Église de Dieu? Flens dico, c’est précisément l’abus de tant de grâces qui constitue l’infidélité… et qui explique ces désolantes apostasies dont nous avons à rougir» [33].

Comme évêque de Marseille (1837-1861), Eugène de Mazenod sera heureux d’accueillir plusieurs Congrégations religieuses sans son diocèse [34]; comme Supérieur général des Oblats, son principal travail sera d’approfondir et de faire approfondir l’engagement missionnaire et religieux de sa Société [35]. Les neuf Chapitres généraux qu’il présidera apporteront les explications nécessaires au développement et à la vie de l’Institut: par exemple, l’envoi de membres en missions étrangères (1831), l’acceptation de la théologie morale du bienheureux Alphonse de Liguori (1837), savoir «mettre notre Règle plus en harmonie avec les besoins de la Société et en rapport avec le plus vaste horizon qui s’ouvre» (1843), établir des provinces dans la Congrégation (1850), commencer la cause de béatification du père Dominique Albini (1856)… Et même ceci de vraiment caractéristique qu’Eugène affirmera en 1850: la nécessité «d’être parfait religieux pour être bon missionnaire» [36].

APRÈS LA MORT D’EUGÈNE DE MAZENOD

Après la mort du Fondateur, comment s’est développée la vie religieuse chez les Oblats et quelle est sa situation présente?

Dans l’ensemble et jusqu’après la seconde guerre mondiale (1939-1945), la Congrégation a grandi et sa vie religieuse s’est manifestée fidèle, bien affermie. L’expansion géographique fut intense: en 1861, les Oblats étaient 414; en 1995, ils sont 5,000 en plus de 60 pays. Les Constitutions et Règles sont demeurées substantiellement les mêmes; ce n’est qu’en 1966 que leur forme changera sérieusement [37]. Les Supérieurs généraux et les Chapitres s’efforçaient de répondre aux besoins de l’Église et du monde des pauvres; ils adaptaient la Congrégation à l’évolution du temps, ils fondaient de nouvelles missions, ils raffermissaient les liens de famille entre Oblats, ils cherchaient les moyens de mieux financer l’Institut, ils fondaient la revue Missions O.M.I., en 1862, ils promouvaient la collaboration des laïcs chrétiens par l’Association Missionnaire de Marie Immaculée (1893)… La vie religieuse elle-même, dans sa forme et dans son contenu, n’était pas touchée; elle faisait partie de notre être. On la vivait, on l’approfondissait et on l’adaptait aux nouvelles exigences canoniques (1908, 1926), aux circonstances extérieures comme les deux guerres mondiales, aux appels de l’Église (par exemple, l’engagement dans l’Action catholique, le développement des missions en Amérique latine). On y insistait beaucoup sur la communauté et l’esprit de famille, sur la dévotion à Marie, la nécessité de formuler la spiritualité oblate [38], de faire glorifier les saints oblats (Eugène de Mazenod, Dominique Albini, Vital Grandin, Joseph Gérard, Ovide Charlebois, le frère Antoine Kowalczyk…).

Pour le centième anniversaire de la Congrégation, Mgr Augustin Dontenwill rappela fermement le caractère religieux de l’Institut: «Nous affirmons, au nom de Dieu, de son Vicaire sur la terre et de notre vénéré Fondateur, que dans notre Congrégation, nous sommes religieux avant d’être missionnaires, religieux pour être des missionnaires surnaturels, religieux pour persévérer jusqu’à la mort dans les fatigues de l’apostolat. Le jour où nous cesserions d’être religieux, nous porterions encore le titre de missionnaires, nous remplirions des fonctions apostoliques, nous pourrions même être des convertisseurs d’âmes, mais nous cesserions néanmoins d’être dans notre vocation… Notre vénéré Fondateur voulut que, dans sa jeune société de missionnaires, la vie religieuse précédât, préparât et informât la vie apostolique» [39].

Encore au début de son généralat, en 1947, le père Léo Deschâtelets jouissait de cette atmosphère: «Nous avions à cette époque, note-t-il dans ses Mémoires, tant de solutions à donner à tant de problèmes! Jamais nous n’avons senti que nos décisions n’étaient pas reçues ou qu’elles étaient regrettées; au contraire. Pas de problème d’autorité ou d’obéissance à ce moment. La Règle décidait tout. Nous n’avions qu’à la rappeler en toutes circonstances..» [40].

Peu à peu, après la seconde guerre mondiale et le progrès technique et social qui s’ensuivit, la mentalité changea, et aussi le monde. C’était un monde nouveau; il requérait des changement majeurs. L’Église elle-même sentait ce besoin et le pape Jean XXIII convoqua le concile Vatican II. Il affirmait: «L’Église […] assiste à une grave crise de la société humaine qui va vers d’importants changements. Tandis que l’humanité est au tournant d’une ère nouvelle, de vastes tâches attendent l’Église, comme ce fut le cas à chaque époque difficile. Ce qui lui est demandé maintenant, c’est d’infuser les énergies éternelles, vivifiantes et divines de l’Évangile dans les veines du monde moderne; ce monde qui est fier de ses dernières conquêtes techniques et scientifiques, mais qui subit les conséquences d’un ordre temporel que certains ont voulu réorganiser en faisant abstraction de Dieu» [41]. Il disait son «complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin» [42]. Il voulait que l’Église «se tourne vers les temps présents, qui entraînent de nouvelles situations, de nouvelles formes de vie et ouvrent de nouvelles voies à l’apostolat catholique» [43]. «nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre époque, en poursuivant la route sur laquelle l’Église marche depuis près de vingt siècles» [44].

Cette volonté de mise à jour, de renouvellement sérieux, était demandée à l’Église et aussi, en même temps, à la vie religieuse. «La rénovation adaptée de la vie religieuse, disait le Concile, comprend à la fois le retour continu aux sources de toute vie chrétienne ainsi qu’à l’inspiration originelle des Instituts et, d’autre part, la correspondance de ceux-ci aux conditions nouvelles d’existence. […] Il faut donc réviser convenablement les Constitutions, les «directoires», les coutumiers, les livres de prières. […] Une rénovation efficace et une juste adaptation ne peuvent s’obtenir qu’avec le concours de tous les membres de l’Institut» [45].

Effectivement, le monde est devenu un monde nouveau, un monde plus industriel et technique, un monde de spécialisation et d’efficacité, un monde de mentalité démocratique. Ce monde a laissé tomber la société unitaire, hiérarchique, pour s’engager dans une attitude pluraliste et libérale, il est passé d’une société aristocratique à une société égalitaire. Il n’accepte plus une croyance, une foi qui veut s’imposer. Et de même, il n’accepte pas facilement une autorité individuelle, il exige qu’elle soit associée à des groupes de conseillers. La société actuelle a cessé d’être stable; elle devient une société soumise au changement et demande des institutions de révision, de coopération et de progrès.

En même temps, à l’intérieur de la vie religieuse et selon les régions, l’individualisme et la promotion personnelle se sont développés. On est devenu plus critique, on réclame un travail d’évangélisation qui soit efficace, qui atteigne vraiment l’homme d’aujourd’hui, qui sache défendre la justice et la paix. En Occident, en relation avec cette culture moderne, les vocations à la vie religieuse, surtout apostolique, ont beaucoup diminué. Elles semblent ne plus répondre aux besoins des gens et n’être pas efficaces dans l’œuvre d’évangélisation. Il y a là un problème de foi mais aussi, et d’abord, un problème humain.

Chez les Oblats, cette crise de la vie religieuse fut ressentie. Ils demandèrent, en 1953, une nouvelle édition des Constitutions et Règles. Une commission postcapitulaire fut constituée à cette fin. Elle devait présenter un projet de texte révisé au Chapitre suivant. Le Chapitre de 1959, qui dura près de deux mois, étudia longuement le texte révisé, mais se sentit incapable de conduire le travail à sa fin. Il demanda de constituer une nouvelle commission qui préparerait un second texte révisé. Ce second texte fut remis au Chapitre de 1966. Alors, un tournant fut pris par la Congrégation: le Chapitre opta nettement pour une adaptation profonde au monde d’aujourd’hui. Il oublia discrètement le texte révisé — encore très marqué par les Constitutions de 1928 — et formula un texte entièrement neuf, avec un vocabulaire et des perspectives empruntés aux documents du Concile Vatican II. Le Chapitre de 1972 poursuivit la même orientation en votant deux documents: La Visée missionnaire et Les Structures administratives.

Le pas était franchi. La vie religieuse chez nous était entrée dans le monde actuel et décidée à faire face aux défis que ce monde lui présentait. Tout n’était pas parfait dans le nouveau texte des Constitutions de 1966; il était peut-être trop exclusivement dépendant du Concile et pas assez marqué par le caractère proprement oblat. Un équilibre était nécessaire. Il se fera peu à peu, en collaboration étroite avec l’ensemble de la Congrégation et aboutira au texte de 1982, un texte plus bref, moderne, et dans lequel Eugène de Mazenod est très présent.

Durant ces années, notre nombre a beaucoup diminué: en 1966, l’Institut comptait plus de 7 000 membres, il en compte 5 000 en 1995. Une diminution semblable est commune à l’ensemble des familles religieuses. Mais, plus que cela, des critiques étaient faites, de l’intérieur, sur notre vie religieuse elle-même: elle était trop «monastique», elle insistait trop sur la séparation entre la prière et les œuvres extérieures, elle manquait d’unité, elle ne tenait pas compte de la diversité et de la multiplication des travaux extérieurs… Et même, certains, très influencés par les modifications du monde actuel, remettaient en cause leur propre engagement religieux. En voici une exemple extrême: «Trois vœux, trois négations, … une véritable déconstruction du monde humain… Si les trois vœux séparent du monde, d’un monde humain, de l’homme concret et historique, comment ne pas conclure qu’ils déshumanisent? … Situé dans ce nouveau contexte culturel [après Vatican II], la vie religieuse se trouve littéralement en porte-à-faux. Elle qui visait à séparer du monde pour former de meilleurs chrétiens, voilà qu’une réévaluation du monde présente ce dernier comme requis non seulement à la pleine humanisation, mais également au salut chrétien et à l’Église. Dès lors, la déshumanisation que comporte la pratique des trois vœux cesse d’apparaître comme l’envers d’une divinisation…[les vœux] s’avèrent attentatoires à la vie chrétienne elle-même…».

On voyait encore la nécessité de la vie missionnaire mais, chez quelques-uns, on ne voyait vraiment plus la nécessité de la vie religieuse. En 1974, la question fut posée. La réponse de la Congrégation fut simple: un Oblat, dans la pensée du Fondateur et dans l’histoire de l’Institut, est un apôtre-religieux (prêtre ou frère [46]), un homme dévoué entièrement à l’évangélisation des pauvres et, à cette fin, consacré à Dieu par les vœux de religion. Pour affirmer davantage ce caractère, le Chapitre général de 1980 vota les deux réalités — la mission et la vie religieuse apostolique — comme formant la première partie des Constitutions, sous le titre: «Le charisme oblat». Autrefois, ces réalités constituaient deux parties distinctes. «Le changement a son importance. Il signifie clairement que le charisme oblat inclut tout autant le mode de vie religieuse de l’Oblat que sa mission apostolique dans l’Église. La vocation oblate est plus qu’un engagement missionnaire en faveur des pauvres, elle est d’abord un état de consécration à Dieu dans lequel s’enracine le service missionnaire» [47].

Les Constitutions de 1982 sont fidèles à l’idéal d’Eugène de Mazenod. Elles ont essayé de pénétrer la vie religieuse qu’il voulait, d’unifier davantage notre être et d’adapter notre réponse missionnaire aux besoins d’aujourd’hui. Pour l’Oblat, comme pour l’Église, l’entrée dans ce monde nouveau constitue une période difficile. Depuis 1947, des pas considérables furent faits. La Congrégation a pris davantage conscience de son passé, elle a pris conscience de ses valeurs profondes, elle tient à garder ces valeurs et à les vivre aujourd’hui, au cœur du monde actuel.

Le 26 août 1850, Mgr de Mazenod rappelait aux capitulants qu’il fallait que tout Oblat fût convaincu de la nécessité «d’être parfait religieux pour être bon missionnaire» [48]. Ces réalités sont vraies encore aujourd’hui. Avec le sacerdoce et le soutien communautaire du frère, elles constituent pleinement l’Oblat, «homme apostolique».

Fernand Jetté